Stevie • spirit bird

A même le béton glacial du garage sous-terrain, tes jambes sont recroquevillées sous ton propre corps et tes larmes roulent à torrent. Tes yeux sont grands ouverts. Ronds et fixes. Ils oscillent frénétiquement entre la silhouette échouée dans tes bras et celles qui s’éloignent en courant. Tu hurles. A l’aide. A qui peut t’entendre. N’importe qui … Tes mains pleines de sang tremblent. Elle s’agitent sur la blessure de Nat. Elles tentent vainement de bloquer l’hémoglobine, retarder ce flux de sang bien trop imposant pour ne pas être inquiétant. Ta respiration est haletante, le sentiment d’impuissance te rend folle. Tu te penches vers son visage : “Non, non, non …. ! Tiens bon, je t’en prie Nat. Je t’interdit de me laisser. Tu t’accroches d’accord ? Je t’aime ! Je t’aime tellement …. !” Tes supplications sont incessantes.
Techniquement, vous ne restez pas longtemps seules. Tout se passe très vite mais pas assez à ton goût. Tu as l’impression qu’une éternité vient de s’écouler lorsque, enfin, le monde afflue. Lorsque, enfin, les autorités et les secours apparaissent. Des hommes en uniforme tentent alors de vous aider mais retirer le corps de Nat de tes bras ne semble pas une mince affaire. Ils doivent te rassurer, insister, presque te l’arracher. Mais hors de question que tu la quittes. Tu refuses que l’on t’examine, repousses chaque main qui ose venir se poser sur ta peau. Accompagnée de plusieurs secouristes, tu montes à l’arrière d’une ambulance. La même que Nat. Le contraire n’aurait pas été envisageable. Tu tiens péniblement droite, assise sur un minuscule siège à rabat. Tu entends les injonctions de l’équipe de secours. Tu essayes de comprendre mais seul un bruit sourd et presque “cotonneux” traverse la membrane de tes oreilles. Tu les vois remuer au dessus du corps de la brune avec urgence. Ton rythme cardiaque atteint des records. La peur au ventre te ronge de l’intérieur.
Le trajet pourtant particulièrement court et rapide te semble durer toute une vie. Le véhicule déboule aux urgences comme un bolide de course. Les ouvertures, les claquements de porte, le brancard qui se déplie, … autant de bruits particulièrement agressifs à ton oreille. Les odeurs se mélangent. Tu suis, ne sachant même pas comment tes jambes peuvent encore te porter. Tu as la nausée. Nat est envoyée fissa au bloc alors que, cette fois, tu es embarquée en salle d’examen. Cette séparation est une déchirure mais une infirmière particulièrement humaine arrive à t’apaiser. Elle te rassure. Nat est entre de bonnes mains. L’idée fait son chemin, atteint ta conscience et, comme un laisser-passer qui vient de t’être tendu, ton corps se laisse enfin aller.
Lorsque tu reprends conscience, allongée sur un lit d’hôpital, ton père est à ton chevet. Il te serre la main. Ton regard lourd pivote et se heurte à deux blouses blanches parfaitement immobiles. Leurs regards graves sont plus bavards que leurs bouches. Ton visage se chiffonne, ta lèvre inférieure tremble. L’un d’eux avance d’un simple pas. Symbolique peut-être. Et d’une froideur inqualifiable, il t’assomme : “Votre amie est décédée. Je suis désolée”. Tu sens la main de ton père qui serre la tienne un peu plus fort. Les médecins sont déjà loin. Auprès de la famille de Nat. Du moins tu l’espères. Tu les imagines aux petits soins. Avec eux. Car toi, au final, tu n’es rien. Officiellement, vous n’étiez rien d’autre que de simple amies. Tu n’avais aucun droit et ni aucun privilège. Tu n’aurais rien à dire pour la suite. Toi qui pourtant savais tout d’elle. Toi qui portais son coeur dans le tien. Toi qui lui avais promis amour éternel …
Vous aviez un jour rêvé de tout avouer à ton père et à sa famille. Ce jour ne viendrait jamais. Les larmes se sont remises à couler sur tes joues. Tu as l’envie profonde de hurler à nouveau mais les calmants coulant dans ton sang t’en empêche. Ta voix restera là. Coincée dans ton ventre et ta poitrine. Juste là où un trou béant venait de faire son apparition et changerait à jamais le cours de ta vie. “Tu sais que tu vas devoir témoigner n’est-ce pas ? Ils doivent payer. Pour ton amie et tous les autres …” Le regard vissé au plafond et les larmes qui n’en finissent pas de couler, tu hoches simplement. Tu parlerais. Tu savais qu’il ne pouvait pas en être autrement. Pas avec ton père. Et puis qu’importe les menaces …  

---

Les jours sont passés. Les semaines ont défilé. Dans ta tête, des images hantent en boucle tes nuits. Le bruit t’es devenu insupportable. Tout te fait sursauter et les cernes sur ton visage indique clairement l’épuisement dans lequel tu es plongée depuis ce jour tragique. Le sommeil ne veut plus de toi. Toi non plus d’ailleurs, tu ne veux plus de lui. Au fil du temps et des psy ayant croisé ton chemin, tu as fini par en envoyer balader un bon nombre avant de trouver celle qui te fallait. June Hewitt-Langa était avant tout une cliente. Aujourd’hui, ce n’est pas uniquement en pierres que tu la fournis mais bien en états-d’âme meurtris. C’est elle qui t’a conseillée cette retraite silencieuse sur une petite île au large de Vancouver. Un petit havre de paix en pleine nature et en re-connexion totale avec son moi profond. Tu es partie presque sans rien dire, du jour au lendemain. Tu as réservé toutes les expériences chamaniques proposées sur place : hypnose, hallucinogènes, massage énergétique, kambo, ayahuasca, tabac sacré, … Ton corps et ton esprit en ont vu de toutes les couleurs. Littéralement. Tu es passée du meilleur au pire et inversement. Tu as voulu tout vivre. A fond. Aller à la rencontre de tes tripes, de tes démons. Exorciser ce qu’il y avait à exorciser, … Evidemment, le travail ne fait que commencer. Mais l’air de rien, les rencontres faites sur place ont eu un impact sur toi. Si tu étais déjà plutôt convaincue par les méthodes alternatives de soins et de vie, pour l’instant, tu ne jures plus que par ça. Cela te donne cette douce impression d’être entourée par une force supérieure. Quelque chose de plus grand. Quelque chose qui donne un sens à tout le reste. Même au pire. Tu es persuadée que Nat est toujours là, près de toi, régulièrement. Peu à peu la terreur s’efface. Ou du moins, tu le penses … Nul ne sait encore vraiment si tes traumas se guérissent véritablement ou s’ils sont juste bien caché sous une couche de bouquins d’épanouissement personnel, de cristaux et d’encens.

Lorsque tu descends de la voiture et que ton chauffeur Uber dépose ta valise à tes pieds, ton regard a déjà reconnu l’imposante silhouette de ton père, plantée au beau milieu du petit chemin de terre battue menant au porche de ta maison. Tu remercies le jeune homme, glisses un généreux billet dans sa main et rejoins le paternel qui se hâte déjà de te décharger. Tu souris simplement. Tu n’as pas encore retrouvé ton débit de parole habituel et, l’air de rien, tu t’es plutôt bien habituée au silence de ces dernières semaines. A voir combien de temps cela durerait. “Je t’avais dit de me dire quand tu atterrissais ! Je serais venu te chercher moi-même.” Il attrape ton menton pour faire pivoter ton visage et le scruter avec insistance. Un léger mouvement de tête et tu t’en défais. “Je vais bien ‘Pa.” Dépossédée de ta valise et de ton sac de voyage, tu suis ton père qui rejoint la porte d’entrée et trimbale ton bardas comme s’il s’agissait d’une formalité. En bas des quelques marches, tu t’arrêtes. Ton regard se fixe sur la silhouette d’une belle brune installée dans l’un des petits fauteuils sous le porche. Jambes légèrement surélevées et pieds croisés sur la rambarde. Andrea … Sa présence t’intrigue. Aux dernières nouvelles, elle n’était plus en ville. Même plus dans la police. Du moins, c’est ce que ton père t’avait raconté entre quelques autres potins de flics dont tu avais fini par connaitre pas mal de détails. Vos visages se scrutent en silence. A chaque fois, c’est pareil … : sa beauté te surprend toujours mais son minois boudeur dégage une énergie si négative que tu sais devoir t’en éloigner. Pour ton bien. Pour ton équilibre. Alors la voir ici, sur ton terrain, si proche de ta bulle et après avoir rechargé tes batteries, ce n’était pas la meilleure des découvertes. “Qu’est-ce que tu fais là, Andy ?” Tu attends des réponses. Elle, se contente d’hausser les épaules et de te rediriger vers ton père en un simple mouvement de tête. Clairement, sa visite n’était pas de courtoisie, ni son idée. “Flores va rester avec toi un moment” Tes sourcils se chiffonnent “Pardon ? Comment ça un moment ?” Tes pupilles jouent au ping pong entre eux deux. “On en avait parlé Stevie. J’ai pas trop eu le choix de te laisser partir à ton camp de hippies mais maintenant c’est toi qui n’as plus le choix. Andrea sera ton ombre dès aujourd’hui et ce jusqu’au jour du procès.” Tu tombes des nues. Oui, il en avait parlé. D’une certaine surveillance. Tu avais imaginé un système de caméra dans le jardin mais rien de tel. “Je … c’est …” Essayez de parlementer avec ton père était cause perdue. Tu grimpes les quelques marches du perron et rejoins la brune. Au passage, tu pousses doucement ses jambes, l’incitant à retirer ses bottines de sur la peinture bleu-ciel de la rambarde. “Ne me dis pas que tu n’as pas plus intéressant et plus important à faire que de jouer les baby-sitters pendant autant de temps ??” Andrea lâche un rire presque dépité. Son regard croise celui de Joe De Luca. La sévérité qui en émane la dissuade de s’allier avec sa fille. “Plus important, j’sais pas. Plus intéressant, surement.” Blanc. Elle inspire. “Mais j’ai des ordres. C’est tout.” Effectivement, c’était tout … Il n’y avait pas eu à débattre davantage. Ton père avait dicté ses règles et Andrea, accompagnée de son partenaire à 4 pattes, avait pris possession de la chambre d’amis le jour même.
Les 6 prochains mois de ta vie allaient changer radicalement. Ils allaient te titiller, te tenter, te rendre folle. 6 mois dans une lignée de destin que tu n’avais clairement pas soupçonné ...