Bang bang feat. Ada

Tes yeux sont alignés et vissés sur un seul et même point. Tes mains fermes, ton poignet flexible et tes avant bras solides. Ton corps est ancré dans le sol comme un arbre enraciné. Tu ne fais plus qu’un avec ton arme. Et lorsque les tirs sortent bruyamment du canon, tu ne t’arrêtes que quand le chargeur est vide. Tu inspires et expires profondément. Tu relâches la pression et baisses enfin les bras.
Le stand de tir, c’était ton cours de yoga à toi. Ta manière de t’entrainer, tout en décompressant. Ces derniers mois, tu avais pourtant laissé les balles de côtés, pour préférer laisser les bars et leurs liqueurs t’enivrer. Pas franchement le bon plan. Tu t’étais sentie te perdre sur une pente glissante. Plus qu’à l’accoutumée.

Ainsi, cela faisait maintenant trois semaines que tu repassais par le QG et y reprenais quelques unes de tes habitudes en soirée. Il te fallait bien ça. Tu appuies sur le gros bouton noir au mur de droite de ton boxe et observes ta cible en carton t’être mécaniquement reportée. Celle-ci virevolte quelques secondes avant que tu ne l’attrapes. Tu poses ton arme, enlèves tes lunettes de protection et observes le résultat. Imparfait. Quelques très bons tirs et d’autres, beaucoup moins. Tu lâches un grognement d’énervement. Tu avais été bien meilleure que ça. Tu te laissais envahir par trop de souvenirs et d’émotions. Cela embuait ton esprit et ta capacité à tirer droit. Non sans une pointe d’agacement, tu viens lâcher nonchalamment le grand carton sur une petite table à l’arrière de la pièce.

Persuadée d’être seule, tu sursautes en apercevant une grande silhouette blonde, le boxe à côté. Elle recharge son arme et tu n'avais absolument pas vu ni entendu que quelqu'un d'autre était arrivé. Tu étouffes un sursaut de surprise et poses une main sur ta poitrine alors que la seconde vient ôter à la hâte les bouchons d’oreille que tu avais gardés. “Putain tu m’as fait peur ! Je viens de perdre 6 mois d’espérance de vie là” Tu finis par lâcher un petit rire. “T’es là depuis longtemps ? ” Depuis son arrivée, tu croisais Ada régulièrement dans les espaces communs. Il vous arrivait de vous poser et d’échanger un peu au détour d’un café, d’un dossier ou en attendant l’ascenseur. T’aimais bien sa dégaine. Une meuf cool. Pas prise de tête. Vous ne vous connaissiez pas tant que ça mais t’appréciais sa présence dans les lieux. Qui plus est alors que de ton côté, tu te plaignais toujours de ta nouvelle équipe. Enfin soit. 
Pas très à l’aise face à ton score que tu trouvais merdique, il te semblait plus facile de soit papoter un peu, soit arrêter là les frais et rentrer plus tôt ce soir. La fuite, c’était pas toujours ton truc mais ce soir, ça l’était. Tu reviendrais demain à l’abris des regards. Non ?

Ada te salue très dignement avant de finir sa rafale de tirs. Décidant de ton côté que c’était tout pour aujourd’hui. Tu déposes tout ton matos à l’abris, en bout de salle. Tu te rapproches un peu de la blonde et tout en gardant ta distance de sécurité, tu observes sa performance. Du bon boulot. Bien meilleur que le tien. Presque impeccable. Et puis surtout, tu sens l’assurance dans sa dégaine. Tu étais loin d’être mal à l’aise à dégainer, bien au contraire, mais Ada avait cet entrainement militaire qui lui collait à la peau. C’était rude à expliquer. Pas spécialement palpable mais pourtant bel et bien présent. Elle ne rigolait pas. “Hmm... Satisfaisant.” Lâche-t-elle avec nonchalance alors sa cible et remorquée à l’avant de la ligne de tir.

Prenant appui du coin de l’épaule contre le rebord de la paroi du boxe d’Ada, tu l’observes déposer ses lunettes, ôter son casque anti-bruit et recharger son arme. “Comment vas-tu Sana ? Toujours à travailler avec les fédéraux ? Ils t'ont filé un vrai bon tuyau cette fois ?” Tu souris à peine et lèves les yeux ciel te remémorant votre dernier échange à ce sujet. Fallait dire que rien n’était encore facile pour toi dans cette équipe. Tu avais ramé comme jamais à ton arrivée et les eaux restaient toujours troubles malgré les avancées. “Disons qu’il y a du mieux. J’ai un nouveau contact. Un ancien flic de la LAPD passé chez ‘les grands.’ ” Tu rigoles, un peu moqueuse. “Il joue un peu trop les coqs à mon gout mais … j’avoue qu’il n’est pas con. Nos échanges peuvent mener à quelque chose je pense.” Et ça, l’air de rien, c’était non négligeable ! Restait plus qu’à ce que tu la fermes un peu et que mettes ta misandrie de ton côté. Le reste avait des chances de donner de bons résultats.

Tu viens croiser les bras contre ta poitrine et lances un petit mouvement de menton vers Ada. “Et toi ? Comment ça se passe depuis le dernière fois ? J'ai entendu dire que la semaine dernière n'avait pas été de tout repos pour vous ... T'insistes pas trop non plus. Tu sais à quel point des fois, on peut ne pas avoir envie de parler de certaines choses, de certains évènements. C'était peut-être pas le cas d'Ada, mais au cas où, tu ne serais pas celle qui se formaliserai.

Alors que - sans le nommer - tu évoques ta rencontre avec Shawn, Ada, y va de son petit commentaire qui te fait sourire. “Je vois... C'est une bonne chose que tu lui donnes sa chance et que tu sois un peu plus optimiste. Je te le souhaite en tout cas.” Etais-tu donc si prévisible ? Ton aversion envers la gent masculine était-elle aussi palpable. Très certainement. Tu ne t’en cachais pas non plus. Cela dit, tu avais fait quelques petits efforts depuis tes années de boulot. Pas le choix, bien obligée. Et puis à force de fréquenter un milieu encore bien souvent plutôt masculin, il t’était malgré tout arrivé de rencontrer quelques mecs dignes de ce nom. Des gars bien. Il en fallait beaucoup pour que tu arrives à le penser mais cela était déjà arrivé. Disons que tu les comptais sur les doigts d’une main. Pour les autres, au mieux, l’indifférence faisait l’affaire. Ce n’était clairement pas la meilleure manière de communiquer, mais elle était la seule que tu maîtrisais le mieux. Ton lien avec les hommes remontait aux peurs de l’enfance qui s’étaient ancrées en toi comme une empreinte indélébile. C’était donc ta manière de gérer. “Ouais on verra. Mais je pense qu’on est parti sur un plus ou moins bon pied. C’est déjà ça. Et puis … j’ai tout intérêt à ce que ça fonctionne. J’peux pas me louper.” Tu avais envie d’ajouter ‘Pas ici, pas cette fois’ mais tu ne voulais pas mettre le doigt sur le passé et encore moins en parler.

Toujours appuyée, bras croisés, tu t’intéresses cette fois ton interlocutrice. Selon les rumeurs de couloirs, tu avais cru comprendre que le SWAT avait morflé la semaine dernière. Tu t’en inquiètes et Ada t’explique. Un Tir raté et c’est toute opération qui bat de l’aile, des hommes qui en payent le prix. Ça te rappelle quelque chose … Des images d’un passé pas si lointain viennent brouiller ton esprit un instant. Tu les chasses rapidement. “Je comprends … Enfin, le pauvre quand même. Faire une croix sur sa carrière, pour certain d’entre nous, c’est un peu comme perdre la vie. J’espère qu’il saura rebondir de tout ça !” Tu ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam la victime en question, mais tu ne pouvais que te lier de compassion pour l’épreuve traversée.

Ada semble se perdre un instant, elle aussi, dans ses pensées. Le souvenir proche de l’incident, probablement. Redressant finalement le regard assez rapidement, elle t’offre un sourire et reprend de l’assurance. Sans ajouter quoi que ce soit de verbal, ta moue compatissante se fait messagère de ce que tu aurais pu lui exprimer. “Ne t'en fais pas ça va aller. Ce n'est pas la première fois que je vis ce genre de situation. Je suis davantage préoccupée par continuer mon intégration à LA pour espérer la réussir. (…)” Tu lui rends finalement son sourire et te détends à ton tour. Tu te décolles un peu de ton appuis, viens glisser tes mains dans les poches de ton jeans et bouges légèrement sur place. Quelques pas dans un sens et puis dans l’autre. “Bien sur que ça ira ! J’en doute pas une seconde. Tu m’as l’air assez débrouillarde et sociable pour t’en sortir” Tu ponctues tes mots d’un clin d’oeil complice. Elle continue : “LA est beaucoup plus fournie et grande que Houston à mon goût. Et elle est beaucoup plus métissée aussi, j'peux te dire que ça me change du Texas (…)” Tu lâches un petit rire franc. Tu ne peux t’empêcher de penser à ta propre personne. Arabe et gay ! Autant dire que le combo est loin d’être le plus parfait aux yeux de bon nombres de citoyens. C’était déjà le cas à L.A. (la Californie faisant pourtant officie d’exemple) alors à Houston … “Tu veux dire que je ne ferais pas long feu en plein Texas c’est ça ?” Demandes-tu rhétoriquement, toujours sur le ton de l’humour. “Non mais sérieusement, c’est la beauté de l’endroit. Ici, il y a un coin pour tout le monde.” C’était vrai. Que tu sois black, arable, blond, surfeur, geek, flic, trans ou bien d’autre encore, chacun possédait ses endroits et bien souvent les mélanges n’étaient pas si mal vu que ça. L.A. regorgeait de curiosités et il n’y avait plus que les touristes pour se retourner face à “l’inhabituel”.

“Si jamais tu as aussi des lieux à me conseiller, je suis preneuse. Même si je travaille beaucoup, je ne compte pas faire que du métro-boulot-dodo.”. Elle t’observe avec attention alors que tu réfléchis quelques instant à ta réponse. Ada à quelque chose de mystérieux en elle. Une femme qui ne semble pas si facile à cerner ou du moins qui ne doit pas se livrer au premier venu. Tu aurais bien aimé pouvoir lire le fond de ses pensées en cette seconde précise. Ton regard décroise le sien et ton sourire s’élargit. “Perso, j’ai mes habitudes au ‘Planet’. Un bar dans le Westside. La clientèle est presque exclusivement féminine dirons-nous.” Voilà une manière sage et gentille de dire les choses. “Sinon, pour te défouler, il y a un club de boxe du côté de Creenshaw. Le quartier est un peu chaud mais l’endroit est typique. Un grand classique. Je peux te faire un topo de quelques resto à ne surtout pas louper et si ça te dit, je peux te faire faire un tour un de ses quatre.” Quitte à faire des listes et balancer des noms sans contexte, il était peut-être encore plus simple - et surtout plus sympa - de lui faire vivre l’expérience de Los Angeles en live. “Tu faisais quoi dans ton patelin pour te divertir ? Peut-être que je peux te trouver un équivalent.” Après tout, Los Angeles était ta ville. Tu y étais née, tu y avais grandit et tu en connaissais les moindres recoins sur le bout des doigts. Ada était bien tombée.

Face aux demandes d’Ada et prenant sa situation de nouvelle en ville un peu à coeur, tu te laisses aller à lui donner quelques idées d’endroits sympas. Ceux que tu apprécies. Et puis, qui sait, peut-être pourrait-elle y trouver son bonheur. Tu évoques, entre autre, le club de boxe ainsi que le Planet. En détaillant ce dernier, le visage d’Ada semble se figer légèrement. Elle se questionne peut-être quant à la description du bar que tu en as faite. L’espace d’un instant tu te dis qu’Ada n’est peut-être pas une grande fan de la cause lgbtq+ … Après tout vous aviez parlé du Texas tout à l’heure et si cette dernière ne pouvait voir et ne juger en toi que la couleur de ta peau et tes origines, il n’était pas encore inscrit “GAY” en gros sur ton front … Enfin bref, tu n’insistes pas, la laissant rebondir sur ce qui semble titiller son esprit : “Je suis intéressée par ce club de boxe à Crenshaw même si je ne fais pas exclusivement de la boxe. S'il y a une cage là bas, je suis davantage preneuse. Je boxe mais je combats autrement aussi.” Ton visage se tord en une moue d’interrogation. Tu te remémores l’espace et finis par secouer négativement la tête. “Malheureusement, je ne pense pas. Pas là. Par contre je sais que certains boxeurs du club sont également lutteur de MMA, notamment une grande brune, une coach plutôt canon, je pense qu’elle en fait. Si tu y passes tu peux poser la question.” L’agent face à toi t’écoute attentivement, prenant des notes mentales. Mais avant de te répondre davantage, elle se re-concentre sur sa cible et vide son troisième chargeur.

Tu viens t’adosser à nouveau contre le pan de mur le plus proche, mains toujours en poche. Ton regard analyse ses tirs et … étrangement, cette fois ceux-ci sont loin d’être au niveau des précédents. Tu gardes le silence, la laissant terminer afin de finalement te revenir en ôtant son matériel de protection. Reprenant la parole, elle insiste sur sa passion du sport. Le combat, le soccer. Elle te raconte quelques anecdotes d’Irak. Tu souris imaginant les gamins courir derrière le ballon. “De ce côté là, je ne peux pas t’aider. Je ne suis pas une grande fan …” Tu hausses les épaules lui rendant son sourire amusé. “Je joue aussi de la guitare […]” Son visage s’illumine. Elle semble vraiment aimer ça. C’est marrant, tu ne l’aurais pas imaginée à la gratte. Mais c’est clair que la musique à le don d’adoucir les moeurs et qu’avec un passif comme le sien, elle en avait peut-être bien besoin. “Il y a un tas d’endroits et de cafés ici où tu pourrais proposer de jouer de temps en temps. Cette ville est folle des open mic. Et je serais bien curieuse d’entendre ça un de ses quatre.” T’as envie de reparler du Planet qui accueille souvent ce genre d’initiative mais un sixième sens te pousse à ne pas le préciser. “On pourra sans doute se faire un restaurant un de ces jours ? Je veux encore m'intégrer un peu plus et connaître davantage mes collègues/proches avant d'aller plus avant. Mais je retiens l'invitation, merci beaucoup.” Tu hoches sobrement en un sourire en coin. “Bien entendu ! Prends tes marques avant tout. Tu sais où me trouver de toute façon” Tu ponctues simplement par un clin d’oeil complice avant qu’elle ne revienne sur ta prestation de tout à l’heure. “Bons tirs au fait tout à l'heure. Il te faudrait pratiquer un peu plus pour avoir des tirs optimaux. On vous encourage au moins à aller tirer régulièrement au contre-terrorisme ?” Ton sourire s’efface. Tu te racles la gorge et hausse les sourcils : “C’est gentil mais non. Ce n’était pas vraiment bon ! Je le sais bien … Et ce n’est pas l’unité le problème. Je dois juste reprendre quelques habitudes perdues.” Cette fois, c’est à toi de ne pas rentrer dans les détails. La mission avortée, le changement de poste, les pertes morales et physiques. Ça avait foutu pas mal de chose en l’air. Pour une fois que quelqu’un dans la police de L.A. ne semblait pas être au courant de toute l’histoire, tu n’avais pas envie de changer la donne. De toute façon, tu n’en parlais pas. A personne. Jamais.