there is no true love without jealousy (elliot 9)

Ces derniers temps, j’ai tendance à sortir un peu plus que d’habitude. Le fait d’habiter chez Ellen m’a permis de passer mon permis moto et m’acheter une belle triumph, pour remplacer ce scooter merdique qui commençait à rendre l’âme. Si j’avais écouté la quinqua, elle aurait très bien pu me l’acheter, cette moto, elle avait les moyens, mais j’ai voulu me la payer toute seule, pour l’honneur. Je sais c’est idiot, mais ça me semblait important d’avoir quelque chose à moi, que je me suis payée seule. J’ai bricolé un truc que je peux fixer sur l’arrière de la selle, une sorte de panier en bois pour pouvoir faire grimper Woody et partir en balade avec lui, et il adore ça.
Je sais pas trop pourquoi en ce moment j’ai besoin de sortir plus, voir plus de monde, rencontrer des filles. L’autre jour j’ai parlé avec une amie, et elle m’a fait comprendre que ma relation avec Ellen ressemblait vraiment à un couple, et ça me fait toujours autant flipper. J’ai eu beau lui dire qu’on habite pas ensemble mais que je vis chez elle, ça ne l’a pas empêché de me dire que tout donnait des signaux comme quoi j’avais trouvé chaussure à mon pied. Mais moi, j’ai pas envie d’être en cage, et je me sens pas en cage avec Ellen. Mais l’idée même de passer pour une fille casée, ça me retourne le cerveau. Je veux pas réfléchir à ce que je ressens pour Ellen parce que ça me fait peur, parce que je sais, au fond, que je suis plus attachée et amoureuse que je veux bien le dire. La preuve, j’ai même arrêté de courir après Sofia. Mais j’ai encore besoin de séduire, charmer, de coucher avec des filles différentes quand j’en ai envie.
Du coup, je rentre moins souvent la nuit à la maison, j’arrive le matin, je croise Ellen qui part donner ses cours, et moi je rentre me coucher. Ou on ne se croise même pas, si je bosse la journée. J’ai bien vu les plaquettes qu’elle laisse sur le bar pour des formations d’ébénisterie ou de paysagiste. Un truc qui me plairait un peu plus que ce que je fais actuellement. J’aime qu’elle ne me force pas la main, qu’elle me laisse le temps. Et moi pour la remercier, je vais coucher avec des filles différentes presque chaque nuit. Bravo Eliot.
J’ai croisé Ellen ce matin et j’ai bien senti qu’elle était froide. Alors comme je bosse pas aujourd’hui, j’ai décidé d’aller la chercher à l’université. Ça arrive pas souvent, mais je me dis que ça pourrait lui faire plaisir. Je gare ma moto devant l’entrée, elle ne devrait plus tarder à sortir. Les minutes s’égrainent, la voilà. Elle est en compagnie d’un homme, petite quarantaine, plutôt mignon si on aime les hommes. Il la bouffe carrément du regard. Trop vieux pour être un étudiant, c’est sûrement un prof, et ça m’arrange pas, parce qu’avec un prof, elle a aucune interdiction. Je déteste ce sentiment de jalousie que je ressens en ce moment même. Je ne me sens pas légitime, je ne devrais pas ressentir un truc pareil, et pire que ça, je crois que c’est la première fois que ça m’arrive. Il lui fait du rentre dedans, je rêve pas. Bordel je vais lui foutre un coup de casque à celui là il va rien comprendre. J’attends encore un peu, j’ai pas envie d’en voir plus, alors je me décide à m’avancer dans leur direction, casque à la main. Je me pose à côté d’elle, et sentant ma présence elle tourne la tête. « Salut.. » Je lui offre un demi-sourire, et tourne la tête vers le quadra. « T’es en bonne compagnie à c’que j’vois… » Merde, c’est pas comme ça que j’aurai voulu que ça sorte.

Je ne comprends plus rien au comportement d’Eliot en ce moment. Un coup elle sort en partant plus tôt que ce que je ne rentre, un coup elle part au milieu de la nuit, rentre au petit matin. Je ne lui demande pas ce qu’elle fait, je le sais, je le sens même quand elle rentre au moment où je vais donner mes cours, quand je l’embrasse furtivement sur la joue et qu’elle sent le parfum d’une autre fille. Pas d’une femme, parce qu’elle les fréquente plutôt jeunes. Peu importe, ça ne me regarde pas, on vit ensemble, on couche ensemble à l’occasion quand on en a envie et je ne me donne pas le droit de lui en demander plus, même si bordel, j’en crève d’envie. Vous pensez que ça ne me fait rien de savoir qu’une autre l’a eu dans ses bras toute la nuit ? Que je ne me demande pas si avec elle, elle eut été aussi tendre qu’elle l’est pendant nos nuits d’amour ? Je tente bien d’échapper à ces questions mais c’est impossible. Et pourtant, quel droit j’ai sur elle, de lui poser des questions ou d’exiger quoi que ce soit ? Nous avons adopté un chien, je dirais ensemble, même si la version officielle est que c’est le sien et qu’elle vit chez moi et non qu’on vit ensemble. Mais tout ça, ce sont des apparences, puisqu’au fond, ce qu’on ressent, c’est qu’on le fait toutes les deux. Et puis Woody a clairement hérité de mon adresse légendaire… si ça n’est pas moi qui casse un truc, c’est lui…
Je suis partie travailler ce matin, sans même la croiser, et sa moto n’était même pas dans l’allée. Je fini plutôt tard, environ 19h, mais j’ai la chance d’adorer mes étudiants et d’adorer les envoyer hors des sentiers battus, de penser à contrario des critiques pourvu que ça leur paraît pertinent, de ne pas suivre bêtement ce qu’on leur raconte, ce qu’ils peuvent lire dans les livres, tout n’est pas nécessairement objectif pour être publié. Il leur faut un sens critique propre…
Le soleil tend à descendre dans le ciel, mais il fait encore bon et il est temps de quitter l’amphithéâtre, en compagnie de mon collègue, qui me félicite sur l’angle dont j’ai attaqué ma démonstration. Lui-même aimerait pousser ses étudiants à penser différemment du groupe.
Nous partons en direction de la sortie, du parking, traversant le parvis et les pelouses, c’est très agréable en cette période de l’année. Nous discutons sur beaucoup de points, sur lesquels nous sommes tous les deux d’accord, étrangement. Il me demande si j’ai quelqu’un dans ma vie, je lui réponds que c’est compliqué, et bien vite, il passe à autre chose. Je suis face à lui, le soleil tendant à m’aveugler un peu, mais mon sourire compense le regard que je ne peux fixer.
Quand je sens une présence familière près de moi, je tourne la tête. « Salut.. » Je lui souris, et la laisse se placer à côté de moi, mais je sens à son ton qui vient, que ça n’est pas bienveillant de sa part. « T’es en bonne compagnie à c’que j’vois… » Et en plus elle ose ! Je sais que ça peut paraître anodin, enfin, quoi que cette façon de le dire… Mon collègue se rembruni, et se sent gêné, je le sens jusque-là. « Eliot, je te présente Dimitri. Un tout jeune professeur ici. Brillant. » Ça, c’est juste pour piquer sa jalousie, je la sens bien, elle ne peut plus vraiment me cacher ce genre de choses. Je suis maladroite, mais perspicace. « Tu ne sortais pas ce soir ? » Je me venge un peu, pardonnez-moi.

Je sais pas trop ce qui me prend, c’est pas dans mes habitudes d’avoir une attitude pareille, mais en réalité, c’est dans mon tempérament de ne pas trop réfléchir à mes actes. Je fais les choses comme je les ressens, comme elles viennent aussi. Alors forcément, quand je vois Ellen au loin en train de discuter avec ce gars, mon sang ne fait qu’un tour. Parce qu’il pourrait lui plaire, parce qu’ils ont l’air un peu proches, parce qu’il lui fait les yeux doux. Ça me rend dingue, et je suis pas sûre d’être trop légitime à penser un truc pareil. Mais c’est pas grave, c’est comme ça. Alors je m’approche, casque à la main, et je fais une petite réflexion adressée à Ellen. « Eliot, je te présente Dimitri. Un tout jeune professeur ici. Brillant. » Je plisse un peu les yeux en la regardant, je sais qu’elle ajoute le dernier mot pour me faire chier, je la connais bien maintenant. Je tourne alors la tête vers le brillant professeur, et lui adresse un signe de tête courtois. « ‘soir. » En vrai je m’en tape de lui, qu’il aille voir ailleurs si j’y suis. « Tu ne sortais pas ce soir ? » Encore une petite pique qui fait du bien par où elle passe. Je la regarde à nouveau. « Nan. Justement. C’est pour ça que j’venais te chercher. Mais t’as visiblement mieux à faire. » Je lui adresse un faux sourire dont j’ai le secret, et retourne vers le quadra bien sapé, lui adressant un signe militaire. « Bonne soirée ! » J’ai pas envie d’épiloguer, pas envie de me battre. J’ai déjà aucune raison d’être jalouse, je sais même pas pourquoi je suis venue là d’ailleurs. A y repenser, j’aurai mieux fait de simplement l’attendre à la maison, ça aurait été mieux pour tout le monde. Je m’en tape de ce qu’il pense lui, s’il croit que je suis sa fille en crise d’ado tardive, ou je sais pas quoi. Elle se démerdera avec ça, j’ai autre chose à foutre que de me justifier. Forcément, quand je veux faire plaisir et que ça foire, ça me donne plus envie de faire plaisir. A quoi je pensais exactement ? Pauvre idiote…

Cette attitude passive/agressive, je la connais particulièrement bien d’Eliot. Je sais qu’elle est blessée, déçue ou jalouse, en tout cas un des trois, ou peut-être les trois à la fois, mais comment je me sens moi, quand maintenant, je comprends qu’elle passe sa vie dans les bras d’une autre et se réfugie dans les miens quand elle n’a pas mieux à faire ? Alors je ne la rejoins plus, j’attends qu’elle le fasse, et pour tout avouer, je ne sais pas le lui refuser, mais une chose est sûre, je ne vais plus vers elle. Elle a besoin d’espace, je lui laisse, elle vient me voir quand elle en a besoin, mais est-ce que ça va finir par me convenir longtemps ? Je sais que mon estime de moi-même n’est pas hyper brillante, mais je fais ce que je peux… en même temps, comment vous dire, je prends l’affection quand elle est là, et ça n’est pas toujours facile de vivre dans l’attente. Mais je pourrais lui demander quoi d’autre ? Elle quasi la moitié de mon âge.
Alors là, elle devient juste imbuvable, et pourtant, je savais qu’elle était insolente, encore un truc qui me plaisait chez elle. « ‘soir. » La courtoisie n’a jamais étouffé personne, mais faire semblant est bien au-dessus de ses forces. Alors clairement, elle est tout ce qui se fait de plus désagréable. Pour moi ? Non, pour tenter de le faire fuir. Si tant est qu’il soit intéressé. Je n’en sais rien, je ne me suis pas posé la question, tout simplement parce que je m’en fous ! « Nan. Justement. C’est pour ça que j’venais te chercher. Mais t’as visiblement mieux à faire. » « Ca change… » Entre mes dents, tournant légèrement sur moi-même, en regardant le sol. Je le pense en plus ! Pour une fois que c’est moi qui aurais mieux à faire ! Quoi que… Je ne le pense pas non, je n’ai pas mieux à faire, elle se méprend et c’est aussi adorable que méprisable. C’est dingue cette facilité chez elle à me faire ressentir des trucs totalement contraires. « Bonne soirée ! » Je lui adresse un petit sourire pour lui dire à tout à l’heure, et poliment, Dimitri lui adresse un gentil aurevoir. C’est une bonne pâte, le pauvre.
Alors je la laisse rentrer, et ruminer, une heure, peut-être deux ? Le temps que j’aille faire nettoyer la voiture, faire des courses pour le weekend, et tout un tas de trucs dont je n’ai pas eu le temps de m’occuper durant le reste de la semaine. Je pousse la porte, j’évite de me charger de courses, je ferais les aller/retour, sans tomber, enfin je vais le tenter. « Tu es toujours en crise de jalousie ou tu viens m’aider à décharger les courses ? » Lançais-je en la voyant affalée sur le canapé, telle une ado, des fois je me dis que je suis un mélange de sa mère, sa maîtresse, sa femme, ou sa grande sœur. C’est assez incestueux, quand on y repense…

Est-ce que je sors ce soir ? Non. Et je lui dis d’ailleurs. « Ça change… » lâche-t-elle amèrement entre ses dents. Je la regarde en plissant un peu les yeux. Est-ce que c’est un reproche ? On dirait bien. Je serre les dents. De toute évidence, je suis pas la bienvenue, ils ont mieux à faire. Très bien. Je leur souhaite une bonne soirée et fais demi-tour pour retourner à ma moto et rentrer chez nous. C’est dingue comme je peux tout remettre en question quand j’ai une frustration ou une déception comme ça. Woody m’accueille tout fou, et je lui gratte l’arrière des oreilles, avant de poser mon casque et me fondre dans le canapé. Est-ce que je devrais pas commencer à penser à me trouver un appart toute seule avec Woody ? Il serait malheureux de vivre dans un appartement alors qu’ici il a tout pour être heureux. Et au fond, c’est la même pour moi. Mais peut-être qu’au final, Ellen n’était pas prête à ce que je vive ici aussi longtemps. J’en sais rien en fait, on en parle pas, parce que je suis pas quelqu’un de très expansive. Sur le canapé, je cogite, je regarde un peu les annonces immobilières sur mon téléphone. L’angoisse, les prix sont affolants.
J’entends la porte d’entrée, je ne me retourne même pas, reste sur mon téléphone. Pourtant je sais que je devrais aller l’aider, j’entends les sacs de course. Mais je suis pas dans un super mood présentement. « Tu es toujours en crise de jalousie ou tu viens m’aider à décharger les courses ? » Je serre les dents et soupire fortement, comme si je voulais qu’elle entende que je suis énervée, oui. Ou blasée, ou les deux. Je me lève finalement, en silence, et fais un aller retour à la voiture avec le reste des sacs de course. « Je suis pas jalouse. » que j’affirme en déposant les sacs sur le bar. Et mon cul c’est du poulet. Finalement, j’aurai peut-être dû sortir encore ce soir, histoire d’éviter une discussion avec Ellen, parce que je la sens venir, et clairement les conflits c’est pas un truc dont je raffole. Elle se retourne et manque de se casser la gueule en se prenant les pieds dans son sac à main qu’elle avait posé par terre. Je la retiens de justesse, par habitude, et ramasse son sac que je vais pendre sur le porte manteau à l’entrée de la maison. Toujours silencieuse, je choisis de m’échapper, et sors dans le jardin pour aller lancer la balle à Woody. Je suis pas d’humeur à courir avec lui, je me contente de ramasser la balle et lui renvoyer. Fait chier.

Je suis parfois un peu naïve mais je sais reconnaître de la jalousie quand j’en croise, et là, croyez-moi, ça n’était rien d’autre. En même temps, elle n’était pas spécialement la bienvenue, cette crise. Elle aurait été en droit de me la faire si elle-même se comportait de façon linéaire. Mais je sais qu’elle passe ses nuits dans les bras d’autres filles. Et je suis pour la fidélité, ne vous méprenez pas, mais elle doit être réciproque, sinon, à quoi bon ? Je ne sais même pas ce qu’Eliot ressent pour moi. Je ne sais pas ce qu’elle ressent pour ces filles-là. Eliot ne parle pas, c’est bien là son souci, elle ne dit rien, jamais, elle ne pose pas de questions non plus et n’exprime rien de ce qui la gonfle ou l’angoisse. Je ne sais pas grand-chose et deviner, n’est pas ma plus grande qualité. Qu’importe, je fais ce que je peux, clairement. Et ça ne suffit pas, il suffit de voir la façon dont elle est en train de me jeter une fois que je rentre avec les courses. Elle a rarement un mot plus haut que l’autre, elle se contente de se murer dans le silence, ce qui me rend pour ainsi dire, totalement dingue.
« Je suis pas jalouse. » « Non, bien sûr. » Et elle file chercher les courses pour éviter d’avoir à en dire plus. Quand je retourne fermer le coffre, je me prends les pieds dans le sac à main et sans un mot me retient, puis va le pendre à sa place. Elle est mon garde-corps pour ainsi dire. Elle réagit au quart de seconde, c’est une habitude chez nous, et j’aurais pu trouver ça mignon, jusqu’à ce que… Non, sérieusement… Elle va me faire ce plan-là ? Ben oui, parce qu’elle file dans le jardin illico presto pour jouer avec Woody. Il est son meilleur alibi pour fuir toute sorte de choses depuis qu’il est là. Loué soit ce chien ! Je fini de ranger les courses seule, OK, tant pis, bien fait pour moi, j’ai qu’à la jeter un peu plus souvent, mais au lieu de ça, je range et je me tais. Et je fini par la rejoindre, une fois mon ouvrage terminé. « C’était quoi ce plan tout à l’heure ? » Elle soupire, ça, elle le fait mieux que personne ! « Non, parce que j’ai rien contre, mais dans ce cas-là, qu’est-ce que moi je devrais faire quand tu rentres à l’aube ? » Je lui demande, je suis cash aujourd’hui, mais après tout, si elle comprend que ça me fait aussi mal qu’à elle de l’imaginer dans les bras d’une autre, ça prendra peut-être place dans sa tête, et dans notre relation, quelle qu’elle soit.

Je fuis. Je fuis parce que j’ai peur, parce que j’ai pas envie de la perdre et que je sais que mon comportement ces derniers temps n’apportera que des emmerdes. Je suis pas foutue de faire les choses correctement de toute manière, il faut toujours que ça finisse par foirer. Je sais même pas comment j’ai pu tenir quatre ans avec Sofia. Ou plutôt comment elle a pu tenir quatre ans avec moi. Je reste dehors à jeter la balle à mon chien, ma main gauche dans ma poche et l’autre pendante, attendant que Woody dépose le jouet à mes pieds pour que je lui lance à nouveau, et recommence encore et encore. Inlassable. « C’était quoi ce plan tout à l’heure ? » demande Ellen en venant se poser à côté de moi. Qu’est-ce que j’espérais au juste ? Pouvoir me faufiler entre les mailles du filet pour échapper définitivement à cette discussion ? Impossible. Ça fait trop longtemps que ça traîne. Je soupire alors, parce que je n’ai même pas envie de répondre. « Non, parce que j’ai rien contre, mais dans ce cas-là, qu’est-ce que moi je devrais faire quand tu rentres à l’aube ? » Je tourne la tête dans sa direction, la fusillant légèrement du regard, sans vraiment m’en rendre compte. Finalement je détourne les yeux, le regard sombre. « Rien. C’était rien. J’avais juste envie de venir te chercher mais t’avais mieux à faire c’est tout. J’aurai mieux fait de rentrer sans venir te saluer puisque tu étais occupée. » Non bien sûr, et ça c’est pas de la jalousie. Pauvre conne. Je ne relève pas pour le moment le reproche qu’elle vient de me faire, restant silencieuse un instant. « J’ai besoin de prendre l’air en ce moment, c’est tout. » Et pourquoi ? Parce que j’ai pris conscience de mes sentiments pour elle, et parce que j’ai peur. Peur de m’engager encore, de me péter les dents, d’être enfermée à nouveau dans une relation qui m’empêche à terme de respirer, d’être moi-même. Alors oui, j’ai passé quelques nuits à froisser les draps d’autres femmes en espérant pouvoir penser à autre chose qu’elle, mais ça n’a même pas marché. C’est pire que ce que je croyais…

J’ai besoin de comprendre, de la confronter, et si ça doit passer par une engueulade et bien qu’il en soit ainsi. J’en suis à un stade où je suis tellement dans l’attente d’un signe de sa part que ça ne me perturbe plus de déclencher une crise, parce qu’au moins pendant ce temps-là, elle sera à moi, et on sera ensemble. Pathétique à mon âge, non ? En tout cas, ça fonctionnera. Tant qu’elle ne prendra pas encore une fois la fuite pour éviter d’avoir à se poser trop de questions, ou de se justifier, ou je ne sais quoi encore. Le problème, c’est qu’elle se prend encore une fois pour une gamine, chose qu’elle n’est pas. Elle n’a aucune confiance en elle et se voit comme une erreur, comme une âme errant sur Terre faute d’autre choix. Mais ça n’est pourtant pas comme ça que ça se passe ! Elle a sa place, elle est aimée et légitime ici. Qu’elle se le tienne pour dit, que diable.
Je la rejoins dehors, je sais qu’elle se tient là pour éviter d’avoir à m’affronter, mais je suis plus têtue que ça encore. « Rien. C’était rien. J’avais juste envie de venir te chercher mais t’avais mieux à faire c’est tout. J’aurai mieux fait de rentrer sans venir te saluer puisque tu étais occupée. » « Hey, on discute entre adultes là, alors tu te caches pas derrière tes réponses de gamine déçue. Tu es plus que ça Eliot, tu vaux surtout mieux que ça. » Et moi aussi je mérite mieux que ce genre de rengaine de môme jalouse. Parce que je sais au fond qu’elle est intelligente, brillante dans ce qu’elle maîtrise et qu’elle est tout à fait capable de mettre des mots sur son ressenti. « J’ai besoin de prendre l’air en ce moment, c’est tout. » « T’as besoin de prendre l’air ou tu as besoin de quitter cette maison et moi, d’ailleurs. » Je suis un peu cash, et un peu virulente, et je m’en excuse. « Eliot, si le fait que je sois là t’incommode, OK, dis-le moi, que t’en as marre de vivre ici, que t’en as marre de me croiser tout le temps, et que tu as envie des autres. Mais j’ai besoin d’être fixée. » J’en peux plus d’être dans le doute. Elle a l’air de me ménager. Surtout depuis qu’elle sait pour mon fils et mon mari. Elle use d’une délicatesse toute autre. « T’as pas besoin de me ménager Eliot. » Je lui dis, elle peut se permettre de dire la vérité sans peur du scandale, je sais me tenir. « Je pourrais te dire que la situation me convient, mais c’est pas vraiment le cas. Tu me manques. » J’ose, la première, parce que c’est sans doute ensuite plus facile pour elle de me dire qu’elle va partir définitivement, comme ça, il n’y aura plus de problème. Je cherche quoi en fait ? A être honnête, avant de ne pas en avoir l’occasion et de le regretter. J’ai toujours préféré la franchise à un gros mensonge qui fait du bien.

« Hey, on discute entre adultes là, alors tu te caches pas derrière tes réponses de gamine déçue. Tu es plus que ça Eliot, tu vaux surtout mieux que ça. » Je déteste qu’on me prenne pour une gamine, même si je sais que des fois j’en ai le comportement. J’ai pas été élevé comme la plupart des gamins, avec des parents, une famille, un cadre de vie à peu près équilibré. Moi j’ai vécu dans des foyers, partagé ma chambre avec des filles que je connaissais à peine. J’ai été adoptée trois fois et jamais trouvé une famille qui voulait bien de moi. Alors forcément, maintenant que j’ai à peu près trouvé mon équilibre, j’ai du mal à croire que c’est là pour durer. Parce qu’au fond, je crois juste que je n’y ai pas le droit. C’est comme ça, je suis fracassée depuis le jour de ma naissance, ou plutôt du jour de mon abandon, mais ça revient au même. J’ai jamais réglé tout ça, et je sais pas si je le ferai un jour, mais en attendant, je préfère me murer dans le silence, encaissant les réaction d’Ellen. « T’as besoin de prendre l’air ou tu as besoin de quitter cette maison et moi, d’ailleurs. » Je tourne la tête vers elle, surprise du ton qu’elle emploie et surtout de la question qu’elle pose. Je fronce un peu les sourcils, faisant - encore - les mauvais raccourcis. « Si c’est ce que tu veux… » Parce que ce n’est pas ce que moi je veux. Mais est-ce que je sais seulement ce que je veux ? « Eliot, si le fait que je sois là t’incommode, OK, dis-le moi, que t’en as marre de vivre ici, que t’en as marre de me croiser tout le temps, et que tu as envie des autres. Mais j’ai besoin d’être fixée. » Je suis un peu choquée qu’elle pense ça, que mon comportement ait pu renvoyer ce genre de pensée chez elle. Je secoue un peu la tête, la gorge nouée. « T’as pas besoin de me ménager Eliot. » Je soupire un peu avant de lui répondre. « Tu me connais assez pour savoir que si j’avais voulu partir, je serai déjà partie. » Et c’est vrai. Je sais pas si la situation me convient, parce que je n’ai pas réfléchi à tout ça. Je sais juste que si ça ne me convenait pas, je me serai barrée fissa. « Je pourrais te dire que la situation me convient, mais c’est pas vraiment le cas. Tu me manques. » Mon coeur se serre dans ma poitrine en entendant ses mots. C’est la première fois que je les entends, que je les ressens à ce point là, au point de les savoir sincères, et douloureux aussi. « Je… j’en ai pas marre de vivre ici Ellen. Et c’est pas toi le problème. » Je soupire et continue de lancer la balle à Woody, histoire de m’occuper les mains, mais cet idiot a bien compris qu’il se passait quelque chose, et il me lâche salement. Petit con. Il est parti renifler un truc au fond du jardin, et il me ramène pas la balle. « Je suis désolée si j’te fais souffrir. » Je baisse les yeux, trouvant soudainement mes chaussettes dépareillées comme un sujet intéressant à regarder. « Si toi t’en as marre et que c’est pas vivable, je comprendrai. Je peux partir. » Je trouverai quelque chose, il faudra bien. Mais merde, j’ai pas envie de partir. Je sais pourtant que le problème vient de moi, mais est-ce que je serai capable de changer pour elle ? J’en ai aucune foutre idée.

Il est tellement difficile de nouer un dialogue avec Eliot, de lui faire entendre raison, ou de capter simplement son attention ! Je ne saurais trop dire comment je peux m’y prendre quand parfois ça marche. Je remercie le ciel quand c’est le cas, parce que clairement, s’il y a une championne pour prendre la fuite et éviter tout ce qui peut s’apparenter à une mise au point, c’est bien elle. Je ne sais pas ce qui a pu la traumatiser de la sorte, même si son enfance n’a pas été une partie de plaisir, mais c’est comme si me laisser l’occasion de parler pouvait la mettre en danger, et me donner l’occasion de la mettre dehors, de mettre fin à tout ça. J’ai simplement besoin d’être rassurée, rien de plus ! Elle ne peut pas le deviner, j’en suis consciente et c’est bien pour ça que je tente de lui parler, même si ça ne marche pas souvent. Alors je fais ce que je peux, mais il arrive un moment où je pète un plomb et quitte à s’engueuler autant que ça ne serve à crever un abcès trop douloureux à supporter.
« Si c’est ce que tu veux… » « Non c’est pas ce que je veux, mais est-ce que toi tu le veux ? » Je prends sur moi, mais je ne vais pas tarder à exploser. Elle fait tout un tas de raccourcis, on dirait qu’elle n’attend que ça ou qu’elle se jette sur la solution fataliste. Mais pourquoi ? Pourquoi se faire autant de mal alors que je fais tout pour lui faire voir le bien ! « Tu me connais assez pour savoir que si j’avais voulu partir, je serai déjà partie. » Bim, elle a raison. Eliot ne s’impose jamais une situation qui lui demande trop d’efforts, elle serait partie bien plus tôt, quitte à vivre dans un camion, dehors, dans une tente. Le confort n’est pas sa priorité, si elle reste, c’est bien pour une raison. Et ça n’est pas celle de l’argent. Mais peut-être de la compagnie. « Je… j’en ai pas marre de vivre ici Ellen. Et c’est pas toi le problème. » « Alors dis-moi. » Je prends sa main dans les miennes, pour une fois qu’elle commence à s’ouvrir un tant soit peu. Purée que c’est dur d’arriver à mes fins avec elle ! C’est juste un véritable enfer, et ça ne semble pas être un truc qu’elle percute en plus de ça. Je ne comprends pas… « Je suis désolée si j’te fais souffrir. » Et je m’en veux maintenant d’être aussi directe… Elle ne mérite pas d’être bousculée, je ne crois pas en tout cas. « Si toi t’en as marre et que c’est pas vivable, je comprendrai. Je peux partir. » Vous savez quoi ? En fait, si, elle mérite. Elle le fait exprès ? « Eliot merde ! Arrête de te planquer comme ça, de battre en retraite dès qu’on commence à rentrer dans le concret. Prend des risques, je suis là, je suis derrière toi. Tu peux te permettre de te lancer sans avoir à faire trois pas en arrière quand tu en fais un en avant. Ose Eliot, tente-le, plante-toi, relève-toi, tout ça, ça t’es permis. Avec moi, ou avec une autre. » Je la tourne face à moi, et j’ai le soleil en pleine tête, qui se reflète dans mes yeux clairs, mais qu’importe, je ne lâcherais pas. « Je veux que tu sois heureuse, mais le bonheur il viendra pas frapper à ta porte, il faut que tu le provoques. » J’espère la faire réagir, tout simplement.

Je suis vraiment une daube quand il s’agit de sentiments, de relations humaines. Je m’en sors vachement mieux avec mon chien en réalité. « Non c’est pas ce que je veux, mais est-ce que toi tu le veux ? » Je ne tarde pas à lui répondre. Si vraiment j’avais voulu partir je serai partie, et je pense qu’elle me connaît assez pour le savoir. J’ai pas besoin de mots, j’aurai peut-être à peine prévenu, juste par respect pour elle, histoire de ne pas disparaitre sans rien dire. Mais je suis là, encore, et si c’est le cas, c’est que j’aime être là. Mais visiblement, mon comportement ne lui convient pas. J’essaie de lui faire comprendre que ce n’est pas elle le souci, parce qu’en réalité, je sais que c’est moi le problème. Elle vient se saisir de ma main, comme pour m’inciter à lui en dire plus. Mais je sais pas quoi dire, je suis une merde pour ça putain. Et je la fais souffrir, je le vois bien. Çæ me fait chier, je voulais pas ça, je voulais pas qu’on en arrive là, mais c’est tout moi, je fais toujours tout foirer. « Eliot merde ! Arrête de te planquer comme ça, de battre en retraite dès qu’on commence à rentrer dans le concret. Prend des risques, je suis là, je suis derrière toi. Tu peux te permettre de te lancer sans avoir à faire trois pas en arrière quand tu en fais un en avant. Ose Eliot, tente-le, plante-toi, relève-toi, tout ça, ça t’es permis. Avec moi, ou avec une autre. » Mon coeur se serre à ses derniers mots. Peut-être parce que je me rends compte que j’ai pas envie d’être avec une autre. Elle me tire pour que je lui fasse face, le soleil dans ses yeux clairs la rend tellement belle. « Je veux que tu sois heureuse, mais le bonheur il viendra pas frapper à ta porte, il faut que tu le provoques. » Mon coeur bat si fort dans ma poitrine, je sais pas quoi dire, chaque fois que j’ouvre la bouche je finis par tout faire foirer, je le sais. Parce que j’ai une estime de moi plus que merdique, et que forcément, je sais que me dénigrer. Alors au lieu d’utiliser des mots - parce que ça, c’est son truc à elle - je préfère de loin utiliser des gestes. Et là tout de suite, la seule chose que j’ai envie de faire, c’est l’embrasser. Alors de ma main libre, je viens agripper sa nuque et réduis la distance entre nous pour venir l’embrasser. Je sais pas si pour elle ça constitue une réponse à ses questionnements, mais je fais ce que je peux…

J’ai beau savoir que sa vie n’a jamais été simple, qu’elle est allée d’abandon en abandon, je me rends compte à quel point, chaque jour, un peu plus, elle est détruite, en morceaux, et n’a aucune espèce d’estime d’elle-même. Elle bat en retraite, se fait du mal, foire tout pour se donner raison. Alors qu’au fond, il lui suffirait de lâcher prise, et tout se mettrait dans le bon ordre, ça ferait partie de ce qu’elle sait faire, et je sais qu’elle peut être douée pour l’amour, plus qu’elle ne le croit. Elle me le montre, parfois, mais je sais les saisir ces fois-là. Quand elle pense à ramener quelques bières pour l’apéro du soir, je sais qu’elle ne le fait pas que pour elle, c’est dans l’espoir qu’on les partage. Quand elle tend la main devant moi, quand elle sent que je vais broncher dans le premier truc qui vient, ça aussi c’est de l’amour. C’est de l’attention, c’est connaître l’autre. Et tout ça, ça ne se feint pas. Ça se vit, ça ne se calcule pas.
Je sais que les mots ne sont pas son truc, en même temps, elle se tape à vivre avec une littéraire, je dois lui en mettre plein le dos, et ce n’est pas ce que je veux. Par contre, les gestes, c’est son truc, et elle est bien plus adroite que moi, même s’il en faut relativement peu.
J’ai le soleil en pleine tête, et je tente de la garder haute, mais j’avouerais que je suis intérieurement en train de me décomposer face à son silence, je ne sais pas ce qui se passe, mais ça doit commencer à sentir le sapin pour moi. Si j’avais su la fermer une fois de plus… Pourtant, c’est plus fort que moi, il me faut à un moment donné me mettre à lui dire ce que je pense, quitte à le balancer. Elle n’est pas très à cheval sur la formulation. Et contre toute attente, elle m’embrasse. Pas de ces baisers faits pour me faire taire et passer à autre chose, un vrai baiser, dans lequel je lis toute sa tendresse, son attachement, sa peur aussi…
« Lance-toi Eliot, lâche prise. Je te laisserais pas tomber. » C’est peut-être aussi ce qu’elle a besoin d’entendre. Je ne saurais trop dire, mais je la prends dans mes bras en caressant son dos. Une tendresse dont nous faisons preuve généralement dans la chambre, dans le noir, jamais en pleine lumière. « La seule chose que je te demande, c’est que ce soit toi et moi. » La fidélité, en somme. Quant au reste, je n’irais jamais contre ce qu’elle veut. Ses projets de vie, son indépendance si elle le souhaite, son job, ses amis… Je n’ai aucune envie de mettre un grand coup de pied dans tout ça. Mais je refuse d’être la nana sympa qui l’attend à la maison alors qu’elle va noyer son chagrin dans les bras d’une autre. Je suis là pour ça.