"Fields of feels" feat. Chris

Ton deuxième verre de vin est à moitié vide. Peut-être même le troisième. Chris termine un rire franc et tu t’étires un peu le dos dans un sourire amusé. La soirée était bonne mais n’avait pas vraiment été prévue. Lean avait un match en cette fin d’après-midi. Une rencontre amicale. La saison n’avait pas encore repris mais les entrainements gardaient le rythme. Chris, Emma et toi aviez joué les supportrices dans les gradins. Plus vocales que les autres. Vous vous en étiez d’ailleurs moquée vous-même. A la fin du match, Lean avait déposé un rapide bisous sur vos joues et s’était enfuie avec un groupe d’amis. Emma, quant à elle, fut l’instigatrice du reste : ce diner. Il n’avait fallu que quelques regards de chien battu pour que Chris et toi n’ayez absolument rien à trouver comme contre-argument. Vous aviez cuisiné et mangé ensemble mais Emma avait fini, elle aussi, par vous quitter pour rejoindre des camarades en ville.
En temps normal, tu aurais simplement fini ton verre, aidé à ranger et tu aurais rejoins ton appartement. Mais ce soir semble un peu différent. Chris est plus bavarde qu’à l’accoutumée, détendue. C’est sans vous en rendre vraiment compte que vous poursuivez la soirée autour de la bouteille de rouge ouverte plus tôt.

Sur la table, ton portable vibre. Tu tends le bras pour apercevoir un message de Nereida. Tu souris simplement, pianotes une brève réponse et reposes le téléphone. Reportant ton attention sur ton ex, ton ventre se serre légèrement et soudainement. Tu sais que tu devrais lui parler. Voilà quelques jours que tu y penses sérieusement. Que tu cherches le moment parfait. Mais surtout, que tu repousses … Parce que c’est elle. Que vous ne parliez pas de vos intimités amoureuses. Parce que tu ne sais pas vraiment quoi dire. Parce que tout est compliqué. Parce que jamais tu n’aurais cru te retrouver dans une telle position. Pauvre innocente que tu es. Tu inspires profondément, termines ton verre et te lèves pour aller fouiller dans le bar du salon. “Un dernier pour la route ? Après, promis, je disparais de ton espace.” Un pousse-café. Voilà qui te donnerait le courage te lancer. Ce soir semblait parfait pour enfin expliquer ce qui se passait dans ta vie actuellement.

Si Lean semble vouloir me faire penser davantage à Swan ces derniers temps, Emma, à l’inverse, cherche elle à me rapprocher de Jay. C’est d’ailleurs par son initiative que je me retrouve à cuisiner un dîner avec mon ex-femme, dans la maison que j’habite encore et que nous avons partagée pendant de nombreuses années. Evidemment, notre fille aînée se fait elle aussi la malle, nous laissant là juste Jay et moi. Sa présence m’a toujours été agréable, même depuis notre divorce. Je sais que ça a été plus difficile pour elle, et c’est tout à fait normal vu ce que je lui ai fait vivre. Pourtant, notre relation est plus saine aujourd’hui, et je suis heureuse qu’elle le soit. Nous discutons de tout et de rien, l’ambiance est très bonne et les confidences sont de mise. Il nous a fallu un peu de temps avant de pouvoir retrouver notre complicité, mais je suis heureuse de pouvoir à nouveau partager ce genre de moment avec elle, sans ambiguïté aucune. Enfin, je crois.

Le portable de mon ex se met à vibrer, et elle répond au message dans un fin sourire. Je ne relève pas, ni ne fait aucune réflexion, ça ne me regarde pas. Elle a sa vie désormais, tout comme j’ai la mienne, et cette curiosité serait bien mal placée. Même si elle est bel et bien là. Mais je la contiens, et nous passons au salon, avec nos verres de vin, jusqu’à terminer la bouteille. Mon esprit est plus léger, je ris plus facilement pour pas grand chose, mais je me sens juste bien, détendue. Se déplaçant jusqu’au bar du salon, mon ex femme me propose un dernier verre. « Après, promis, je disparais de ton espace. » Je me mets à rire légèrement. « C’est pas comme si tu me dérangeais, sinon je t’aurai mise à la porte plus tôt. » Ce qui est vrai, même si je l’aurai fait avec tact, bien sûr. J’accepte le dernier verre et la laisse nous servir, avant qu’elle ne revienne s’installer dans le sofa, non loin de moi. Son téléphone vibre à nouveau et je pose mon regard sur ce dernier. Elle ne répond pas cette fois. C’est plus fort que moi. « Ton admiratrice risque de s’inquiéter, si tu ne réponds pas. » C’est peut-être l’une de nos filles, ou un ou une amie. Je n’en sais rien, mais j’ai comme une intuition. Si elle ne veut pas en parler, très bien, mais je suis trop curieuse pour laisser passer ma chance.

Chris rigole, doucement mais sincèrement. Ton sourire s’élargit alors qu’elle se permet de préciser : « C’est pas comme si tu me dérangeais, sinon je t’aurai mise à la porte plus tôt. » Tu la connais bien assez pour savoir qu’elle a tout à fait raison. Elle aurait certainement su y mettre les formes, mais si son envie d’être seule avait dépassé celle de passer un peu de temps en ta compagnie, Chris aurait su te le faire comprendre avec une douce fermeté et sans équivoque. Il n’en est pas question ce soir et, quelque part, c’était tant mieux. Vous passiez une bonne soirée. Tu étais bien là.

Tu vous sert deux derniers digestifs et rejoins ton ex dans le salon. Tu lui tends son verre et t’installes à ton tour sur le sofa. Tu inspires et expires profondément, laissant ton être s’envahir d’un peu plus de détente. Alors que tu trempes tes lèvres dans l’alcool, ton téléphone vibre à nouveau. Tu ne te jettes pas dessus, ne réponds pas dans la seconde. A la fois, car tu n’as plus 15 ans et car tu sais que Nereida ne se formalise pas de ce genre de détail. Cela ne fait pas partie de votre relation.
Ce sujet que tu hésitais justement à - finalement et enfin - évoquer avec la mère de tes filles, n’échappe pas à l’oeil de lynx de cette dernière. « Ton admiratrice risque de s’inquiéter, si tu ne réponds pas. » Elle a le sourire en coin, à peine visible. Elle tente une pêche aux informations. Elle a du sentir quelque chose. Car ce message aurait pu venir de n’importe qui. Mais non, Chris a un pressentiment. Elle avait toujours eu ce genre de pouvoir. Un sixième sens aiguisé. Cela ne devrait pas te surprendre mais tu te sens malgré tout prise de court. Probablement car le sujet reste délicat entre vous. Vous ne parliez pas de vos vies intimes respectives. Tu hésites à prendre la parole du tac au tac mais préfères opter pour une seconde gorgée avant d’enfin articuler : “Je ne pense pas non. Ce n’est pas son genre” Tu ponctues d’un simple haussement d’épaules sensé te donner un peu de contenance alors qu’un voile de malaise semble se déposer sur ta personne. Sans en prononcer les mots, tu confirmes les soupçons de Chris. Tu avoues ne pas être vraiment seule. Tu attestes enfin une réalité étant tienne depuis pourtant un petit moment maintenant. C’est étrange. Tu ne sais pas si tu as réellement envie d’approfondir. Pourtant tu le dois. Tu le sais. Maintenant que la brune est en ville, cela change tout. Tu ne veux pas mentir, cacher. Cela serait stupide et immature. Ton quotidien venait de changer. Et plutôt que de laisser le doute et les questions envahir ta famille, il ne tenait qu’à toi de rendre les choses limpides. “Par contre, je suppose qu’il est temps pour moi d’être un peu plus claire avec toi concernant cette partie de ma vie …” C’est définitivement très étrange d’ouvrir une telle conversation avec Chris. Peu importe le nombre d’années étant passé, peu importe la solidité de votre relation actuelle, … cela ne te paraissait pas juste. Il y aurait toujours une rayure dans ce genre de disque. Tu n’avais jamais signé pour ça. Jamais accepté, qu’un jour, tu puisses parler de toi et d’une autre à la seule et unique ayant compté plus que tout.

Ton verre est un allié de taille. On appelle ça le liquide du courage et l’expression prend tout son sens en cette seconde. “J’ai rencontré quelqu’un en France. Quelqu’un qui, aujourd’hui, vit aussi à L.A. …” Mais encore Jay ? Car si ce peu de mots est assez clair pour toi, il n’en était probablement pas de même pour Chris. “Cela va changer un peu la donne. Enfin je pense. Peut-être. J’sais pas trop …” Nouveau haussement d’épaule, grimace amusée. Une tentative “d’humour” rendant le sérieux du sujet plus facile à aborder. Ou du moins t’en donne l’illusion …

Cette soirée est agréable, ça nous arrive de moins en moins souvent, peut-être parce que la situation est un peu particulière, parce que mettre fin à notre mariage n’a pas pour autant mis fin à notre histoire. Cette dernière sera liée à tout jamais, simplement parce que nous sommes les deux mères de deux adorables jeunes femmes. Et même si nous ne sommes plus un couple, il reste tout de même une vraie affection. Alors l’avoir à dîner à la maison est un plaisir, je n’ai pas nécessairement envie qu’elle s’en aille en courant.
Une fois nos digestifs en main, nous rejoignons le salon et je taquine mon ex-femme concernant les vibrations de son téléphone. Je prête le faux pour avoir le vrai, ça fonctionne avec mes filles, avec mes patients, je peux toujours tenter pour voir si ça fonctionne avec elle. Ce n’est que de la curiosité, aucune jalousie là dedans. Ça ne serait pas légitime de toute manière. « Je ne pense pas non. Ce n’est pas son genre » C’était donc ça. Mon intuition ne me trompe que rarement. Il y a quelqu’un dans sa vie, donc. Ça ne m’étonne qu’à moitié. Il lui a fallu du temps pour se remettre de notre rupture - contre toute attente ça n’a pas été facile pour moi non plus - mais elle a su rebondir, et trouver chaussure à son pied. Jay est une femme magnifique, ça aurait été étrange qu’elle ne trouve pas quelqu’un. Je ne réponds rien, je n’ai rien à répondre. Je me contente de hocher un peu la tête avec un mince sourire au coin des lèvres. Si elle veut en parler, elle en parlera, dans le cas contraire je ne m’en formaliserai pas. « Par contre, je suppose qu’il est temps pour moi d’être un peu plus claire avec toi concernant cette partie de ma vie … » Nouveau hochement de tête, je change un peu de position pour être davantage face à elle, avant de planter mon regard dans le sien. « Je suis toute ouïe. » Mon coeur bat plus fort, j’ignore pourquoi, peut-être la peur qu’elle m’annonce quelque chose à laquelle je ne m’attends pas. J’ai compris qu’elle avait quelqu’un, mais peut-être que je connais cette personne ? Je l’ignore, et je m’efforce de ne pas laisser mon esprit divaguer. « J’ai rencontré quelqu’un en France. Quelqu’un qui, aujourd’hui, vit aussi à L.A. … » Je ne la lâche pas des yeux, silencieuse pour le moment, j’attends qu’elle m’en dise un peu plus, parce que là c’est vague. « Cela va changer un peu la donne. Enfin je pense. Peut-être. J’sais pas trop … » Je plisse un peu les yeux, pas certaine de comprendre. « Changer la donne ? » Je penche légèrement la tête sur le côté. « Parce qu’elle est jalouse et que tu ne vas plus pouvoir venir dîner à la maison ? Parce qu’elle n’est pas au courant que tu as deux filles et une ex-femme ? Parce que c’est un homme ? » Je fais de grands yeux exagérément rond, pour dédramatiser la situation. D’ailleurs, cette dernière question a le mérite de faire rire mon ex-femme. Je sais qu’elle aime exclusivement les femmes, tout comme moi, mais la vie peut parfois réserver des surprises de taille. « Je suis heureuse pour toi Jay, j’espère juste que c’est quelqu’un de bien. » Une fois encore, je n’ai pas envie de la pousser à m’en dire plus. Elle le fera seulement si elle en ressent l’envie et / ou le besoin.

Tu replies tes jambes sur le canapé alors que Chris garde le silence, affichant un très simple et mince sourire. Celui d’une sérénité certaine. Celui t’offrant l’opportunité d’en dire plus ou de t’arrêter là. Sans jugement. Tu optes pour la première option. Tu t’es tue assez longtemps et cela ne te ressemblait pas vraiment. « Je suis toute ouïe. » Ton estomac se serre légèrement. Comme un réflexe incontrôlé. Une angoisse latente liée à l’inédit de la situation. Tu poursuis malgré tout. Tu tentes une explication claire se voulant plus brouillon qu’autre chose. « Changer la donne ? » La tête et la mine de Chris te confirment son interrogation et tu ne peux réprimer un petit sourire. « Parce qu’elle est jalouse et que tu ne vas plus pouvoir venir dîner à la maison ? Parce qu’elle n’est pas au courant que tu as deux filles et une ex-femme ? Parce que c’est un homme ? » Alors que tu t’apprêtes à avaler une nouvelle gorgée de ton verre, tu es à deux doigts de recracher le tout dans un éclat de rire dont tu n’avais pas prévu l’arrivée. Une simple question, une pointe d’humour et voilà qui aide à te faire relâcher - un peu - la pression de cet étrange échange. “Evidemment que non !” Arrives-tu à articuler en grimaçant et terminant ton rire. Les hommes n’étaient pas dans le tableau. Il ne l’avait jamais été et Chris le savait. Pour le reste, tu savais pertinemment que Nereida ne t’interdisait rien. Cela ne fonctionnait pas de la sorte. Et même en t’imaginant dans une histoire de couple plus “classique”, la femme qui t’éloignerait de ta famille n’était pas née ! Cela dit, il n’y avait rien à faire, le fait qu’elle soit là changeait quelque chose, une certaine dynamique.

Ton sourire a fondu mais pas entièrement. Un peu plus sérieuse tu reprends : “Elle est au courant. Pour toi et les filles. Elle n’a aucun désir de s’immiscer entre moi et ce que nous partageons en famille.” Tu t’entends parler et te demandes toute seule quel pouvait bien être cette crainte qui t’habitait. Ta lèvre inférieure roule sous tes dents un instant avant que tu ne reprennes la parole, la regard dans le vide : “Elle n’est pas jalouse. Bien au contraire. Et probablement plus à l’aise avec cette situation que moi.” Quelle situation Jay ? Sois plus claire et crache le morceau. Chris attend ! “Ca fait … presque 3 ans qu’on se fréquente elle et moi. En France.” Tu n’as pas envie de laisser trop de blanc ou de silence s’installer de peur de la réaction immédiate de ton ex-femme. Apres tout, le mensonge - ou plutôt l’omission - avait été longue. “Aujourd’hui, elle est ici. A L.A.” Tu hésites, ton cerveau carbure, de drôles de scénarios s’enchainent dans tes pensées. “Et j’ai peur de me sentir perdue dans cette vie qui n’est plus aussi compartementalisée.” Tu hausses les épaules et reprends une gorgée de vin. “C’était mon étrange bouclier” Et ça, c’était bien vrai. Car au-delà de l’accord que vous aviez Nereida et toi ainsi que de son réalisme soudain, tu n’avais plus aucune idée de comment te comporter en couple. Pour de vrai. En jonglant entre partenaire, boulot, famille, et ex. Tant d’années à jouer cet étrange jeu … tu n’avais pas envisagé que tu puisses perdre ce nouvel équilibre. “Je ne sais pas si je me fais confiance pour gérer …” Tu souffles, déposes ton verre sur la table basse et t’étires légèrement le buste, tête en arrière et mains dans les cheveux. Lorsque tu te redresses quelques longues secondes plus tard, tu ponctues  : “Bon sang, ce vin me fait radoter !” Mouais. Moyen comme excuse …

Je vois à quel point mon ex-femme semble avoir des difficultés à m’avouer qu’elle a quelqu’un dans sa vie. Evidemment, ça me fait un petit quelque chose. Pas que j’attendais qu’il se passe à nouveau quelque chose entre nous, parce que nous avons déjà bien assez souffert de mes erreurs. Mais sans doute parce que se rendre compte que l’un de mes deux plus grands amours a fini par passer à autre chose, ça fait quelque chose. Je ne suis pas jalouse, plutôt même heureuse pour elle, mais je ne peux passer outre ce petit pincement. Je tente un trait d’humour pour détendre l’atmosphère, et l’entendant rire, je souris de plus belle, plus largement aussi. Evidemment que non, ce n’est pas un homme. Ça m’aurait vraiment étonnée. Jay est comme moi, elle aime uniquement les femmes. « Elle est au courant. Pour toi et les filles. Elle n’a aucun désir de s’immiscer entre moi et ce que nous partageons en famille. » Je hoche la tête, satisfaite d’entendre ça, parce que je pense que je n’aurai pas supporté qu’une femme entrant dans la vie de Jay, puisse l’évincer de sa famille. Je parle là de nos deux filles, pour moi, c’est tout autre chose. Je fais partie de son passé, et si elle devait faire une croix sur ce lien que nous avons continué à tisser, je peux le comprendre. Ce n’est pas facile de vivre avec quelqu’un qui continue de voir son ex. « Elle n’est pas jalouse. Bien au contraire. Et probablement plus à l’aise avec cette situation que moi. » Je plisse un peu les yeux, pas certaine de vraiment comprendre ce qu’elle baragouine. Elle m’avoue finalement que ça fait trois ans qu’elles se fréquentent, en France. Là, je dois dire que je suis sur le cul. « Oh ! Ah oui trois ans quand même… » Je m’attendais à une histoire plutôt récente à vrai dire, quelque chose qui dure assez pour qu’elle ressente le besoin de m’en parler, mais trois ans, c’est long. Elle me dit que cette femme est aujourd’hui à Los Angeles, ce qui bouscule visiblement pas mal mon ex-femme. « Et j’ai peur de me sentir perdue dans cette vie qui n’est plus aussi compartementalisée. C’était mon étrange bouclier » Je souris légèrement et hoche la tête.  « Je comprends, comme tout changement dans une relation qui est déjà installée, ça peut perturber un peu. » Ça ne veut pas dire pour autant que ce sera aussi difficile qu’elle l’imagine. Mais c’est vrai que Jay a toujours eu besoin d’un certain cadre, une manière bien à elle d’organiser les choses pour être en accord avec ses attentes et ses besoin. Ce qui est tout à son honneur quand on y pense. « Je ne sais pas si je me fais confiance pour gérer… » finit-elle par avouer, me faisant part de sa vulnérabilité qui m’a toujours touchée. « Peut-être qu’il serait bien de te faire confiance un peu pourtant… » Je sais que j’y suis pour beaucoup dans la perte de confiance en elle et d’estime d’elle-même, et je culpabilise encore aujourd’hui. « Si ça fait trois ans, c’est que ça fonctionne. Ici ou là bas, si vos sentiments sont réels, il n’y a pas de raison que ça ne fonctionne pas. Elle est venue ici pour toi ? » C’est une hypothèse comme une autre, mais j’imagine qu’après trois ans de relations, cette femme a peut-être simplement voulu passer à la vitesse supérieure ? Jay s’étire et dit radoter, ce qui me fait rire. Elle essaie simplement de cacher ce qu’elle ressent, et moi ce que je ressens, c’est qu’elle ne savait pas comment m’en parler. Elle n’a aucun compte à me rendre, du moment qu’elle ne blesse pas nos filles d’une quelconque manière, tout va bien. « Les filles la connaissent ? » Après tout, trois ans, j’imagine qu’elles l’ont peut-être rencontrée, au moins par visio, ou même quand elles sont allées en France, je l’ignore. Sont-elles seulement au courant ?

« Oh ! Ah oui trois ans quand même… » La surprise est réelle. Non feinte. Il faut dire que tu viens de lâcher une petite bombe. C’est la première fois que tu caches quoi que ce soit à Chris. Elle avait toujours été au courant de tout. De ce qui importait. Pendant et après mariage. C’était une constante que vous aviez gardée. Elle n’avait pas toujours écho de l'une ou l’autre nuit passée dans des draps inconnus mais tu n’y apportais toi-même aucune importance. Personne n’avait plus compté. Apres Chris, personne n’avait su reprendre le flambeau. Tu ne t’étais pas laisser faire non plus. Tu n’avais pas lâché de lest, tu avais fermé toutes les portes. La seule à avoir réussi à changer la donne était Nereida. Sa jeunesse, sa spontanéité, l’inédit de votre situation, … tout ça avait dû jouer. Tu t’étais laissé charmer, tu avais redécouvert le plaisir du partage, de l’intimité. Une redécouverte teintée de nouvelles règles, et ça aussi ça aidait. Enfin bref.
Ton regard est vissé dans celui de Chris. Tu y cherches avec une certaine angoisse, sa réaction la plus sincère. La surprise passée, serait-ce une certaine colère qui viendrait pointer le bout de son nez ou de la compréhension ? Son visage s’illumine d’un doux sourire. Elle hoche sobrement et tu te demandes encore pourquoi tu en doutais. Chris avait toujours eu l’intelligence et la maturité que peut-être toi-même n’avait pas. Peut-être aussi que tout au fond de toi, tu espérais qu’un brin de colère ne traduise une trace de jalousie encore présente. Mais il ne semblait y en avoir aucune. Malheureusement. Ou plutôt, heureusement. Il n’était pas temps pour toi de replonger. De te bercer d’illusions. Pas maintenant. Pas en cette fragile période. Un simple geste de Chris et tu te savais perdue. Parce qu’il y avait le vin de la soirée et cette incertitude effrayante qui venait tout faire vaciller, de nouveau. Tu aurais juste aimer retrouver ton pilier. Mais Chris ne l’était plus.

« Je comprends, comme tout changement dans une relation qui est déjà installée, ça peut perturber un peu. » A ton tour d’acquiescer. Tout en trempant tes lèvres dans ton verre une nouvelle fois, tu ne peux réprimer un certain pouffement et ces quelques mots : “Je suis plutôt bien rodée de ce côté. Je devrais avoir l’habitude.” Tu clignes à l’attention de ton ex dans une trace d’humour un peu piquante mais pas méchante. « Peut-être qu’il serait bien de te faire confiance un peu pourtant… » Elle avait surement raison. Mais tu n’étais plus en réel état d’avoir l’argumentaire parfait. Rien d’autre ne t’échappe qu’une grimace d’agacement. Car tu sais que tu devrais l’écouter. « Si ça fait trois ans, c’est que ça fonctionne. Ici ou là bas, si vos sentiments sont réels, il n’y a pas de raison que ça ne fonctionne pas. Elle est venue ici pour toi ? » Chris continue. Ses mots te rassurent un peu. Elle a le don de trouver les bons. Apres tout, c’est vrai que si cela fonctionnait depuis presque 3 ans, il n’y avait pas de raison que tout parte en l’air … Oui et non. Car le temps ne faisait clairement pas tout. Là encore, tu aurais pu relancer une pique à ton ex mais tu ne voulais pas devenir désagréable. “Non, elle n’est pas là pour moi. Et nous partageons une relation … ouverte et libre.” L’alcool faisant son petit effet, les mots finissent par sortir plus facilement. Sans filtre. De toute façon, il n’y avait plus à tourner autour du pot. “Mais oui je pense que de réels sentiments sont bel et bien présents.” Tu inspires et expires profondément avant de laisser tomber ta tête en arrière sur le canapé. Tu souffles. “Je vais finir par virer folle. Je ne suis pas vraiment du genre prêteuse normalement …” Un petit silence plane. Décidément, les évocations au passé sont nombreuses ce soir. Tu reprends, redressant la tête, finissant ton verre et le déposant définitivement sur la table basse : “J’ai plus l’âge pour tout ça. Si ?” Drôle de question. Etrange recherche d’approbation. Tu pars en roue libre. Tu devrais peut-être (surement) arrêter de parler. « Les filles la connaissent ? » Ta bouche se tortille comme honteuse d’avouer des mots qui ne sortent pas. Tu te contentes de secouer de gauche à droite. Non, décidément Nereida était ton petit secret, gardé depuis bien trop longtemps. Sans compter que la différence d'âge qui la séparait de Lean étant bien moins grande que celle te séparant de ton amante. Tu doutais de la bonne réception de cette annonce par les filles.

« Je suis plutôt bien rodée de ce côté. Je devrais avoir l’habitude. » affirme-t-elle. Je ne suis pas sûre de comprendre le sous-entendu, que je sens comme une pique qui fait ressortir toute la culpabilité que j’avais presque réussi à faire taire jusque là. Presque, je dis bien. Je sais à quel point j’ai pu blesser Jay, je sais que je n’ai pas bien fait les choses, et si j’ai des remords dans un sens, je sais aussi que je n’aurai pas supporté de vivre avec des regrets dans l’autre sens. Passer à côté de mon histoire avec Swann m’aurait de toute manière éloignée de Jay, je le sais pertinemment. Et puis, on ne peut pas refaire l’histoire. Je tente de passer outre son petit commentaire qui m’a touchée plus que je ne l’aurai voulu, mais pas dans le bon sens du terme. Je poursuis, essayant de la rassurer sur cette relation qui semble importante pour elle. Sinon, elle n’aurait pas autant de doutes. « Non, elle n’est pas là pour moi. Et nous partageons une relation … ouverte et libre. » Je comprends mieux désormais. Ça m’étonne assez de Jay, mais après tout, elle a sûrement beaucoup changé depuis notre histoire, ou du moins la fin de celle-ci. « Mais oui je pense que de réels sentiments sont bel et bien présents. » Je hoche alors la tête, ravie qu’elle l’avoue, même si elle n’avait pas besoin de le faire, je le savais déjà. Le fait même qu’elle m’en parle traduisait ses sentiments pour cette femme. « Je vais finir par virer folle. Je ne suis pas vraiment du genre prêteuse normalement … » C’est bien ce que je disais. Je me pince un peu les lèvres, hochant silencieusement la tête avant de boire une gorgée de mon vin. « J’ai plus l’âge pour tout ça. Si ? » Un léger rire amusé franchit cette fois la barrière de mes lèvres. « Est-ce qu’il y a vraiment un âge pour ça ? » Après tout, ça reste de l’ordre des sentiments, des histoires, des ressentis. Et je suis persuadée que ça nous suivra jusqu’à notre tombe. On naît et on vit pour ça, principalement. Je lui demande finalement si nos filles connaissent sa nouvelle petite amie. Enfin je dis nouvelle, mais ce n’est plus très nouveau, trois ans. Je crois que j’ai un peu de mal à le digérer, mais je ne m’en sens pourtant pas légitime. Elle secoue la tête, et je crois que dans un sens ça me rassure un peu. J’aurai probablement mal vécu d’être mise de côté dans l’équation, même si en y réfléchissant ça aurait été presque normal. « Ça ne saurait tarder alors. » Maintenant qu’elle est à Los Angeles, ça me semble logique. J’ignore si je ferai sa rencontre un jour, je ne suis pas certaine d’en avoir très envie. Si c’est pour me comparer à elle, je m’en passerai bien. C’est maintenant que je me rends compte d’une partie de ce qu’a pu ressentir Jay quand elle a su que j’avais une histoire avec une autre femme. Même si évidemment, c’est différent, puisqu’aujourd’hui Jay et moi ne sommes plus un couple. Et je déteste ressentir ce que je ressens, cette amertume, et cette presque jalousie que je n’assume pas du tout. Je crois que j’aurai préféré ne rien savoir finalement. « J’espère que ça ira. » Je laisse planer un silence avant de me rendre compte de ma phrase. « Enfin entre vous je parle. Avec les filles y’a pas de raison. » Je crois. Même si j’ai bien compris qu’Emma essayait encore de remettre ses deux mères ensemble, quand Lean elle, semble vouloir me faire passer du temps avec la mère de sa meilleure amie…

Elle s’amuse gentiment de la situation, ponctuant simplement et justement par : « Est-ce qu’il y a vraiment un âge pour ça ? » Malheureusement non. Chris avait raison. Ton visage fait la moue pour finir par sourire. “Je suppose que non …” A ces mots, tu te demandes secrètement si Chris aussi traverse ce genre d’émotions. Question d’une étrange et malsaine curiosité. Tu sais que la réponse risquerait de ne pas te plaire. Tu n’as pas envie de savoir, pas envie d’imaginer. Et pourtant … pourtant tu te sens soudainement terriblement égoïste de parler de toi sans lui rendre la pareille.

Elle te sort de tes pensées en évoquant les filles. Tu lui avoues qu’elles ne connaissent pas encore Nereida mais tu évites d’ajouter à quel point cette rencontre t’inquiète. Chris, le sait, Lean et Emma comptent plus que tout. L’idée qu’elles puissent ne pas s’entendre ou accepter la personne de Nereida te ferait beaucoup de mal. Tu sais que - que tu le veuilles ou non - cela te pousserait à revoir certaines choses, à te poser des questions peut-être encore inconnues à ce jour, ou de celles dont tu refuses de reconnaitre l’existence. « J’espère que ça ira. » Tu redresses le regard s’étant perdu un instant sur la doublure de l’une des housses de coussins. Ses mots rajoutent quelques pincées d’angoisse, avant que tu comprennes qu’elle ne parlait plus des filles mais bien de ta relation. De Nereida et toi. Tu souris en coin. Tu ne sais pas trop si l’entendre bénir ta relation est satisfaisant et rassurant ou … plutôt triste.

Ton regard est planté dans le sien, comme pour sonder son âme. Y chercher ce que tu savais ne plus jamais trouver. Un réflexe. Eternel espoir. L’espace de quelques instants, il te semble pourtant y trouver l’objet de ta quête. Un malaise, un sourire moins sincère. Jalousie ? Ou était-ce ton esprit agréablement trempé de vin rouge et de spiritueux qui te jouait des tours ? Cette dernière option te semble la plus probable, plausible. Il ne pouvait pas en être autrement. Tu détournes alors presqu’en te forçant. Tu avais toujours aimer la regarder des heures durant. Certaines choses ne changeaient pas. “ J’espère aussi.” Te laissant aller plus que tu ne le devrais, tu disposes un peu machinalement un plaid en boule sur les cuisses de Chris et t’allonges. En un geste dont tu avais l’habitude à l’époque, tu reposes ta tête sur ton ex. Enfin presque. Cette fois, cette espèce de “barrière de sobriété” semblait être de mise et plus appropriée. Le tissu vous sépare. Ton regard se plante au plafond. Tes mains trouvent leur place sur ton ventre et tu te laisses bercer un moment par l’élan de ta propre respiration. “Est ce que c’est juste moi ou tout semblait plus simple à l’époque ? Des fois, j’ai l’impression d’avoir 107 ans …” Tu lâches un petit rire. A peine présent. Car tu es sérieuse. Toi qui gardait pourtant la forme de tes 30 ans et l’esprit le plus ouvert possible, te retrouvais bien des fois comme au pied du mur d’une société allant beaucoup trop vite. Et dans une telle spirale, Chris avait toujours été ton ancre. Elle te rassurait.

On est d’accord sur le fait qu’il n’y a pas d’âge pour avoir des sentiments pour quelqu’un. Ça nous suivra jusqu’au bout j’en ai peur. Je suis sincère avec elle, j’espère que les choses se passeront bien avec cette relation, je lui souhaite en tout cas, elle le mérite, après ce que je lui ai fait vivre. Je m’en veux toujours, même si je sais qu’on ne peut pas revenir en arrière, effacer les blessures du passé. Elles sont là, elles nous ont construites et ont fait de nous ce que nous sommes aujourd’hui. Ça ne nous empêche pas de culpabiliser, évidemment. Nos regards se trouvent à nouveau, il y a comme une sorte d’étincelle qui avait presque disparu jusqu’alors, à moins que j’en avais simplement fait abstraction. Je ne sais pas si c’est d’apprendre qu’elle a quelqu’un, de ressentir le poids de certains remords, je l’ignore. Elle m’avoue espérer aussi que les choses se passent bien avec sa petite amie. Je ne sais comment la qualifier, après trois ans, c’est un peu plus qu’une petite amie ?
Jay vient s’allonger sur le canapé, déposant un plaid roulé en boule sur mes cuisses avant d’y reposer sa tête. Mon coeur s’emballe, ça n’a aucun sens. C’est une position dont elle avait l’habitude, avant. Mais les choses sont différentes aujourd’hui, alors pourquoi mon coeur bat-il si fort ? « Est ce que c’est juste moi ou tout semblait plus simple à l’époque ? Des fois, j’ai l’impression d’avoir 107 ans … » Mon rire se mêle au sien. « Ça va, t’es bien conservée pour une petite vieille de 107 ans… » Je termine mon verre de vin et le pose sur le guéridon près de l’accoudoir. Par habitude, je glisse une main dans les cheveux de mon ex femme, mon bras opposé reposant finalement sur le dossier du canapé, ma tête reposant elle, dans le creux de ma paume de main. Mes doigts se fondent dans ses mèches brunes et je joue avec certaines d’entre elles, les enroulant entre mes phalanges. « Moi c’est quand je vois les filles grandir que j’ai l’impression d’avoir passé le siècle. L’autre soir Emma est sortie avec des amies, elle avait mis une jolie robe et des talons, j’ai cru que j’allais défaillir. » Je ris un peu tout en continuant mon manège dans les cheveux de la femme qui a partagé tant d’années de ma vie. « Imagine quand elles auront des enfants, si elles en ont. Je suis pas prête. » Et pourtant, elles auraient l’âge, toutes les deux, même si je trouve ça beaucoup trop tôt. Quoi qu’il advienne, je soutiendrai toujours mes filles, et je sais que ce sera la même chose pour Jay. Nous sommes mère avant tout, et c’est ce qui nous réunira toujours. « Oh, tu sais ce qu’on pourrait faire ? Puisqu’on a l’impression d’avoir 107 ans… » Je lui souris et soulève le plaid sur lequel elle était appuyée pour le reposer sur le canapé, avant de me lever pour aller chercher les albums photos de famille. Il y a longtemps que je n’avais pas replongé dedans, et avec le vin, et la présence de Jay, je crois que ce soir j’en ai vraiment envie. « Ça mérite quand même un autre verre. » Je nous sers et termine donc la bouteille de vin. Possible qu’il faille aller en chercher une autre, on verra…

Ton regard se perd au plafond quelques secondes. Tu observes le blanc immaculé de la peinture ayant probablement été refaite. Tes iris passent sur le luminaire éteint vous surplombant. Seules les petites lampes d’appoints et une grosse bougie sont allumées dans le salon. Une faible lueur émanant de la cuisine se joint également à la danse. « Ça va, t’es bien conservée pour une petite vieille de 107 ans… » Tu souris. Plus que de nature. Ce genre de compliment semble gagner tout en saveur au travers des lèvres de Chris. Tu sens ses doigts venir se faufiler dans tes cheveux. Les caresser. Entortiller quelques mèches. Comme avant. Tu fermes les yeux un instant, te laissant envahir par une vague de passé bien plus agréable que la nostalgie avec laquelle tu vivais et à laquelle tu t’étais plutôt bien habituée avec les années. Non. Ce soir semblait légèrement différent. Même ton corps s’accorde un certain frisson lorsque ses doigts effleurent la peau de ton cou dans leur manège.  « Moi c’est quand je vois les filles grandir que j’ai l’impression d’avoir passé le siècle. L’autre soir Emma est sortie avec des amies, elle avait mis une jolie robe et des talons, j’ai cru que j’allais défaillir. » Elle rit faiblement et tu te joins à elle en imaginant la tête de ton ex-femme. « Imagine quand elles auront des enfants, si elles en ont. Je suis pas prête. » Tu hausses aussitôt les sourcils en inspirant profondément. “Ne m’en parle pas ! Comment des bébés peuvent-ils avoir des bébés ? Ca n’a pas de sens ! C’est pas pour  demain …” Car à tes yeux, les filles restaient bel et bien vos poussins. Vos toutes petites. Mais tu savais que ce n’était qu’illusion et que - bien évidemment - leurs accomplissements en tant que jeunes femmes épanouies te remplissaient de fierté. “Par contre, on serait plutôt pas mal comme grand mères, tu ne trouves pas ? Les plus cool du quartier !” Ton rire s’accentue un peu. “Tu te revois dans les couches ? Courir après des petits singes qui crapahutent toujours là où il ne faut pas ? T’inquiéter à la moindre bosse ?” Tu t’arrêtes là mais la liste est longue. Tu t’amuses de ces rappels tout en te demandant réellement si tu aurais encore la patience et l’énergie pour tout ça. Peut-être pas entièrement. Mais il était clair que tu serais une mamie sportive et gâteaux quand il le faudrait. Un combo qui t’allait plutôt bien, mais que tu préférais repousser à plus tard. Bien plus tard.

« Oh, tu sais ce qu’on pourrait faire ? Puisqu’on a l’impression d’avoir 107 ans… » Son regard vient chercher tes pupilles, son visage s’illumine et le tien semble surement plutôt confus. Pas le temps de demander quoi que ce soit que Chris bouge. Elle s’éclipse de sous ta tête qu’elle redresse avec le plaid et disparait de ton champ de vision. Intriguée, tu te retournes sur le ventre et observes ton ex fouiller dans l’un des meubles de la pièce. Tu comprends alors et souris à ton tour, l’observant revenir les mains chargée de vos albums photos. Tu te redresses, lui laisses plus de place et retrouves ta position en tailleur. « Ça mérite quand même un autre verre. » Elle dépose les albums à côté de toi et vous sert à nouveau. Ton bras se tend automatiquement. Tu attrapes le tien et le portes à tes lèvres avant de le reposer. Tu laisses Chris s’installer. Toute proche. Tu ouvres le premier album et en une seconde à peine, le passé te submerge. L’époque, votre jeunesse, vos sourires, de jolis clichés de couple heureux. Très vite, des photos de grossesses. La première. Ton visage s’illumine. “Bon sang regarde moi ce bidou ! J’avais oublié à quel point Emma s’était mise à son aise !” Tu rigoles. Une manière comme une autre de dire que le ventre de Chris ne passait clairement pas inaperçu.

Ton doigt glisse d’image en image. Décidément, cette soirée n’a pas la même saveur que les autres. Tu te sens comme enrobée d’un sentiment nouveau. Ou plutôt ancien. Quelque chose de rassurant et d’attirant. Tu pourrais aisément ne pas rentrer du tout ce soir. Juste rester là, avec Chris, plongée dans cette espèce de faille temporelle que vous veniez d’ouvrir et te laisser t’y baigner un moment …

J’imagine un instant nos filles devenant maman, je ne suis définitivement pas prête à ça. « Ne m’en parle pas ! Comment des bébés peuvent-ils avoir des bébés ? Ca n’a pas de sens ! C’est pas pour  demain … » Je ris légèrement, c’est vrai pour Lean qui est encore notre bébé, alors qu’Emma elle, grandit plus vite que je ne le voudrais. C’est une vraie femme désormais, et en âge d’avoir des enfants. Je m’inquièterai le jour où elle aura une relation qui tienne la route. Ce n’est pas encore le cas, et je ne pense pas qu’elle soit du genre à tomber enceinte par accident. Je l’espère en tout cas. « Par contre, on serait plutôt pas mal comme grand mères, tu ne trouves pas ? Les plus cool du quartier ! Tu te revois dans les couches ? Courir après des petits singes qui crapahutent toujours là où il ne faut pas ? T’inquiéter à la moindre bosse ? » Je ris en imaginant le tableau. « C’est vrai qu’on serait vachement cool. Et on le sera, j’en suis sûre. Mais pas trop tôt ! » Je laisse tomber ma tête en arrière sur le dossier du canapé, laissant mes doigts continuer leur manège dans les cheveux de mon ex-femme. « Les couches c’est pas ça le pire. C’est les nuits presque blanches. Ça je suis clairement plus en âge ! » Je le confesse, je n’ai plus l’âge pour les nuits blanches, il me faudrait trop de jours pour m’en remettre. Mais je sais que je serai une bonne grand mère, autant que Jay le sera.

J’ai un éclair de génie, et l’envie subite de me replonger dans le passé à cause de cette discussion. Je me lève et vais chercher les albums photos sans tarder sous le regard au départ incompris de Jay. Mais elle comprend vite, et après que je nous ai servi un autre verre de vin, je me replace tout près d’elle pour pouvoir partager ce moment ensemble. A peine l’album ouvert que nous sommes replongées dans les souvenir. Ils ont été heureux, pour la plupart, et en grande partie fort heureusement. Même si certains de mes choix sont venus ternir le tableau. Mais le début de l’histoire est digne d’un conte de fées, et je compte bien m’arrêter à ça ce soir, pour terminer la soirée. « Bon sang regarde moi ce bidou ! J’avais oublié à quel point Emma s’était mise à son aise ! » Je ris avec elle en haussant la tête. « Tout le monde me demandait si c’était des jumeaux, j’ai jamais eu aussi peur et hâte en même temps pendant l’accouchement. » Notre première fille, notre joyau, avant que la famille s’agrandisse à nouveau pour accueillir Lean. Les souvenirs nous embaument, je me sens légère, le vin aide sûrement, mais je me sens simplement bien, je n’ai envie d’être nulle part ailleurs qu’ici avec elle. Nous arrivons à une photo de nous deux en train de danser, à un mariage. Je ne me souviens même plus de quel mariage il s’agissait, mais pour le reste… « Tu te souviens de la chanson sur laquelle on a dansé ce soir là ? » Je la regarde, les yeux pétillants. Je récupère mon portable et cherche la chanson en question, la lançant sans tarder sur les enceintes de la chaîne hifi connectée avec mon smartphone. Je déplace l’album que je pose à côté de moi et me lève, tendant la main à mon ex-femme pour qu’elle me rejoigne pour danser. Tant qu’à y être…

Les photos défilent et tu t’arrêtes sur votre première grossesse. Tu t’amuses du ventre de ton ex. Vous pouviez aujourd’hui en rire sans angoisse mais Chris te rappelle qu’à l’époque, ce n’était pas tout à fait pareil. « Tout le monde me demandait si c’était des jumeaux, j’ai jamais eu aussi peur et hâte en même temps pendant l’accouchement. » Tu retiens à peine un certain pouffement mais te calmes en te rappelant que - effectivement - le terme n’avait pas été aisé pour la brune. Au final, plus de peur que de mal mais malgré tout, de longues heures de travail avant l’arrivée de votre merveille. Ton visage s’illumine à ce souvenir et ne perd aucune étincelle à la suite de votre retour dans le passé. Vous riez, vous vous remémorez. Vos corps sont proches, se frôlent. Tout est léger et tellement agréable. Le vin vous aide à vous détendre, à oublier. Oublier - l’espace d’un instant - que tout ceci n’est plus. Que vous n’appartenez plus l’une à l’autre. Et Dieu que l’ignorance est douce en cette heure.

Lorsque Chris s’arrête sur une page en particulier, son index pointe un cliché en particulier. Seconde de silence. Le souvenir remonte. Son sourire s’élargit. « Tu te souviens de la chanson sur laquelle on a dansé ce soir là ? » Son regard te transperce et tu ne peux t’empêcher de sentir ton ventre se pincer doucement. Un petit papillon passant par là se réveille. “Bien sur que je me souviens …” Le ton est doux et traduit toute la vérité débordant de ce simple détail. Tu te souvenais non seulement de la chanson mais tout autant de la matière de la robe de Chris sous tes mains, de son parfum du jour, de la chaleur des nombreuse bougie illuminant la salle de bal ainsi que des craquements du parquet de l’ancienne grange.
Chris se penche, attrape son portable et pianote. Une ou deux secondes s’écoule et voici la dite chanson qui résonne dans l’enceinte du living-room. Chris écarte l’album, se redresse et te tend la main. Ta lèvre inférieure roule légèrement sous tes dents avant que tu ne te redresses à ton tour et sans te faire prier. Tu glisses tes doigts dans les siens et en un mouvement beaucoup trop habitué et fluide pour qu’il ne date de presque 20 ou 30 ans, vos deux corps se retrouvent. Elle est contre toi et tu sens ton coeur manquer un battement. Tu ne devrais pas. Ceci était probablement la pire idée du siècle. Mais elle était surtout la plus attirante et la plus irrésistible. Tout semblait si … normal. Comme si ta place ne pouvait être ailleurs. Tu la serres un peu plus et vous voila parties, virevoltant avec douceur dans le salon. Tu te laisses porter par la musique, le souvenir, sa présence. Tu souffles à son oreille : “Si je ne te connaissais pas mieux, je pourrais presque croire que tu me dragues Misses Chris Duncan …” Tu lâches un rire presque imperceptible avant que ta main initialement au milieu de son dos, ne s’installe plus confortablement au creux de ses reins. Presque sans t’en rendre compte. Par habitude. Son nez dans ton cou, tu peux sentir son souffle venir réchauffer ta peau. Un frisson te parcours et tu ne peux t’empêcher de venir inspirer ses cheveux dont l’odeur t’avait tant manqué. Bon sang, que la pente était glissante ... “Je passe une excellente soirée.” Un murmure à peine. Dont le sens est pourtant hurlant de vérité.

Cet aparté n’était absolument pas prévu. Mais je n’ai pas envie de réfléchir à ce qu’il faudrait faire ou ne pas faire. Je me laisse porter par la soirée, les volutes de vin qui m’embrument très légèrement la raison. Alors quand forcément je retombe sur cette photo de Jay et moi en train de danser, j’ai envie de revivre ce moment, d’une certaine façon. Une fois la musique lancée, j’invite mon ex femme à me rejoindre pour partager un moment l’une contre l’autre. Il y a très longtemps que ça ne nous était pas arrivé, de danser toutes les deux de cette manière. Nos habitudes reprennent vite le dessus, nous nous rapprochons davantage, ne laissant de place à aucune pudeur. Comme si rien n’avait changé depuis ce jour, depuis cette danse. « Si je ne te connaissais pas mieux, je pourrais presque croire que tu me dragues Misses Chris Duncan … » Je ne peux réprimer un rire amusé, et plonge mon regard un instant dans le sien. Nous sommes si proches que je peux sentir son souffle buter contre ma peau. « Est-ce que j’ai vraiment besoin de ça ? » Je m’amuse à sous-entendre que si vraiment j’en avais envie, ça ne serait pas bien compliqué. La main de la brune se déplace un peu plus au sud, glissant jusque dans le creux de mes reins, et je tente de réprimer un frisson. Impossible à retenir, ces choses là sont trop imprévisibles. Doucement et portée par la musique, je viens enfouir mon nez dans ses cheveux, mon visage dans son cou, respirant son parfum mêlé à celui de son shampoing, et celui de sa peau, que j’ai si longtemps aimé respirer. « Je passe une excellente soirée. » avoue-t-elle dans un murmure alors que je souris, presque à même sa peau. « Moi aussi. » Et puis finalement, je lâche sa main pour venir entourer son cou de mon 2ème bras, la laissant poser son autre main dans mon dos, rejoignant l’autre. Comme un slow plus lent, plus intime aussi. Comme si nous étions redevenues ces jeunes adultes, ou presque des adolescentes à leur première soirée. C’est dangereux, je le sais, je le sens dans un coin de mon esprit, ce petit espace qui n’a pas été embrumé par le vin. Mais c’est beaucoup trop agréable pour que j’ai envie d’y mettre un terme. Alors lorsqu’une autre chanson suit la première, je fais le choix de ne pas me séparer d’elle, continuant de tanguer doucement, appréciant simplement cette chaleur et ce bien-être que je peux ressentir. Si je considère Swan comme mon âme soeur, cette femme de laquelle je ne pourrai jamais me défaire de manière presque un peu mystique, Jay elle, est et restera la femme de ma vie, la mère de mes enfants. Et il y a en cela un caractère éternel. Cette pensée fait se réveiller une sensation presque oubliée en moi, une sensation que j’avais enfouie, pour le bien de tout le monde. Mais la brèche est ouverte.

Vos regards se cherchent. Clairement. Il n’y a pas vraiment de doute à cela. Portée par les effluves du rouge et de cette unique soirée, tu t’autorises un commentaire - certes approprié - mais peut-être dangereux … Chris ne se crispe pas pour autant. Aucune tension dans le corps. Aucun mouvement de recul ni même d’hésitation. A cette distance, si proche de toi, tu l’aurais de suite senti, compris. Mais non. Rien. Rien d’autre qu’un réel soulagement venant t’envahir. Peut-être même une certaine satisfaction. D’autant plus lorsque ton ex vient planter ses iris dans les tiennes pour te répondre : « Est-ce que j’ai vraiment besoin de ça ? » Espiègle, elle aussi joue avec le feu. Tu n’as pas besoin de rétorquer. Un simple sourire en coin révélateur lui offre sa réponse. Bien évidemment que non. Elle n’avait pas besoin de ça. Pas besoin de drague, de danse, de jolis mots ou d’autres techniques quelconques. Au fond de toi, tu avais toujours été sienne et le serais probablement à jamais. C’était comme ça. Un lien unique et immuable. Incapable à expliquer de raison.

Chris se laisse aller, son visage se rapproche, son nez dans tes cheveux et son souffle contre ta peau. L’étincelle ravivée dans ton ventre est en train de gonfler. Un souffle pétillant que tu ne t’étais plus permise de ressentir pour elle depuis longtemps. Cette fois, c’est incontrôlable. Tu as beau fermer les yeux, te concentrer, c’est presque pire. Ton esprit divague. Tu es tellement bien. « Moi aussi. » Ton ex-femme ne t’aide pas. Généralement première à remettre en place votre position et vous rappeler vos limites, elle n’en fait rien ce soir. Au contraire … ! Sa main lâche la tienne et vient rejoindre la seconde dans ta nuque. Comme un automatisme, vos silhouettes se blottissent un peu plus l’une contre l’autre. La danse n’est plus que prétexte. Du moins pour toi. Lorsque le morceau joué change, vous ne bougez pas d'un cil. Rien ne s’arrête. Tes mains sur ses reins sont chez elles. L’une d’elle se permet même une de ses anciennes habitudes, à savoir, venir se loger juste contre sa peau, à peine sous le tissu de son haut. Vos regards se croisent une nouvelle fois. Ton coeur s’accélère sachant déjà ce que ton esprit construisait comme envie. Tu te mordilles la lèvre inférieure sans y trouver le résultat escompté. En fait, tu n’as plus envie de faire semblant, pas envie de prétendre. Pas ce soir. “Je n’ai pas du tout envie d’être sage … !” Un souffle assuré avant que tu ne craques et que tu viennes réduire à néant le peu d’espace vous séparant. Un baiser que tu t’imaginais déjà empli d’une nostalgie presque douloureuse mais que tu découvres - étonnamment - bien plus doté d’envie qu’autre chose. Si Chris avait un holà à poser, c’était maintenant. Car de ton côté, c’était trop tard. Tu prenais la pleine responsabilité de tes actes et décidais aveuglément de te noyer dans ses charmes.