Ellen Hamilton ~ l'art de vivre a un prix

Mon histoire commence à San Francisco, née d’un père anglais qui m’a légué son nom on ne peut plus british et d’une mère plus rousse que ne le permet le commun des mortels, qui me l’a légué aussi. Comprenez que les récrés dans la cour de l’école étaient agitées quand on a ma tête et qu’on fait ma taille. Ça aurait sans doute aidé si je n’avais pas passé ma vie le nez dans les bouquins jusqu’à l’adolescence, qui étaient pourtant mes meilleurs amis. Je conservais cependant une vraie joie de vivre, quoi qu’il se passe. Les quolibets de mes camarades glissant sur moi comme de l’eau sur une surface lisse.

Et puis grandissant, devenant une foutue ado grunge aux jeans troués et à la répartie fournie, j’ai rencontré mon âme sœur amicale. Ma meilleure amie de toujours, en la personne de Loan. Loan qui se foutait de tout et de tout le monde du moment qu’elle trouvait son compte dans ce qu’elle faisait. C’est là que j’ai compris que le lycée était aussi une belle partie de plaisir quant au fait de transgresser les règles. Je crois qu’elle a fait de moi ce truc encore plus rebelle que mes parents peinaient parfois à comprendre. Combien de fois je leur ai fait croire – les pauvres – au besoin de passer la nuit chez Loan pour terminer un devoir, tandis que nous passions une bonne partie de la nuit à écumer les bars…
Et puis un jour je suis tombée sur lui. Sur Thomas. L’homme de ma vie, j’en étais persuadée. C’était lui que je voulais. Que je voulais pour la vie, et vous savez le meilleur ? J’ai pu l’avoir sans même avoir à renoncer à toutes ces conneries nocturnes avec Loan. Thomas était un artiste, et il l’est resté.

Comme n’importe quel couple entrant à la fac, nous avons tout fait pour rester ensemble, et c’est là que nous avons pris notre indépendance, ensemble. Loan fréquentait un tas de nanas, qu’elle ramenait à l’appart que nous louions ensemble, tous ensembles, avec deux ou trois autre collocs. Le défilé, le véritable défilé. Combien de crises de jalousie j’ai pu faire à mon homme en le voyant reluquer les copines que chacun amenait, lesbiennes ou pas. Une belle femme reste une belle femme ! Et tous les joints que nous avons pu fumer en bande n’ont jamais eu aucun effet positif sur ma jalousie, pourtant peu présente jusqu’à présent.

Et nous avons été diplômés et sommes devenus adultes… Je suis devenue prof de littérature, une raison de dire à Thomas que si mes bouquins trainent et le font aussi chier qu’il le prétend, c’est pour une raison. Nous nous sommes même mariés, partions en vacances, abordions une carrière prometteuse, et étions heureux. Ça a duré des années, ma vie semblait tracée et rassurante, et pourtant…
Notre vie était parfaite, en apparence, outre ce besoin viscéral de devenir parents, nous étions heureux, vraiment heureux. Loan a fini par se marier avec l’amour de sa vie. Une femme sublime, qui lui a donné trois beaux enfants, dont j’étais la marraine. Les vacances se passaient tous ensemble, sous les meilleurs hospices. Les rosés l’été et les raclettes l’hiver, une vraie vie épanouie, sous le signe du manque… Et puis un beau jour…
Nous avons eu un fils, sur le tard, j’avoisinais les 35 ans et il était temps que nous parvenions à fonder une famille, ce n’était pourtant pas faute de le tenter. Et puis un beau jour, mon fils, ma merveille, a pointé le bout de son nez. Télio a fait notre bonheur, jusqu’à ce jour noir que je porte encore en horreur…
Passionné par l’espace et tout ce qui y touchait. Nous n’avions jamais compris comment deux artistes comme nous avions pu faire un petit geek, un rationnel, un scientifique. Il tenait de moi mes taches de rousseur et de son père son sens de l’humour et sa tendresse pour moi.

Thomas se pressait de ramener Télio de l’école, je ne finissais ma journée de cours qu’à 18 h et je lui avais demandé de s’occuper de lui et de venir me chercher à la fac où j’enseignais, les vacances n’étaient plus qu’à quelques heures de nous. Mais ils ne sont jamais venus me chercher… Thomas n’a pas eu le temps de freiner et Télio et lui sont passés sous un 38 tonnes. J’ai cherché à en savoir plus, à aller les identifier à la morgue, j’en avais réellement besoin, à ce que je pensais. Mais Loan m’en a empêché et s’en est chargé elle-même. Télio n’avait que 8 ans… Et ma baraque regorge encore de jouets d’enfants, sa chambre est intacte.

Il a fallu que je me relève, ça fait déjà 6 ans, je dois remonter la pente, je le sais, mais c’est compliqué. Loan n’a jamais lâché, elle m’a laissé le temps de faire mon deuil. Aujourd’hui je me reprends, petit à petit, mais c’est comme une maladie ou une addiction qu’on soigne, un jour à la fois. Je me suis mise à prendre des cours du soirs, parce que si je suis parfaite dans mon job, le reste laisse sincèrement à désirer. Je me débrouille en cuisine, mais pour le reste… C’est une véritable catastrophe et ma maladresse quasi maladive est une vraie plaie.