Fleeting one - Meg & Renee

Pour être tout à fait honnête, tu ne comprends pas vraiment pourquoi tout ça prend autant de temps. Lorsqu’il s’agit de couples qui se déchirent, de conflits déclarés où ça tire à bout portant, et où chacun doit se battre pour faire valoir ses droits et ses revendications… Soit. Mais c’est Mark et toi. Vous ne faites pas les choses tout à fait de la même manière, vous voulez juste le meilleur l’un pour l’autre et vous avez une confiance mutuelle aveugle. Vous dînez ensemble encore plusieurs fois par semaine et il ne se passe pas un jour sans que vous ne vous parliez, voyiez ou – à minima – échangiez par texto. Le divorce, c’est une formalité, un bout de papier qui met un point final sur cette partie de votre histoire, mais rien de bien plus… Quoiqu’il en soit, les rendez-vous se multiplient, tout comme les piles de documents à remplir et les heures qui grignotent ton emploi du temps. Pourtant, tu es une bonne élève, sachant pertinemment que protester ne fera que repousser les choses et ralentir le processus, alors tu quittes l’hôpital un peu plus tôt, prête à affronter une nouvelle fois les avocats.

« Salut Alex ! Je suis en bas dans 5 minutes. » A l’autre bout du fil, ton avocat, d’ordinaire enjoué et réactif, se fait silencieux. Tu entends, au loin, à peine audible : « merde… » Le téléphone bloqué entre ton oreille et ton épaule, une main plongée dans ton sac à main qui cherche tes clés, tu ne comprends pas. « Alex ? » Tu t’installes au volant de ta voiture, sans allumer le contact, et attends des explications qui n’arrivent pas. « Meg… Je suis vraiment désolé. Angie a 40 de fièvre, j’ai dû aller la chercher à l’école. J’avais complètement oublié qu’on avait rendez-vous… Tu peux appeler Mark pour reporter ? » Tu soupires à ton tour, à la fois désolée pour la petite, et contrariée de ce nouvel imprévu. « Non… Tu sais quoi, ce n’est pas grave, j’irai seule ! » « Meg… » Aussitôt, la voix d’Alex t’interrompt, t’empêchant de te lancer dans une tirade expliquant pourquoi tu n’as pas vraiment besoin de sa présence. « Je suis pas sûr que ce soit une bonne idée, il y a des procédures… On ne sait jamais… Je préfère être là. » Cette fois ci tu ne plieras pas. Cette fois ci tu vas réussir à t’imposer, comme tu le fais si bien pour autrui. « Mais non, ça va aller ! Tu m’a dit toi-même que ce rendez-vous n’était pas important… Et puis c’est Mark, on lui fait confiance, pas vrai ?  Il n’y a pas de rai…» Tu es coupée une nouvelle fois dans ton élan, mais c’est, cette fois ci, par des pleurs que tu entends au loin. « Ok, ok, vas-y. Je dois te laisser. » Ton visage retrouve son sourire même si ton cœur de maman se serre. « Embrasse Angie pour moi, je t’appelle en sortant ! »

Tes escarpins claquent contre le marbre glacial du cabinet d’avocats. C’est un peu impressionnée que tu suis une assistante qui te conduit vers une salle de réunion immaculée. Contrairement à ce que tu affirmais haut et fort à Alex il y a quelques minutes à peine, tu es un peu nerveuse et cet environnement impersonnel – presque hostile – n’arrange rien. Plongée dans tes pensées, tu te sens un peu seule au monde, et l’arrivée imminente de ton ex-mari et de sa représente légale risque de ne pas améliorer cette sensation au fond de ta gorge. Des pas, quelque peu similaires aux tiens, te tirent de ta torpeur et il te sufit de tourner la tête vers la porte qui s’ouvre pour découvrir les traits de Maître Goddard. La gratifiant d’un sourire, l’un de ceux dont tu as le secret, qui ne laissent rien transparaître, tu dis, en te levant de ta chaise : « Bonjour ! Alexander s’excuse, il n’a pas pu se libérer pour aujourd’hui. J’espère que ce ne sera pas un souci. » Là, tu te sens un peu stupide, debout devant ton siège, sans raison apparente. Tes mains chassent les faux plis inexistants de ta jupe alors que tu demandes : « Mark est en chemin ? »

Tu serres la main de l’avocate en comprenant que vous avez été abandonnées par la gent masculine aujourd’hui. Tu ne sais pas vraiment pourquoi tu réagis ainsi, mais tu es absolument, totalement, intimidée par la situation, et la femme qui se tient devant toi. Pourtant, tu n’es pas du genre à perdre tes moyens. Si tu as réussi à impressionner la famille hyper exigeante de Mark en 10 minutes à peine, et qu’aujourd’hui encore sa mère t’appelle plus que lui, tu devrais être capable de faire face à Renée, à qui tu ne dois rien. « Il semble que ces messieurs n’aient pas notre assiduité pour mettre fin à votre mariage. Je n’ai pour l’instant pas de nouvelle de lui. Voulez-vous un café ou un thé ? » Tu en profites pour te rasseoir et réponds, sans quitter ton sourire de façade : « Un thé ne serait pas de refus, merci. »
Discrètement, alors qu’elle a le dos tourné, tu envoies un sms à ton futur ex-mari pour lui demander où il est, mais tes espoirs sont maigres. Vivre avec un chirurgien, c’est accepter qu’il puisse disparaître des heures entières après avoir été appelé pour une urgence. Les anniversaires de mariage, les cauchemars des enfants, les dîners entre amis… Rien n’est épargné, et il faut croire qu’un rendez-vous avez vos avocats n’est pas une exception à la règle. « Je suis désolée, ce n’est pas son genre de se défiler comme ça… Il doit être au bloc pour une opération plus compliquée que prévu. » Ton sourire se fait désolé. Ces mots, tu les a tellement prononcés, le plus souvent avec fierté et sans une once d’amertume, qu’ils te sont naturels. Mais rapidement, tu te rends compte du ridicule de la situation. « Mais… » Ta main glisse dans tes cheveux blonds, te donnant un semblant de contenance. « Pourquoi est-ce que je le défends ? C’est vous son avocate après tout… » Finalement, enfin, même, le mur se fend. Tu ris, frottant ton front du bout des doigts. « Moi je viens juste divorcer. » Non. Ce n’est pas ta responsabilité.

Là, après avoir eu ce flash, cette prise de consciente soudaine, tu commences à te détendre. Ton sourire se fait plus sincère, plus discret aussi, et tu t’adosses enfin confortablement dans ton siège. Plantant ton regard dans celui de la brune, tu sembles lui dire : Alors, on fait quoi maintenant ? Toi, tu es en terrain inconnu, sur tous les plans. Mais tu te refuses d’annuler le rendez-vous de toi-même. Après tout, ce n’est pas de ta faute. Toi tu es là, tu étais prête à signer à peu près n’importe quoi, alors c’est à elle de prendre les décisions qui fâchent.

« Je vais vous chercher cela. » Tu l’observes quitter la pièce, avant de relâcher une expiration, prenant subitement conscience que tu retenais ton souffle sans aucune raison valable. Ressaisis-toi, Margarita. Tes doigts tapent machinalement ce message que tu as composé tant de fois par le passé, même si l’espoir est quasi nul. Mark est à l’heure, ou il n’est pas. Il n’y a pas d’entre deux, et tu sais donc que s’il ne t’a pas précédée dans le cabinet de son avocate, c’est qu’il est retenu ailleurs. « Evidemment. Métier délicat. » Délicat, oui, mais s’il y a bien une chose que tu ne pourras jamais lui reprocher c’est d’avoir été un aussi bon docteur. Vous vous êtes rencontrés sur les bancs de la fac de médecine, tous deux habités par les mêmes rêves, les mêmes ambitions, et c’est peut être toi qu’on attendrait si le destin n’en avait pas décidé autrement. Mais même si ce n’est pas l’objet de votre séparation, trouver des excuses aux lapins posés par monsieur n’est plus ce qu’on attend de toi. « C’est ce qui est prévu en tout cas, le divorce. » On pourrait croire que la formulation de cette phrase te ferait douter, mais elle ne fait en réalité qu’installer plus profondément ton sourire apaisé. C’est bien ce qui est prévu.

Tu essayes de ne pas montrer ta déception en l’entendant te dire que vous risquez d’être contraintes de reporter le rendez-vous. Tu veux en finir avec cette histoire. Ca traine, et c’est beaucoup plus douloureux que ça ne devrait l’être. Car malgré la relation que tu entretiens toujours avec Mark, et l’équilibre que vous avez trouvé avec les enfants, cette paperasse à n’en plus finir, c’est autant de piques qui te rappellent l’échec de votre mariage. Qu’on te traite de vieux-jeu, mais les vœux d’éternité, tu y croyais vraiment, et tu comptais bien t’y tenir. « Ou bien... La dernière solution, si vous avez totalement confiance, aucune contrainte évidemment, s’il n’est pas là au bout des vingt minutes, est que vous signez les documents, je lui ferais signer à son tour dès que je le verrai et je transmettrai une copie à votre avocat. » Voilà. Tu savais que vous pourriez vous arranger. « Très bien, faisons cela. » C’est toi qui as le plus à perdre dans l’histoire, et tu es absolument prête à prendre ce risque, qui n’en est pas un, en réalité. Tu n’es pas avocate, ni juriste, ni quoique ce soit qui ressemble de près ou de loin à ces professions, mais c’est tout de même en partie ce que tu fais toute la journée. Tu relis des contrats d’assurance, des documents juridiques hospitaliers, et les expliques aux familles de petits patients qui ont d’autres chats à fouetter qu’essayer de les déchiffrer. Tu es donc plutôt à l’aise avec le jargon légal et confiante dans l’idée que tu ne te feras pas totalement arnaquer. Mais tu n’en doutes pas, de toute façon.

« Sentez-vous libre de vaquer à vos occupations pendant que nous attendons… Vous devez avoir mieux à faire. » Va savoir pourquoi tu te sabordes de la sorte. La dernière fois que tu as autant perdu tes moyens devant quelqu’un, tu n’avais même pas 20 ans, et tu rencontrais [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] pour la première fois. Et ça, ce n’est pas bon signe, pas bon signe du tout… Ou peut-être que si, finalement ? L’espace d’une micro-seconde tu fermes les yeux, et essayes d’imaginer ce que feraient les personnes de ton entourage dans une pareille situation. Immédiatement, c’est l’image de [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] qui apparaît dans ton esprit, mais tu la chasses très rapidement, refusant catégoriquement de dégrafer ta blouse, car c’est ce qu’elle suggèrerait sans l’ombre d’un doute. Tu préfères prendre exemple sur sa blonde et tentes une approche un peu plus subtile. « Et puis... Je ne voudrais pas qu’on m’accuse de corrompre ou de détourner la partie adverse.» Evidemment ça marche beaucoup moins bien avec toi. Tu n’as pas sa voix suave, son aplomb à toute épreuve et son sourire narquois. Mais au moins, tu pourras faire l’innocente et prétendre être très sérieuse. Et le rose te monte aux joues. Heureusement que le ridicule ne tue pas.

Ton stratagème ne fonctionne pas, pire il se retourne contre toi. A tes joues rosies s’ajoute un cœur qui s’emballe sous des émotions multiples, contradictoires, et entraînées par ton embarras en tête de file. « Comment pourriez-vous me corrompre ? Sérieusement ? Personne ne vous force à signer, à accepter, à baisser les bras en face d’un homme absent. Mais si je peux me permettre, ou vous avez choisi un très mauvais avocat ou vous avez une soumission qui s’étend au-delà du pacte du mariage. » Ses mots te font l’effet d’une douche froide, d’une gifle qui laisse une empreinte écarlate et brûlante sur ta joue. A quoi joue-t-elle ? Ce n’est pas tant son opinion sur Alex qui pique ton ego, les querelles professionnelles tu ne pourrais t’en soucier moins, mais le ton qu’elle utilise en parlant de Mark te serre la gorge. C’est son boulot de le défendre, merde ! Au lieu de ça, elle semble prendre ton mariage de haut, jugeant une situation qu’elle connaît à peine et piétinant au passage les vingt dernières années de ta vie. Peut-être que ce qui te blesse le plus, au final, c’est la vérité qui te brûle la peau à l’acide. Un mari qui brille par son absence, une fois de plus, et toi, plantée là, seule face à l’adversité.

« J’espère que vous n’avez pas prévu de fêter ce divorce par un bon resto, il ne le mérite pas. Le côté amiable n’est pas parfaitement équitable.» Tu sens la chaleur monter dans ton cou et tu as la désagréable sensation d’être de retour au lycée, forcée à faire une présentation devant la classe. Tu avais beau être une excellente élève, et une performeuse habituée aux regards braqués sur toi, la prise de parole en public a toujours été ta bête noire. « Je sais très bien ce que je fais. Ne vous inquiétez pas pour moi. » Tu te gardes bien de dire que ce n’est pas un dîner au restaurant que vous avez prévu, mais bien un dimanche entier en famille, dans l’idée peut être naïve de prouver que la signature d’un papier ne changera rien. Mais pourtant n’est-ce pas là tout l’intérêt d’un divorce ? C’est que vous n’avez rien compris, dans le fond. « Tout au plus, d’aller prendre un verre dans un lieu sympa pour tourner la page d’une façon pondérée. Voulez-vous un autre thé ou une autre boisson ? » Tu croises le regard de la brune, un instant, avant de laisser tes prunelles s’échapper aussitôt. « Le thé me va très bien. » Tu n’as pas franchement envie de prolonger le moment. Tu veux que les vingt minutes s’écoulent et t’enfuir d’ici au plus vite, te réfugier sous ta couette et embrasser tes enfants. Et peut-être enfin accepter de pleurer, car la menace plane, tu la sens poindre en catimini. Baissant les yeux pour observer tes mains, tu constates tristement que le bout de tes doigts frotte dangereusement tes phalanges, signe indéniable que ton corps fait rempart contre ton esprit. Avec les années tu as appris à reconnaître les symptômes de ton angoisse, mais ça ne veut pas forcément dire que tu es toujours apte à la faire disparaître. Tu as l’impression de pouvoir de dévisager de l’extérieur, comme si tu étais une troisième personne dans la pièce qui assiste silencieusement à la scène. Ton visage perd un peu de sa couleur, tes yeux se noient, tes lèvres dansent un tango effréné au rythme de la mesure que bat ton pied.  « Tout compte fait… Quelque chose de plus fort ne serait pas de refus. » N’importe quoi, pour te donner de la contenance et un peu de dignité. Tu finis par la regarder du coin de l’œil, te disant qu’il vaut mieux que tu te concentres sur quelque chose, quelqu’un, plutôt que sur tes entrailles qui se tordent. « Vous détestez toujours autant les clients que vous représentez ? » La question t’échappe. Est-ce ton côté protectrice envers Mark ? Ton incompréhension totale du personnage qu’incarne Renee ? Ou une manière détournée de courir loin du reste ?

note hj:

« Je suis désolée. Je n’aurais pas dû vous parler comme je l’ai fait. Je suis sortie de mon rôle. Je ne déteste absolument les clients dont je m’occupe. Et je veille sur leurs intérêts. » Tu hausses un sourcil, ne t’attendant probablement pas à avoir gain de cause aussi facilement. Tu as cette idée rigide du métier d’avocat, un peu incompatible avec des excuses aussi simple. Sans un mot, tu hoches la tête exprimant un peu de reconnaissance et indiquant que tu entends et acceptes ses regrets. « Je reconnais que je n’ai pas l’habitude de gérer des cas pareils. Votre séparation n’est pas conventionnelle. » Tu esquisses un sourire. Oui, vous ne faites pas les choses comme les autres, et tu en es fière. Un divorce n’est jamais une partie de plaisir, mais tu es confortée par le fait que le tien ne se fait pas dans la haine et le déchirement. Ça en révèle beaucoup sur vos personnalités respectives et le respect et l’affection mutuels que vous vous portez.

« Votre présence, seule ici, ne l’est pas non plus. Je ne parle même pas de votre désir de signer sans témoin pour vous épauler. » Ta bouche se tord en une moue mi-agacée, mi-résignée. Tu ne comprends vraiment pas pourquoi elle fait toute une histoire de cette affaire de témoin. Tu es majeure et vaccinée, depuis bien plus longtemps qu’elle à priori, tu n’es plus une enfant à qui on doit tenir la main. Tu sais ce que tu fais. Tu sais ce que tu signes. Et peut être qu’une part de toi préfère éviter de regarder Mark dans les yeux en mettant un point final à votre mariage. Tu ne sais pas si tu en serais capable. Ça devrait t’interpeler, mais tu te contentes de le mettre sur le compte de l’habitude de ta faiblesse. Ce n’est rien d’autre, évidemment. « Mieux vaut éviter l’alcool. » Tu soupires. Ce n’est pas ce que tu espérais entendre. Du bout des doigts, tu tires les dossiers vers toi et y jette un coup d’œil rapide. Tu balayes les mots des prunelles avant de refermer la pochette, posant le stylo sur celle-ci. « Très bien, vous avez gagné. Je ne signerai pas. »

Tu es beaucoup trop déstabilisée pour rester là sans rien faire, à analyser le comportement un peu étrange de Miss Goddard. Tu ne sais pas ce qu’elle cherche, elle semblait aussi pressée que toi d’en finir, puis elle a fait volteface. Elle n’a pas l’air de savoir sur quel pied danser, mais toi tu n’as pas l’énergie pour mener une investigation. « Vous prendrez contact avec Alexander pour reprogrammer un rendez-vous. » Ton ton est étonnamment assuré et ferme. Après tout, c’est son travail, et c’est aussi de la faute de son client si les choses sont bloquées. Tu avales ensuite la dernière gorgée de ton thé qui a refroidit. « Je vais donc vous laisser… » Joignant le geste à la parole, tu te lèves de ta chaise et défaits machinalement des plis imaginés sur le tissu de ta jupe.« Vous avez fini votre journée ? »

« Très bien faisons cela. Je contacterai votre avocat. » Les mots te font l’effet d’une défaite. Contre quoi, tu ne sais pas bien, mais la journée se termine décidément bien différemment que tu l’avais envisagée. C’était trop demander que de vouloir en finir avec ce divorce ? La signature ne figure donc pas au bas de la page, ce qui veut aussi dire que rien n’est définitif, et ça c’est dangereux. Tu te donnais un air assuré, affirmé même, en arrivant, mais celui-ci s’est échappé avec les minutes qui ont défilé. Maintenant tu ne sais plus, aussi paumée que quand tu essaies de réfléchir toute seule dans ta chambre vide. Alors, pour combler le vide, tu lui demandes si sa journée est terminée. Peut-être aussi parce que tu n’as pas envie de rentrer, pas envie d’affronter les enfants, pas envie de te retrouver face à toi-même. « Et bien... Je vais ranger les tasses, votre dossier, ensuite... »

Cette femme t’étonne. Où veut-elle en venir ? Tu te doutes tout de même bien qu’elle ne va pas tout laisser en plan sur la table de réunion. Tu observes ses traits avec attention, essayant de déceler un signe de moquerie, de condescendance. Peut-être cherche-t-elle simplement à se débarrasser de toi. « Pourquoi cette question ? » Imitant son expression, tu lèves un sourcil. « Croyez-le ou non, je ne vous tends pas un piège Ms. Goddard… » Tu oscilles entre l’agacement et l’amusement. Lasse de devoir te justifier, de sa suspicion. « Parfois les gens disent des choses… juste parce que c’est la courtoisie qui le veut. Ou même comme ça, sans raison. » Ou pour des raisons obscures, indicibles parce que tu ne les comprends pas. Quelque chose te poussait à vouloir en apprendre davantage sur la mystérieuse avocate, que tout oppose à Mark, mais tant pis. « Maintenant, si vous préférez parcourir les quelques dizaines de mètres qui nous séparent de la porte d’entrée dans un silence embarrassant, ainsi soit-il. Je vous suis. » Ton sourire est là, mais il est quelque peu froid et amer. Fatiguée, tu es fatiguée.

« Oui, ma journée de travail s'achève, mais elle pourrait durée jusqu’au milieu de la nuit. Les journées durent souvent jusque très tard. Ce soir est presque une exception. Je rentre tôt et je sais que c’est stupide parce qu’il n’y a personne à l’appartement et qu’attendre sa venue sera encore plus absurde que la solitude elle-même. » Tu t’attendais à une remarque sarcastique, à un haussement d’épaules ou même de fausses excuses, mais pas à ça. En quelques mots elle se dévoile plus à toi que certains dans toute une vie, et tu es clairement prise au dépourvu. Aussitôt, tu te mets à regretter tes réponses précédentes un peu sèches, et ton attitude arrogante. Pourtant, s’il y a bien quelqu’un qui devrait savoir qu’il faut parfois savoir regarder par-delà les apparences, c’est toi. Si quelqu’un doit comprendre qu’il est aisé de faire comme si de rien n’était quand tout menace de se briser à l’intérieur, c’est encore une fois toi. Soudain, tu n’as plus du tout envie de claquer la porte. L’agacement qui avait remplacé une grande curiosité est désormais balayé, écrasé cet incontrôlable désir de la consoler. Qui est surpris ? Pas toi, c’est certain. « Vous voulez… aller manger un bout ? Tromper le silence de nos murs respectifs ? » Cette fois-ci c’est en pleine conscience que tu risques de te prendre un vent. Tu tentais d’être subtile tout à l’heure, c’est désormais abandonné. Les raisons qui te motivent sont différentes aussi. Peut-être.

« Et vos enfants ? Comment vont-ils ? » Tu ne peux pas retenir le sourire qui se forme sur tes lèvres en entendant cette question. C’est presque mécanique, une réaction que tu ne contrôles pas. « Par monts et par vaux, comme d’habitude. Bien moins troublés que moi, si vous voulez mon avis. » Tu sais réprimer les pulsions de t’épancher sur le sujet pendant des heures. C’est tentant, ô combien tentant, mais la frontière entre la politesse et l’ennui est bien maigre, tu veilles à rester du bon côté. « Vous en avez ? » L’appartement vide qui l’attend laisse présager une réponse à la négative, mais après tout, tu n’en sais rien. Peut-être est-elle divorcée, loin de ses enfants ? Peut-être sont-ils en vacances chez leurs grands parents ?

« Ils sont grands. Ils ont leur propre dynamique. » C’est exactement cela, et tu dois avouer que ça te fait un peu peur. Tu as l’impression qu’ils te filent entre les doigts à la vitesse de la lumière et que tu seras grand-mère avant d’avoir signé ce divorce. Elle est révolue l’époque où ils avaient totalement besoin de toi, à toute heure du jour et de la nuit. Aujourd’hui ils sont d’une indépendance étourdissante, te laissant pantoise et impuissante. « Je n'ai pas d'enfant. Un peu pourtant. Mes parents s'occupent du fils de ma sœur, je leur envoie régulièrement de l'argent pour les aider. » Tu n’oses même pas imaginer à quel point la situation doit être difficile et la faire souffrir, alors la seule chose que tu puisses faire est lui adresser un sourire compatissant. « Ils sont loin ? »

« Et... J'accepte votre offre de reléguer le silence aux oubliettes. Au moins pour une soirée. » Tes lèvres s’étirent davantage en entendant ses mots, alors que tes yeux éblouis tentent de se faire à la luminosité californienne. Tu regardes autour de vous pour te situer géographiquement dans la ville. « Il y a un bistro français un peu plus haut dans la rue. » Les prix y sont astronomiques et l’ambiance un peu guindée, mais on y mange très bien. « Sinon, mon restaurant mexicain préféré est tout près. Il ne paye pas de mine mais la cuisine y est authentique. » C’est l’exact opposé. La vaisselle dépareillée et les rires à gorge déployée, les plats que l’on mange avec les doigts. C’est là où tu vas quand ta grand-mère te manque et que tu veux retrouver ce goût si particulier de la maison. Mais tu préfères lui laisser le choix et te défaire de cette responsabilité. « Vous avez besoin de récupérer quelque chose à l’intérieur ? Je peux vous attendre ici. » Après tout tu l’as un peu prise de court et il ne te semble pas délirant qu’elle ait doive retourner à son bureau pour y prendre des affaires ou clôturer sa journée pour de bon. Tu lèves les yeux vers elle, pour la première fois depuis un moment d’un air qui dit que tu ne bougeras pas. Ton intérêt est piqué, et si tu n’aurais pas osé te figurer une discussion palpitante il y a quelques minutes, tu es désormais persuadée que vous avez bien plus en commun que ce que les apparences peuvent laisser entrevoir. Persuadée aussi que la soirée s’annonce intéressante, au minimum.