Au niveau d'la pharmacie, juste à côté du café // Eddy Snow

Avec lui, il y avait elle. Elle qui, muni de son ventre arrondi, pleurait silencieusement sa vie mourante.  Il la mangeait doucement de l’intérieur, dévorant tout sur son passage. Un être, un démon, qui grandissait dans son être. Elle allait donner naissance au fils du diable sans nom. Auquel elle s’était éprise, ignorant les lois de Dieu, qui la conjurait de ne pas le faire. Elle avait succombé au poison d’un être ignoble. Mais elle était amoureuse, éperdument. Comment résister au charme de Satan ? Il lui offrait des fleurs, des promesses, des baisers. Là où sa famille ne voyait qu’une abomination, elle y trouvait un nouveau bonheur. Celui défendu. Celui contre laquelle tous devaient se battre selon le livre sacré. La luxure, l’envie, le plaisir. La vie en somme. Mais ce qu’elle avait oublié, ce qu’y l’avait tué, fut qu’elle n’était pas réellement heureuse. Sous un sortilège oui. C’est ainsi qu’on l’avait rejeté. Elle était maudite, marquée de l’étoile. Elle « sorcière ». Elle « pécheresse ». Elle. Alors, avant lui, il y avait elle. Elle qui, du bout des doigts, caressait sa peau tendue sous sa tunique. Elle n’a plus rien. Plus rien qu’un enfant qu’elle ne veut pas. Mais si elle le tue, elle ne pourra jamais se repentir. Alors, elle compte le laisser naître. Et l’abandonner. Puis elle partira. Elle trouvera une vie saine, une vie simple. Elle ne se laissera plus jamais tentée. Elle ne succombera plus.  Cela ne lui fait même pas mal. Il n’est pas son fils. Il n’est que la progéniture d’un démon. D’un diable à tête humaine. D’une créature au sens d’homme.

Puis, il arriva. Un jour de Noël. Un jour où la prière devait être dite. Or son nom, sa famille l’avait supprimé. Elle criait, pleurait, se débattait. Que la douleur cesse ! Qu’il arrive ! Mon dieu ! Enfin le voilà. Tout d’abord, il y eu la peur de son cri qui n’arriverait pas. Le médecin aussi, tapa le dos du nouveau né. Et il hurla. Elle, prise encore dans la fatigue de son acte biblique, soupira qu’on le taise. Les infirmières l’ignorèrent. On prit soin de lui. On le couvrit d’une couverture. Puis, on demanda un nom. « Il n’en a pas. » répondit-elle, sèchement. Il était le fils de diable en personne. Et nommer un tel être d’un nom tel que le sien serait revenir à le reconnaître. Or, elle ne le voulait. Un prénom alors ? « Edward. » Cette fois, elle ne pouvait s’en empêcher. Elle le haïssait de tout son être. Elle les haïssait. Tous les deux. Ces deux hommes qui lui avaient volé sa vie. Ces deux hommes qui l’avaient réduite à la gueuse sans famille. On ne chercha même pas à donner le bébé à sa mère. On les éloigna immédiatement. L’orphelinat de la ville contactée, récupéra le bambin quelques jours plus tard. Sa mère était déjà partie. Elle avait remis ses vêtements, avait quitté les lieux, pour un pèlerinage long et éprouvant. L’enfant était orphelin. Il était abandonné. Il allait vivre dans la hantise de parents qui ne le voulait pas. Une erreur oui. De celle qui ne s’oublie pas. De celle que l’on ne peut pas supprimer.

Le demi-démon faisait peur. Il était silencieux, étrange. Il regardait les autres avec des yeux éteins. Son aura était noir, son visage aussi pale que de la neige. Snow. Comme les flocons. Snow. Comme le froid. Il n’avait pas de nom. Juste une appellation. Pour que cela soit plus simple. Oui, le petit diable effrayait. Son air toujours lointain, dans l’au-delà. Son ombre, ses pieds si légers, que l’on ne voyait pas, que l’on entendait à peine. Il déambulait dans les couloirs, peau nue sur le sol. Il naviguait entre les chambres, observait les autres, fuyait les adultes. Il ne pleurait jamais. Il ne parlait jamais. A tel point qu’on le pensait muet. On lui criait dessus, le giflait qu’il devait répondre. On le regardait de haut, le traînait par le poignet pour lui faire comprendre. Il restait enfermé, ne voyait le jour que lorsqu’il devait sortir. Il tenait du bout des doigts les tâches ménagères. Mais il les faisait tout de même. Son teint de nacre, ses yeux noirs. Au Moyen-âge, il aurait été saigné en place public. Fils de sorcière, incarnation de l’enfer. Pourtant, il ne sentait pas agressif. Il ne l’était pas. Il était simple, perdu, sans passé, sans futur. Il vivait car on lui avait donné la vie. Mais il n’avait rien d’autre que cela. Rien d’autre que sa vie. Au prix minimum.

Mais le déchu rencontra bientôt ce qui allait lui donner une raison d’exciter. Une porte de l’orphelinat que personne n’empruntait et une professeure, assise à un piano, qu’un air de comptine d’enfant entourait. Elle sursauta en entendant la porte s’ouvrir. Et un tendre sourire s’étira sur ses lèvres. « Eddy, tu m’as fait peur. » Oui, il faisait peur. A tout le monde. Même à la seule qui ne lui avait jamais fait de mal. Il entra dans la pièce, décoré sommairement. Il y avait des masses informes un peu partout, que la lumière clignotante du soleil éclairait avec difficulté. « C’est l’ancienne salle de musique. Avant, il y avait une chorale à l’orphelinat. – Une chorale ? » Quel âge avait-il ? Six ans tout au plus. D’un pas hésitant, il se rapprocha d’elle. Elle sourit tranquillement, lui demandant s’il aimait la musique. Timidement, il hocha la tête. Et les premières notes d’un célèbre morceau s’éleva dans l’air. Il l’écouta alors, bercé par les notes qui tourbillonnaient autour de lui. Oh, le petit diable aime Mozart. Qui l’aurait cru ? Tout s’arrêta. Et d’une main tendre, le professeur caressa les cheveux du plus jeune. « Tu aimerais apprendre à jouer du violon ? – Du violon ? – Oui… Du violon. » Ce n’était pas son instrument principal, le piano. Elle jouait du violon depuis son enfance. Et le garçon ressemblait à cette petite fille esseulée, qu’un violon entre les mains avait rendue humaine.

Il s’était épanoui avec. Il avait compris, en quelques leçons, les fondements. Il avait commencé à jouer. Il y passait son temps, ses devoirs, ses tâches ménagères. Toujours accompagné de celle qui lui offrait la possibilité de vivre. Il grandit, se démarqua, devint beau. Même aux yeux de ceux qui, avant, le traitaient de spectre. Ses obscurs orbes s’emplirent de merveilles. Eddy Snow avait un nom, un visage, une raison de poursuivre. Entre ses doigts, les airs de Vivaldi devinrent une galaxie, les nocturnes de Chopin s’assouplirent sur une toile. Au rythme du métronome, il se poussait toujours plus loin. Mais un tout qui va si bien, s’effondre comme un jeu de carte. Sa professeure fut renvoyée, jugée incompétente. Première querelle et énième claque avec ses adultes trop coincés. Il perdit aussi son bien le plus précieux. Un élève, assommé ou jaloux de le voir réussir, détruisit son instrument devant ses yeux. Pourquoi ? Car il n’avait pas à briller, tandis que d’autres restaient dans le noir. Sa musique fut interdite. Aussitôt, il se remit à mourir. De loin, il en voyait qui se rapprochaient, qui s’amourachaient, qui se liaient. De sa nouvelle solitude jaillit un torrent de désespoir. Seul, mal aimé, il n’avait plus rien. De nouveau. Comme elle, bien avant.

Jusqu’à ce qu’on lui chuchote qu’on l’aimait à l’oreille. Il n’y avait pas cru. Qui pouvait tomber amoureux du fils du diable ? Qui aurait la folie d’aimer celui que l’on redoute ? Pourtant, le regard sincère de son colocataire de chambre ne pouvait lui mentir. Il le laissa bercer dans ses bras. Il se laissa mourir sous ses caresses. Il apprit à sourire doucement, alors qu’il sentait ses pressions douces sur sa peau. Petits gestes camouflés sous la table, baiser volé avant de partir au lycée, câlin tendre sur le lit. Eddy n’en oubliait pourtant pas sa tristesse irréparable. Son manque profond qui courait dans sa poitrine. Alors, même si l’autre tentait de toujours un peu plus le rassurer, il n’était jamais totalement présent. La première demande tomba un soir où le fils sorcier tentait de trouver le sommeil. Il faisait sombre dans la chambre, la nuit tombée protégeait de tout. « N-Non, je… - Aller… Eddy… » Il frissonna. La main se balada sur sa hanche, son ventre. Il l’aimait. Il l’aimait oui, il en était sûr. Mais il n’en avait pas envie. Pourtant, il ne bougea pas. Il pleura doucement en le sentant faire. Mais il l’aimait. Alors, pourquoi pleurait-il ? La première fois, sans doute. Oui, c’était parce qu’il s’agissait de la première fois. Mais toutes celles qui suivirent furent similaires. Longues, éprouvantes. Mais il lui chuchotait des « Je t’aime » à l’oreille. Il lui répétait qu’il l’aimait. Alors, il y croyait. Qu’avait-il d’autre de toute façon ? Il voulait lui faire plaisir. Il devait se taire. Il le fit. Même lorsqu’il sentit d’autres mains sur lui. Même lorsqu’il entendit d’autres voix. Le petit démon avait plié. Il était sous leur contrôle. Et il ne réagissait même pas.

« Dégage ! » Mis dehors, à peine âgé de dix-huit, il se retrouve de nouveau seul. La loi oblige les orphelinats à verser une pension à ses résidents sans logements à sa sortie. Sans études, uniquement muni de son violon racheté en vendant son corps à ses camarades de couloir. Il se dégote un studio pourri dans l’un des quartiers les moins chères de la ville. Là, il construit ce qu’il peut. Un canapé-lit trouvé dans une décharge, des affaires de cuisines récupérer de sa voisine qui partait en abandonnant ses ustensiles. Il s’en sortait. Tant qu’il avait son violon, tant qu’il pouvait jouer, il le ferait. Les études étaient chères. Et rapidement, sa pension disparue. Bien sûr, il fallait s’y attendre. Les factures et les loyers s’accumulèrent. Son dernier recours fut de rentrer dans le réseau de vendre son corps. Comme avant. Comme tout ce qu’il avait fait avant. C’était tout ce qu’il pouvait faire de toute façon. Là où il avait déposé son curriculum vitae, partout, à chaque fois, les réponses avaient été catégoriques. Peut-être qu’eux aussi sentait cette aura sombre autour de son corps. Dans tous les cas, il se retrouvait trop souvent à traîner dehors le soir. Toujours aussi silencieux dans sa démarche. Toujours aussi discret. Pourtant, il n’y avait que lui que l’on voyait sous son lampadaire.

Ce fut un jour de pluie qu’il le trouva. Rentrant du conservatoire, le parapluie calé sur son épaule, son étui dans son dos, il avait vu un carton sur le bord de la route. Rien de bien différent. Il en arrivait tout le temps. Alors qu’il allait passer à côté comme d’ordinaire, l’objet bougea. Eddy le savait, l’écriteau ne mentait pas. Il y avait un chien dedans. Un chiot. Mais le carton était trempé. Et le jappement lui fendit le cœur. Dans un geste habile, tenait son parapluie en équilibre, il s’accroupit. Ses mains relevèrent les pans qui s’effritaient. Aussitôt, une frimousse marron, blanche et noire se releva vers lui. Un chiot. Un bébé encore. Sa queue s’agitait frénétiquement alors qu’il regardait Eddy comme un sauveur. Clignant des yeux face à cette vision bouleversante de pureté, il sentit son souffle s’atténuer légèrement. Il n’avait ni les sous, l’espace pour s’occuper d’un chiot bouvier-bernois. Pourtant, contre toute attention, il se pencha pour le récupérer dans ses bras, le calant dans sa veste pour le réchauffer un peu. « Rain. » le nomma-t-il alors. « Bonjour. » Un petit aboiement lui répondit, alors qu’Eddy se remettait en route. Seuls les plus démunis peuvent s’occuper des plus démunis.

Le temps passa. Les choses se corsèrent. Il n’avait plus assez d’argent pour payer son loyer, alors que déjà, il ne mangeait quasiment plus. Rain et son violon étaient les plus importants, lui passait au second plan. Tous les soirs, il se faisait dans la boue pour revenir chez lui en morceau. Eddy essayait de faire tenir sa vie sur le petit bout de ce qu’il avait. Ses larmes menaçaient toujours un peu trop de débordées. Mais il ne pleurait jamais. Jamais pour de vrai. Seulement lorsqu’il devait le simuler pour ses messieurs. Parce que c’est ce qu’ils désiraient. A chaque fois que l’un d’eux refermé la porte du motel, le démon devenu grand tentait de ramasser son cœur en même temps que ses vêtements. Et il recommençait. Encore et encore. Pour tenir la rampe. Il déposait toujours des cv un peu partout. Mais on ne lui répondait jamais. Il n’avait personne au conservatoire, restant loin de tout le monde. S’éloigner, pour ne pas être blessé. Ne pas s’attacher. Ne pas prendre de repère. Déjà, il était trop fragile à se caler contre son chien toutes les nuits pour s’endormir. Eddy Snow. Le fils du diable, le nouveau né sans nom, le spectre des couloirs de l’orphelinat, la pute du trottoir d’en face. Eddy Snow. Le violoniste passionné, le bienveillant qui s’ignore, la fragile représentation d’un martyr.