nobody puts baby in the corner (neela)

Aujourd’hui, c’est la première fois que Caleen se fait couper les cheveux. Depuis bébé, nous avons toujours voulu lui faire garder ses petites bouclettes, mais avec le temps, il fallu couper un peu pour que ses cheveux soient plus beaux. Elle est restée sage sur le siège chez le coiffeur, postée sur son réhausseur pour être à la bonne taille et se voir dans le miroir. Assise plus loin, je me suis contentée de la regarder discuter avec le coiffeur, le sourire aux lèvres. Cette enfant est sans doute ce dont je suis la plus fière. Nous avons eu beaucoup de chance Zahara et moi, de pouvoir adopter ce petit bout. Elle avait presque deux ans lorsque j’ai enfin pu serrer contre moi. Sa mère était une junkie qui avait consommé de la drogue pendant sa grossesse, et il a fallu que la petite fille soit sevrée avant d’être placée à l’adoption. Elle a eu une première famille avec qui ça ne s'est pas bien passé, avant de nous rencontrer. J’avais commencé les démarches juste un peu avant de rencontrer Zahara, et ça a été comme une évidence, elle m’a rejointe dans l’aventure, et j’ai immédiatement su que c’était avec elle que je voulais fonder une famille. Je ramasse discrètement une mèche des cheveux de Caleen, tombée sur le sol pendant que le coiffeur continue de discuter avec elle. C’est une enfant pleine de vie, espiègle, curieuse et très bavarde.
En rentrant, je laisse ma fille raconter son expérience à sa mère, pendant que je vais déposer la petite mèche de cheveux dans cette boîte à trésors que je garde précieusement sur une étagère en hauteur de notre dressing. Je n’ai véritablement rien à cacher, mais il y a là tout un tas de bricoles qui me ramènent instantanément à des souvenirs…

La nuit tombe et il commence à faire frais. Je n’avais pas prévu de rester là pendant une heure, statique, à attendre que Sana veuille bien pointer le bout de son nez. Je sais que c’est difficile pour elle, qu’elle doit toujours user de nouveaux stratagèmes pour arriver à sortir, en faisant le mur la plupart du temps. Sa famille est très protocolaire, attachée à la religion du côté quasiment extrême. Alors forcément, je sais que je dois être patiente. L’attendre là, encore, même si elle ne répond pas à mes sms. Nous sommes arrivés de San Diego mes parents mon frère et moi, seulement il y a quelques mois, je venais tout juste de réussir mon diplôme de fin d’études, et c’est ce moment que mes parents ont choisi pour déménager à Los Angeles. De nature sociable, j’ai vite rencontré des personnes du même âge que moi, été accueillie à des soirées, et c’est comme ça que j’ai rencontré Sana. C’était une des amies de la fille avec qui je correspondais sur les réseaux sociaux depuis plusieurs mois. Ça a été comme une évidence, elle m’a sourit et j’ai tout de suite su. Mais sortir avec Sana, c’était aussi accepter le bagage familial qu’elle se traînait, et attendre, comme aujourd’hui, pendant plus d’une heure qu’elle arrive à se dépatouiller. Et quand enfin je sens ses mains se poser sur mes yeux, son parfum qui enivre mes narines, je sais pourquoi j’ai attendu. Retrouver son étreinte, ses lèvres, le son de sa voix et l’éclat de son rire. C’est pour tout ça que je suis là. La brunette attrape mon poignet et me demande de fermer les yeux. Je sens la fraîcheur du métal fin qui entoure ma peau, et lorsque je réouvre les yeux, je peux découvrir ce fin bracelet qu’elle m’a acheté. Son premier cadeau, et probablement le plus significatif.
Nous sommes restées trois ans ensemble, et pour les jeunes adultes que nous étions, c’était déjà beaucoup. Mais la vie étant, son acharnement pour sa carrière dans la police, mes envies de voyage, j’ai eu l’impression de lâcher sa main. J’ai été à l’initiative de notre rupture, j’ai fait du mieux que j’ai pu mais je sais que je l’ai beaucoup blessée et je m’en suis voulu longtemps. Mais le temps a passé, et les blessures s’estompent pour ne devenir que de lointains souvenirs. Comme ce bracelet qui glisse entre mes doigts fins, avant que je ne le repose au fond de cette boîte.


Il est sur le point de partir. Ses sacs sont prêts, c’est mon père qui va l’accompagner à l’aéroport. Il est tout juste majeur, mais pour moi, ça reste un bébé. Un bébé qui s’apprête à parcourir le monde. Ezekiel est mon petit frère mais c’est bien plus que ça, c’est aussi mon meilleur ami, et sans doute celui qui je pense renferme la plus belle âme sur cette Terre. Il a toujours été doux et attentionné, plein de vie et ce petit mot pour rire ou pour rassurer. J’ai longtemps été protectrice avec lui, maintenant, c’est presque équivalant. Les bras croisés, adossée à un mur plus loin, je le regarde serrer notre mère dans ses bras, alors que je reste en retrait. Je n’ai pas envie que ce moment arrive, pas envie qu’il s’en aille, et pourtant, c’est pour réaliser son plus grand rêve de parcourir tous les océans de la planète. Il s’approche de moi à pas de loup, sachant très bien que je me retiens de pleurer à chaudes larmes. « Tiens, une promesse est une promesse. » Il me tend un petit paquet que je prends délicatement entre mes doigts. « C’est fragile. Ouvre-le quand je serai parti. » Je secoue la tête avant de lui répondre. « Sauf si je te séquestre et que tu pars pas. » C’est égoïste je sais, mais il va me manquer plus encore ce que je peux imaginer. Il approche encore et je fonds dans ses bras, retenant mes larmes au maximum. C’est sans doute une des séparations les plus marquantes de ma vie. Une fois la porte refermée, j’ouvre le paquet et découvre une petite boîte en métal. Je l’ouvre et découvre avec stupeur : des dents de lait. J’ai un hoquet de surprise, avant de me rappeler, et qu’un rire nerveux ne vienne s’échapper de mes lèvres. Quand il a perdu sa première dent, à sept ans, il m’avait dit ‘promis, je te donnerai la prochaine, pour que tu puisses avoir les sous de la petite souris toi aussi’. A douze ans, je ne croyais plus à la petite souris depuis longtemps, et je me suis contentée de sourire. Mais il ne m’avait jamais donné ses futures dents tombées pour autant. Je lui envoie immédiatement un sms Pourriture, tu me files tes dents maintenant qu’elles valent plus rien ! Mais en réalité, le souvenir était bien plus précieux que le cadeau en lui-même. Celui d’un frère qui aurait tout donné pour sa soeur, et inversement.

Des amies, j’en ai eu un paquet, j’ai toujours été le genre de fille sociable à se faire un tas d’amis. Mais des amies aussi solides qu’elles, jamais. Elles sont les premières et seront sans aucun doute les dernières. C’est sur les bancs de la fac qu’est née la première conversation féministe. J’avais beau avoir un an (et demi) d’avance, je n’avais pas les idées moins droites pour autant. La cause des femmes a toujours été une lutte pour laquelle j’avais envie de me donner à cent pour cent. Mais quand on a dix-huit ans, on sait pas toujours par quelle corne prendre le taureau. Et leur discussion houleuse ce jour là m’a donné envie de donner mon point de vue. Point de vu partagé, et qui m’a donné un vrai passe droit pour entre dans leur club très privé. J’avais envie de tout donner pour me battre à leurs côtés, mon temps, mon énergie, et tout ce qui serait en mesure de faire bouger les choses. Je me souviens de ce jour de manifestation pour les droits des femmes, il y a quelques années. Un abruti - qui croyait sûrement que les femmes n’étaient que des sous merdes - avait eu la bonne idée de se saisir d’une poignée de pierres pour les lancer sur la foule. J’ai reçu une de ces pierres sur le coin de l’arcade, faisant saigner instantanément mon visage. Et, comme si j’allais me vider de mon sang d’une seconde à l’autre, les filles sont toutes arrivées en panique autour de moi. La douleur était supportable, mais je ne voyais plus grand chose. Kate a déchiré une manche de son t-shirt pour s’en servir de compresse et calmer l’hémorragie. Molly a fendu la foule pour aller mettre une droite à l’abruti qui avait lancé les pierres, Barb’ a immédiatement sorti son téléphone pour commander un Uber pour m’emmener à l’hôpital, Lila me demandait sans cesse si j’avais mal, elle tenait ma main et me rassurait comme si j’allais m’effondrer à tout moment. Et Klara elle, a ramassé la pierre légèrement ensanglantée à même le sol, et l’a posée au creux de ma main en me disant « Les aventures forment la jeunesse. » Je me souviens de son regard puissant, de son esquisse de sourire qui a appelé le mien. Il me reste une petite cicatrice de ce jour là, mais il me reste aussi et le souvenir, rattachée à cette petite pierre qui dort encore dans cette boîte.

« Neela, tu veux bien gérer les devoirs avec Caleen ? J’ai une conf’ call dans cinq minutes. » Je referme la boîte après y avoir déposé la mèche de cheveux de ma fille, range le petit carton à sa place en prenant soin de refermer l’armoire, et rejoins le salon pour m’occuper des devoirs de notre fille. Mon couple avec Zahara bat de l’aile ces derniers temps, elle n’utilise plus de surnoms mignons lorsqu’elle s’adresse à moi. Mais il n’est pas question que Caleen soit prise dans les problèmes de ses mamans. Des problèmes d’adultes.