it takes two to tango (barman)

Tu ne savais pas vraiment à quoi t’attendre en envoyant ce sms à Mark. Tu l’as fait sous le coup de la frustration, parce que tu attendais cette soirée avec impatience et que tout est parti en flammes si facilement. Rencontrer du monde demande des efforts, des jours de discussions sur cette fichue application pour finir par tomber sur quelqu’un qui ne te donne pas envie de hurler tous les trois mots. Trouver des activités à faire en commun. Pas le ciné, on ne peut pas parler. Pas un resto non plus, c’est trop formel. La patinoire, voyons Meg, vous n’avez plus treize ans. La bonne idée, c’est toi qui l’as eue, celle de suivre un cours de danse dans un bar argentin de Silverlake. Tout était prêt, tu avais même pris le soin de réserver une épilation à la cire en institut… Tant d’efforts et de ronds de jambes pour rien. Pour finir par faire précisément ce que vous vous étiez promis de ne pas faire : passer encore plus de temps avec ton ex-mari. Et le pire dans l’histoire, c’est que cette issue te plait bien plus que le plan initial.

Vêtue d’une jupe mi-longue fluide et d’un haut en coton près du corps au délicat col bateau, tu sembles ne pas être exactement en phase avec le dress code d’une leçon de tango. Niveau silhouette, tu colles aux descriptions à la perfection, avec tes volants qui tournent et tes chaussures à boucles, mais la palette de couleurs n’est pas vraiment appropriée. Bien loin des noirs et des rouges tranchants, tu restes dans tes habitudes pastelles et fleuries. On ne te refera pas à ton âge. Tes cheveux sont habilement noués en haut de ta nuque, quelques mèches volantes autour de ton visage.

En entendant la voiture dans l’allée, tu te précipites dans l’entrée. Tu n’as pas dit aux enfants que tu sortais avec leur père ce soir. Peut-être pour qu’ils ne se fassent pas d’idée. Probablement pour le garder pour toi et profiter un peu de l’enthousiasme et l’excitation d’un moment presque interdit. Tu ouvres la porte pour y trouver un Mark tout aussi apprêté que toi. « Hey, you ! »

Un simple texto dans lequel Meg passait ses nerfs et une perche avait été tendue. Perche que Mark n’avait pu s’empêcher d’attraper, ne pouvant laisser son âme-sœur louper ce cours de tango. Ils s’étaient souvent jurés de prendre des cours de danses ensemble, lorsqu’ils étaient encore mariés, mais n’avaient jamais trouver le temps de le faire. Probablement la faute à Mark qui passait le plus clair de son temps au boulot. Alors l’abandon du partenaire de tango de son ex-femme tombait à pic et était l’occasion parfaite pour enfin tenter l’expérience. Et puis ça permettait à Mark de sortir un peu de chez lui et de voir celle qui semblait lui manquer un peu plus chaque jour. C’était donc sans plus réfléchir qu’il lui avait proposé de remplacer le fuyard. Pendant quelques secondes il avait eu cette peur, bien nouvelle surtout lorsqu’il s’agissait de Meg, de se prendre un râteau, de voir son ex refuser et décider d’annuler le cours de tango. Mais très vite cette crainte fut effacée par un nouveau texto de Meg lui donnant rendez-vous à six heures.

Un coup de peigne dans ses cheveux bouclés, un peu de parfum, un dernier coup d’œil dans le miroir puis Mark avait boutonné une chemise blanche avant de nouer une cravate bleue autour de son col, puis il avait enfilé sa veste de smoking, tout juste sortie du pressing après sa dernière participation à une énième conférence sur la cardiologie, avait fait un seul bouton de cette dernière avant de passer, nerveusement, ses mains sur les manches de celle-ci, comme pour s’assurer qu’il n’y ai pas une poussière ou un pli. Il se sentait agité, comme un ado avant le bal de promo, alors qu’il allait simplement retrouver Meg, qu’il connaissait par cœur. Mais cela faisait un moment qu’il ne s’était pas mis sur son trente-et-un pour voir son ex-femme et puis, ce cours de tango le stressait un peu, il fallait bien l’avouer. Il ne savait même pas s’il n’était pas trop habillé pour l’occasion. Tant pis. Il attrapait ses clefs et quittait son appartement pour rejoindre sa voiture garée au sous-sol.
Quelques minutes de route le séparaient de la maison familiale mais il se permettait tout de même un rapide stop chez un fleuriste pour récupérer un bouquet de rose, avant de reprendre la route et de très vite se garer dans l’allée. Il coupait le contacte avant de se tirer de la voiture pour rejoindre la porte. Celle-ci s’ouvrait déjà sur Meg qui le saluait d’un petit : « Hey, you ! ». « Hey, beautiful! » lançait-il tout en lui tendant le bouquet de rose. « Red roses are a little cliché, but I thought it was very … tango. » notait-il dans un petit rire.

« Hey, beautiful! » Deux mots, un sourire, et tu es transportée plus de vingt ans en arrière, à l’orée de votre premier rendez-vous. Tout a changé, et pourtant certaines choses sont pareilles. Le rose à tes joues, les papillons qui s’agitent dans ton estomac, et ces roses rouges qu’il peine à cacher dans son dos. « Red roses are a little cliché, but I thought it was very … tango. » Tu acceptes les fleurs bien volontiers, guillerette comme une adolescente, et déposes un baiser au creux de sa barbe naissante. « Thank you. » Tu portes les bourgeons à ton nez pour en sentir le délicat parfum, avant de dire : « I’ll be right back. » Aussitôt, tu disparais à l’intérieur et parcours les quelques mètres qui te séparent de la cuisine en un temps record. Le bouquet trouve rapidement place dans un grand vase d’eau fraiche. « Mom ? You have a date ? » Ton fils t’interroge depuis l’autre bout du couloir, mais c’est d’une voix amusée, presque chantante que tu lui intimes de ne pas se mêler de ta soirée. « Mind your own business sweetheart ! » Malgré tout, et parce qu’on ne te refait pas, tu ajoutes : « ‘Lasagna’s in the oven. It’ll be ready in about 20 minutes. »

Tu rejoins Mark et t’accroches à ton bras. « I’m Margaret, by the way. But you can call me Meg. » Lui adressant un coup d’œil espiègle, tu donnes le ton des prochaines heures : légèreté, insouciance et surtout absence totale de ces attentes qui pèsent sur les épaules de ceux qui se connaissent depuis plusieurs décennies. « Shall we ? » Tu lui emboites le pas, direction sa voiture. En envoyant ton sms hier, tu as failli faire machine arrière en lui proposant de vous retrouver directement au bar, mais tu es finalement plutôt contente. Il faut parfois savoir faire une croix sur le pratique, le logique, pour se concentrer sur l’agréable et ce qui fait plaisir. Le voir débarquer ainsi dans ton entrée, ça donne une toute autre dimension à cette escapade nocturne. Ca l’ancre dans la réalité, dans les codes traditionnels des rendez-vous galants, même si vous n’avez jamais convenu que cette partie de tango en serait un. « Do you want me to drive ? » Tu ne peux pas t’empêcher de faire cette proposition, sachant qu’il n’aime pas beaucoup l’idée de conduire à la fin d’une longue journée de travail. Et pour l’instant, tu peux encore le faire, les verres de sangria sont à l’horizon, mais pas encore dans ton sang.