for the first time. (violet)

La vie était peuplée de rencontres fortuites. Celle-là, Joe n’aurait clairement pas pu la prévoir. Le regard toujours tourné vers l’océan, il ne lui arrivait que très rarement d’effectuer de nouvelles rencontres. Il sortait toujours avec les mêmes amis, appréciait la compagnie de Shane, mais le reste du temps, il s’enfermait dans sa bulle de solitude. En retrait par rapport au reste du monde, l’homme avait parfois du mal à se plier aux attendus d’une société qu’il ne côtoyait que rarement. Lorsque son patron l’avait contacté en lui demandant de se rendre disponible pour un mariage, Joe avait tout d’abord été assez anxieux. Il n’avait pas l’habitude de sortir de sa zone de confort, mais il s’était tout de même plié à l’exercice. Un sourire maladroitement collé sur les lippes, le McKinney avait salué les personnes présentes à bord, s’était plié au jeu en laissant les enfants toucher au gouvernail, avait pris quelques photos avec des invités déjà bien éméchés. Il avait fait de son mieux, jusqu’à ce que le besoin de s’éloigner de la foule se fasse ressentir. C’était là qu’il l’avait rencontrée, près de la poupe du navire. Violet. Il l’avait aidée comme il pouvait à combattre son mal de mer, lui donnant quelques combines afin de déjouer les obstacles de son oreille interne. Sa compagnie avait été très appréciable, comme une bouffée d’air au milieu de cet évènement qui l’angoissait tant. Ils avaient pris le parti de se revoir à quelques reprises, partageant d’agréables moments tous les deux. Joe l’avait quelques fois taquinée, lui proposant de l’accompagner sur l’océan pour quelques sorties maritimes. Mais il avait bien compris que ce n’était pas ce qu’elle préférait. Alors il avait accepté de mettre pied à terre, l’accompagnant à Santa Monica pour quelques tours de grande roue, l’invitant au cinéma à Culver City, ou encore, flânant avec elle dans les couloirs du Los Angeles County Museum of Art. Plus le temps passait, plus ils s’enfonçaient dans les terres, laissant l’océan derrière eux. Une marque de confiance de la part de Joe. Ce jour-là, il avait invité Violet à le rejoindre pour un pique-nique au grand air, sur les hauteurs de la ville. Le Griffith Park leur tendait les bras. « Pas trop fatiguée ? » la questionnait-il alors qu’ils continuaient de gravir la colline. L’observatoire leur faisait face. Ils prirent un virage pour se retrouver sur une zone de plat. Tournant le dos à la montagne, Joe attrapa la main de Violet pour la mener face à la ville, qui déployait ses tentacules en contrebas. « Los Angeles est magnifique aujourd’hui. Ça te plairait de manger avec cette vue ? » Il se tournait vers elle pour lui offrir un sourire sincère, prêt à reprendre l’ascension si elle le souhaitait.

Tu observes la silhouette de Joe, quelques pas devant toi, en contemplant la situation, un sourire aux lèvres. On dirait que c’est une bonne pioche cette fois-ci. Il n’a rien à voir avec les hommes que tu as l’habitude de fréquenter. Il est doux, attentionné, et ne semble pas considérer que tu lui es acquise. Plus que jamais, tu as l’impression d’entrer dans ce début de relation sur un pied d’égalité, et c’est rafraichissant. D’un saut de cabri, tu rattrapes les quelques pas de retard que tu as pris, perdue dans tes pensées, et te dis que tu es vraiment reconnaissante d’être sur la terre ferme. Tu as beaucoup de mal à comprendre comment il peut être aussi à l’aise sur l’eau. Ca bouge, ça tourne, ça souffle et c’est instable. C’est tout ce que l’être humain est conçu pour fuir. Tout ce que tu abhorrais d’une gueule de bois. Mais après avoir passé bien trop longtemps l’estomac au bord des lèvres, empoisonné à l’éthanol, tu es devenue beaucoup trop sensible, et ton oreille interne te fait payer les mauvais traitements de tes années folles. Ce jour-là, sur son bateau, tu ne sais pas ce que tu aurais fait s’il n’avait pas joué les preux chevaliers. Tu n’aurais tout bonnement pas eu de photos à présenter au client, pour commencer, ce qui aurait été une catastrophe absolue. Et puis le reste… Tu ne préfères pas vraiment l’imaginer.

Mais en plus d’un contrat sauvé et d’une après-midi remise sur pieds, tu as aussi gagné un peu de compagnie et quelques dates que tu ne sembles pas regretter jusqu’à présent. « Pas trop fatiguée ? » Tu portes ta main à ton front, protégeant tes yeux froncés du soleil pour regarder Joe à contre-jour. « Ca va ! » Ton sourire fend ton visage d’un éclat radieux, même si c’est un petite mensonge que tu lui sers là. Tu fais la brave, que rien n’arrête, mais tu aurais bien fait une pause il y a déjà un bon quart d’heure et tu peines à suivre son rythme en gardant un air digne. Heureuse d’attraper sa main tendue, tu sautes à pieds joints sur une partie du chemin qui te paraît plat. « Los Angeles est magnifique aujourd’hui. Ça te plairait de manger avec cette vue ? » Attirée par son sourire, tu avances encore un peu plus, réduisant l’espace entre vous et passes ton bras gauche dans son dos pour venir te blottir contre son flanc, faisant face à la ville à ses côtés. Un instant de silence, rare en ta présence, te permet d’apprécier la quiétude de l’instant. Si haut, on ne distingue pas l’effervescence en bas, l’intensité de Los Angeles et de ses tentations. Tu finis par reporter son attention sur lui, et réponds avec enthousiasme. « C’est parfait ! »

Ton regard balaye l’observatoire qui grouille de monde à cette heure du jour, mais c’est un souvenir bien différent qui te revient en tête. « Tu sais, j’ai voulu entrer par effraction là-dedans, quand j’étais plus jeune. » Du bout du doigt, du pointe l’imposant bâtiment. « J’étais bourrée, je voulais voir les étoiles de près. » Tu ne sais pas vraiment pourquoi tu racontes ça, toi qui ne t’es pas encore vraiment épanchée sur ton passé sulfureux avec ton compagnon de balade. Mais cette histoire est plutôt sage, toute proportion gardée, et attendrissante.

L’océan s’étendait à perte de vue, droit devant eux. Joe était presque en mesure de faire abstraction du fait qu’ils s’étaient retrouvés sur la terre ferme ou que Los Angeles exhibait ses rues bétonnées en contrebas. L’endroit était un bon compromis. Il leur permettrait de se sentir bien. Tous deux étaient en terre conquise, à peu de choses près. Alors, Joe proposa à Violet de s’installer là pour leur pique-nique. Ce serait le lieu idéal pour s’arrêter et déjeuner. « C’est parfait ! » confirma Violet. Et aussitôt, Joe se mit à étendre la couverture sur le carré de terre. Il faisait de son mieux pour qu’elle soit la plus droite possible, qu’ils puissent avoir de la place. « Tu sais, j’ai voulu entrer par effraction là-dedans, quand j’étais plus jeune. » Joe releva la tête pour suivre la direction indiquée par Violet. Son index pointait l’Observatoire Griffith. Il haussait un sourcil, légèrement incrédule. Depuis quand Violet était-elle une braqueuse ? Et pourquoi braquer un observatoire ? Cela ne faisait pas sens. « J’étais bourrée, je voulais voir les étoiles de près. » Le marin hochait la tête, attentif. « Et… T’as réussi ? » questionnait Joe d’un air légèrement confus. Il n’avait jamais envisagé Violet avec un passé de délinquante, prête à crocheter des serrures pour vivre un moment hors du temps. Mais au final, peu importait. Quand bien même il n’avait jamais eu l’envie d’entrer par effraction dans un planétarium, il avait eu des envies similaires. « C’est dommage qu’t’aimes pas les bateaux. La nuit, au milieu de l’eau, les étoiles sont bien visibles. Il faut juste une longue-vue pour les voir de près. » Avec Shane, cela avait été l’un de leurs passe-temps favoris lorsqu’ils naviguaient ensemble, à la recherche d’un nouveau lieu où accoster. La gamine avait toujours adoré cette activité. Mais elle avait grandit et ils n’avaient jamais pris le temps de recommencer depuis. « J’suis jamais entré là-dedans. C’est un endroit qu’t’aimes ? » avait-il fini par demander, alors qu’il sortait de ses pensées. « Si ça te tente, on pourra y aller après manger. J’sais pas. J’te force pas. Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? » proposait-il avec un sourire, alors qu’il finissait de déballer les affaires de pique-nique.

« Et… T’as réussi ? » Un sourire se dessine sur ton visage alors que tu te remémores cette nuit. Il fut un temps où tu aurais fui ces souvenirs à tout prix, mais tu es suffisamment avancée dans ton voyage vers la sobriété pour pouvoirs désormais apprécier des anecdotes aussi inoffensives que celle-ci. « Mmm… Non, pas vraiment. » Tu te remémores la voix de Penny qui te répétait, au milieu de gloussements qu’elle peinait à refreiner, que c’était une idée débile. « J’ai passé la première grille, et je me suis fait rattraper aussi sec par un gardien de nuit. Je ne sais pas vraiment comment j’ai réussi à le convaincre de ne pas appeler la police… » Tu hoches les épaules. Tu as probablement dû lui faire les yeux doux et ne pas trop résister. « J’avais l’air inoffensive, j’imagine… » Qu’aurais-tu pu faire de mal ? Beaucoup trop d’alcool dans le sang et aucun semblant d’arme à portée de main. Tu ne représentais pas une menace ingérable, il avait dû en voir de bien pires.

« C’est dommage qu’t’aimes pas les bateaux. La nuit, au milieu de l’eau, les étoiles sont bien visibles. Il faut juste une longue-vue pour les voir de près. » Tu le laisses terminer de déballer votre pique-nique et te laisse tomber sur la grande nappe, t’allongeant un instant, les cheveux dans l’herbe. Une main sur les yeux pour te protéger du soleil, c’est avec amusement que tu réponds : « Oui, alors moi sur les bateaux, c’est un autre genre d’étoiles que je vois… » Tu ne sais pas si tu réussiras à éviter ce moyen de transport jusqu’à la fin de tes jours, mais ça doit être l’un de tes souhaits les plus chers. Ca a suffisamment tangué dans ta vie, au sens propre comme au figuré, pour que tu préfères rester les deux pieds sur la terre ferme. « J’suis jamais entré là-dedans. C’est un endroit qu’t’aimes ? » Te redressant aussitôt pour regarder dans la même direction que Joe, les yeux rivés sur l’observatoire, tu dis, détachée : « Moi non plus, du coup, j’y suis jamais retournée après ça. » Quelle piètre angelina tu fais… Sauvée par tes origines Bostoniennes. « Si ça te tente, on pourra y aller après manger. J’sais pas. J’te force pas. Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? » Pour la première fois depuis un moment, tu reportes ton attention sur ton cavalier du jour. « Ce serait chouette, oui.  » Tes paumes frottent tes genoux alors que tu finis par lui dire : « Tu sais Joe, si j’ai accepté de venir aujourd’hui, c’est que j’en avais envie. » Un sourire ponctue ta phrase, doux et sincère, et tu termines : « J’ai pas l’habitude de me torturer. Pas besoin de t’excuser d’être là. »