Hi from the past • Jules

Pour une fois, et sous les sérieuses insistances de Neela, tu termines ta journée plus tôt. Cela fait partie des efforts que tu concèdes à faire pour prouver ta bonne volonté. Ainsi, lorsque tu quittes ta dernière réunion, tu envoie un sms à ta femme et l’informes qu’elle peut ne pas se dépêcher, tu te charges d’aller chercher Caleen à l’école. Un rare instant. D’habitude, tu es plutôt du genre à l’amener. Assez tôt. Dans les premières. Mais le retour, les fins de journées, en général, ce n’est pas “your scene”. Tu ne connais la majorité des autres parents, que de vue.

Tu as légèrement combattu au volant de ton Audi afin de te garer. Tu as plus ou moins volé une place en ayant été plus habile du volant mais tu n’as pas envie de rentrer dans les conflits de cette jungle parentale. Tu lèves une main en signe de piètre excuse. Une fois les grilles de l’établissement ouvertes, vous vous retrouvez tous dans l’entrée de l’école à attendre. Quelques grands sortent seuls ou sont récupérés plus loin. Tu décroches quelques sourires à gauche et à droite et salues faussement le petit groupe de mères du comité parental. Elles ne t’apprécient pas trop. C’est cliché mais réciproque. Elles s’investissent becs et ongles dans la moindre activité scolaire, là où tu as toujours une excuses pour ne pas faire partie de l’aventure (ou très rarement). Ton boulot ne te le permettait pas. Tout simplement. Il n’y avait pas à en créer une affaire d’état. Chacun sa vie. Neela arrivait plus ou moins à combler. Et lorsque les astres s’alignaient correctement, tu arrivais également à pointer le bout de ton nez. Mais bon. Si le jugement faisait partie de leur essence, grand bien leur fasse ! Tu ne boirais pas de cette eau là.
Un peu à l’écart, tu t’adosses à un petit muret où tu échanges quelques mots avec Bryan, père célibataire avec lequel tu t’entends bien. Quelques autres visages sympathiques croisent ta route mais tout va très vite car les petits monstres viennent d’être lâché.

Une marrée de minimoys gambadent dans un brouhaha caractéristique de l’enfance. Chacun repère son parent, on dit au revoir aux amis - des fois difficilement - et déjà le récit d’une journée pleine commence. Caleen est souvent dans les dernières. Lorsque ses petites bouclettes rebondissantes apparaissent, un large sourire se dessine sur ton visage. Tu te penches, ta fille te saute au cou et vous échangez une longue accolade. “Mama look !” Caleen laisse tomber son cartable au sol et en ressort divers dessins dont elle est particulièrement fière. Vous papotez un peu, tu la félicites et, soudain, l’enfant se raidit “I forgot the last one !” Aussitôt dit, la petite fille te jette sa veste l’encombrant et file en courant vers sa classe. “دلم عجله کن مامان یک میان وعده درست کرده و من به درستی پارک نشده ام.” * Tu t’agenouilles pour ranger ses affaires éparpillées avant de te redresser et reconnaitre une silhouette toute proche. “Jules ? Jules Vaughn ? Hi !” Tu t’approches, cartable et veste de Caleen à la main.

* en farsi :

Tu te tiens un peu en retrait de la foule des mères – parsemée de quelques pères isolés – qui bavardent joyeusement en attendant leurs progénitures. Si tu as souvent l’impression d’être un peu à part, là tu ne te sens vraiment pas à ta place devant l’école, au milieu de familles qui se réunissent une à une. Et pour une fois, tu n’as pas tout à fait tort, tu n’as pas grand-chose à faire ici, sur le papier. Aucune des têtes blondes, brunes ou rousses qui ne passera la porte n’est à toi. Enfin, pas au sens propre du terme, mais tes filleuls ne devraient pas tarder à se montrer, et Wilma est coincée à l’autre bout de la ville.

L’index de ta main gauche caresse nerveusement ton avant-bras droit alors que tu ne quittes pas des yeux l’imposant bâtiment qui te fait face. Mâchouillant l’intérieur de ta lèvre, tu hésites à sortir le manuscrit qui te fait de l’œil dans ton sac. Tu ne penses pas que les petits ont eu le temps d’être prévenus par leur mère que c’est toi qui viendrait les chercher, mais tu te dis aussi que tu sors suffisamment du lot avec ta taille et tes cheveux étincelants pour ne pas passer inaperçue. Tu n’as pas le temps de prendre une décision que tu es interpelée par une voix peu familière : “Jules ? Jules Vaughn ? Hi !”

Tu fronces les sourcils un instant en analysant les traits de la jeune femme. Tu rencontres beaucoup de monde tous les jours, et il n’est pas rare que tu aies du mal à reconnaître les gens, mais tu détestes ça. Tu trouves que ça donne l’impression que tu ne prêtes pas attention à tes interlocuteurs et tu n’aimes pas laisser penser que tu ne leur accordes aucune importance. Mais lentement, tu remets les points sur les i et les barres sur les t. « Oh ! You worked on my father’s last campaign. » Si ta mémoire ne te fait pas défaut et que tu as raison, on ne peut pas t’en vouloir d’avoir mis un peu de temps à te souvenir d’elle. La dernière campagne de ton défunt père remonte à plus de quinze ans, la brune devait être alors à peine majeure. « Is that right ? » Malgré tout, impossible de te souvenir de son prénom, c’est trop te demander. Il faut dire que tu as l’impression d’avoir vécu une vie entière depuis cette époque et de ne plus être la même personne. Quelque part, ce n’est pas faux, beaucoup de choses se sont passées, sur tous les plans.

En rejoignant la grande blonde, tu comprends aisément que son esprit cherche à remettre un nom sur ton visage. Peut-être même une situation sur ton visage. Quoi de plus normal ? Cela faisait plus de 10 ans. Et si l’expérience t’avait particulièrement marquée - puisque fondatrice des prémisses de ta carrière - tu te doutais que tous les protagonistes rencontrés à l’époque, ne devaient pas spécialement se souvenir de toi. « Oh ! You worked on my father’s last campaign. » Ton visage s’éclaire d’une douce surprise. « Is that right ? » Tu acquiesces sobrement. “It is. Zahara. Zahara Nâmeh.” Non sans une certaine pointe de fierté, tu ajoutes “Well Barnett now” Ton sourire s’élargit d’un cran. A peine perceptible. Mais il est bien là le signe de tout l’amour que tu continues de porter pour ta femme. Malgré les difficultés, malgré votre communication perdue et les non-dits, … Elle était et restait la seule et unique.

Tu jettes un oeil en direction de la classe de Caleen mais toujours rien. La petite semble avoir été happée par une quelconque distraction en cours de route. Reportant ton attention sur miss Vaughn, tu ne peux t’empêcher de voir le passé se rejouer dans ton esprit. Il y avait eu du bon. Du moins bon. Tes idées s’étaient montrées plutôt brillantes mais émotionnellement lourdes pour la fille du sénateur. Cette histoire ne t’avait jamais vraiment quittée. Lorsque, des fois encore, tu embarquais dans une campagne aux antipodes de tes convictions, tu repensais à ladite élection. Elle ne te faisait pas toujours changer de cap ni d’avis mais elle te permettait de garder un certain garde-fou. “I didn’t know you had a child here.” Nous l’avons déjà bien établi, tu n’étais pas une référence en matière de petite scolarité. “I … I’m happy  for you.” Les mots sont (étrangement) à la fois hésitants et confiants. L’intention est sincère mais l’idée de remuer le couteau dans la plaie et - d’à nouveau - pointer ce qui ne te regarde pas, ne t’enchante pas. “Aaaand, it seems that I have lost mine somewhere, by the way” Ton assurance et ton sourire à toute épreuve sont presque déconcertants. "Mom of the year here !" ajoutes-tu, pointant ton pouce vers ta propre silhouette. Le petit rire que tu lâches est joyeux et, aussitôt, ton visage se met à chercher Caleen une fois de plus.

“It is. Zahara. Zahara Nâmeh.” Tu souris. Voilà, Zahara, ça te semble tellement évident maintenant qu’elle le dit. “Well Barnett now” Son prénom fait tilt dans ton cerveau, et tu te retrouves projetées des années en arrière, alors qu’elle était seule témoin d’un moment de faiblesse. Malgré tes réticences, tu avais été embarquée dans une nouvelle campagne pour ton sénateur de père, obligée de jouer la carte familiale pour honorer la stratégie politique de tout politicien républicain qui se respecte. Le public t’avait connue, un peu plus de six ans auparavant, malade et affaiblie – ce qui avait, par une mécanique presque sadique, fait bondir la côte de popularité du clan Vaughn – il fallait qu’ils te voient debout, le sourire aux lèvres et la chevelure au vent. Tu as cédé, t’avouant incapable de te rebeller contre l’autorité parentale même à trente ans passés, alors que tu digérais à peine les nouveautés de ta vie californienne et les complications qui ont suivi. C’est ainsi que la jeune femme avait assisté, impuissante, à une crise de larmes monumentale alors que tu étais épuisée d’avoir été forcée de répéter toute la journée que Jack et toi aviez très envie de fonder votre propre famille, et que tu espérais devenir mère très bientôt. Foutaises. Cette possibilité t’avait été arrachée, mais à quoi bon raconter aux médias que personne ne pourrait rien pour ta stérilité ? Quoiqu’il en soit, tu n’avais pas prévu qu’elle serait aussi dans le QG de campagne à une heure aussi tardive, et tu avais fini par vider ton sac.

“I didn’t know you had a child here. I … I’m happy  for you.” Tu es tentée de hocher la tête, de ne pas la contredire et de simplement… roll with it. Ce ne serait pas très honnête, mais ça te permettrait de te dépêtrer du malaise qui s’annonce. Surtout que tu n’imagines pas recroiser la brune de sitôt. Non, assurément, c’est tentant. “Aaaand, it seems that I have lost mine somewhere, by the way” Tu l’imites, parcourant du regard la mer d’écoliers à la recherche de celle que tu es venue chercher. "Mom of the year here !" Tu ris doucement avec elle, sa sympathie contagieuse te forçant à revoir ta stratégie d’évitement. « I’m waiting for my goddaughter. » C’est le compromis que tu lui accordes. Une partie de la vérité sans t’épancher non plus sur le reste. Et habilement, plutôt que de laisser s’installer un silence embarrassant pour toutes les deux, tu demandes : « Are you still working in politics ? »

Jules imite ton rire, le sien se voulant plus doux et discret. Son regard balaye à son tour la marée d’enfants se faisant petit à petit moins dense. Lorsque son regard rejoint le tien, elle te répond simplement « I’m waiting for my goddaughter. » Son sourire te semble presque apaisé mais porte le poids d’une lourde vérité dont vous connaissez tout les deux le sens. Tu te sens subitement terriblement stupide mais contrôle au mieux ton non-verbal afin de ne pas rendre le moment plus emprunt de malaise encore. Tu te racles la gorge plus par réflexe que réelle irritation. Tu hoches sobrement, gardant la mine joviale. Comme d’un commun accord tacite et silencieux, le sujet est délicatement déplacé au second plan. « Are you still working in politics ? » Tu acquiesces avant même que les mots ne sortent de ta bouche. Toujours a politique oui. Encore et encore. Il n’y avait jamais eu de pause ni même de questionnement. Ta voie était toute tracée. Tu avais pris le temps de te faire un nom et une place et maintenant que tu l’avais, tu n’en avais que décuplé les heures de travail et ton implication. “Still in politics, yes.” Tout ton univers. Ton monde à toi. “Although not really on the same side anymore …” annonces-tu en exagérant une petite grimace “d’excuse” à la républicaine te faisant face. “Perks of being my own woman in the job I guess” Le temps des stages était bien loin. Tu avais vu et appris partout mais ton coeur avait pu, enfin, se poser là où la lutte te parlait. Tu travaillais à ton compte et te laissais porter de QG en candidats, selon les missions acceptées. Certaines pouvaient durer des années, d’autres se révélait beaucoup plus courte. Pour l’instant, tu étais investie pour le coeur de Los Angeles même et rien ne semblait vouloir venir faire trembler cet équilibre. “What about you ? How are you doing ?” La question est générale, certains diraient générique, mais elle n’en est pas moins sincère. La porte est ouverte. Tu es un animal plutôt social et Jules t’avait à l’époque, touchée. Elle faisait partie de ces êtres humains que l’on apprécie recroiser, auxquels on s’intéresse sincèrement et sans fioritures de façade.

“Still in politics, yes.” Tu souris. Ce n’est pas une grande surprise. Déjà toute jeune elle était comme un poisson dans l’eau dans ce monde qui t’était, à toi, totalement étranger. Tout le monde pouvait voir qu’elle avait trouvé sa voie et qu’elle baignerait dans ce milieu pendant un long moment. “Although not really on the same side anymore …” Cette fois ci c’est un petit rire qui t’échappe. “Perks of being my own woman in the job I guess” Ca non plus, ça ne t’étonne pas. « You never fooled anyone, you know. » Déjà à l’époque il était evident qu’elle n’avait pas grand-chose à faire aux côtés d’un sénateur républicain. « Not me, at least. And certainly not my father either. » Pourtant, vous aviez apprécié sa motivation, son professionnalisme et son engagement, alors vous n’aviez aucune raison de vous opposer à sa présence dans l’équipe. Et puis, plus le temps passe, plus les fractures politiques se font floues. Aujourd’hui, tu n’as même aucune idée du bulletin qu’aurait placé ton défunt père dans l’urne. Une chose est certaine, tu as beaucoup de mal à comprendre comment son idéologie modérée et celle de Trump peuvent coexister dans un même parti. Il y a bien longtemps que tu ne t’es plus rendue dans l’isoloir. Incapable de trahir la tradition politique familiale, mais refusant d’encourager ce que devient le parti aujourd’hui. Une posture que beaucoup qualifient de privilégiée, tu en es certainement consciente, mais tu ne vois aucune autre issue.

“What about you ? How are you doing ?” Au loin, au milieu d’une ribambelle de têtes blondes, brunes et rousses, tu distingues la silhouette frêle de Maddie, et ton visage s’éclaire. « I’m good. Really good. » Et dans l’ensemble c’est vrai, du moins en apparences. Voilà près de 20 ans que tu es officiellement cancer-free, ton business est florissant, tu es bien entourée. Sur le papier, ta vie ne pourrait pas être beaucoup plus heureuse. Alors tu en restes là, ça suffira pour la jeune femme. « Juuul-iiiiiiiiiie ! » L’enfant s’écrase contre tes jambes, les serrant de toutes ses forces entres ses bras. Tu déposes un baiser au sommet de son crâne en murmurant : « Hi babygirl. » Rapidement, tu reportes ton attention sur ton interlocutrices pour prendre congé en disant chaleureusement : « It was nice seeing you again Zahara. » La gratifiant d’un dernier sourire sincère, tu tournes les talons, empoignant délicatement la petite main de ta filleule, direction la voiture.