tell the world i'm coming home (middleton sisters)

C'est le grand jour. Je vais enfin pouvoir franchir les portes de ce foutu hôpital pour rentrer à la maison. La libération. Un séjour à l'hôpital n'est jamais de tout repos. Et je crois même que dans mon cas c'est encore pire. Disons que ma situation est un peu particulière aussi. Deux mois de coma, et quelques semaines supplémentaires gardée en observation. Les passages des infirmières à longueur de journée, même la nuit, les millions d'examens passés, les nombreux entretiens avec divers spécialistes... ouais j'en ai eu ma dose. Tout ça pour que la situation soit toujours la même en plus. Bel effort. Mon amnésie est toujours là, et les six dernières années de ma vie toujours envolées. Je ne me souviens de rien. Tous les exercices entrepris se finissent par des échecs, et une frustration immense. Psychologiquement c'est vraiment difficile. J'ai l'impression d'avoir un train de retard, d'être complètement à côté de la plaque. Et dans les faits, c'est un peu ça. Je ne sais plus réellement qui je suis ni ce qu'est devenue ma vie. A part les affirmations de mes proches, les articles sur les journaux ou sur internet, je n'ai rien d'autre pour m'aider à avancer. Et le gouffre entre la réalité et les souvenirs qu'il me reste est tellement immense que je m'y perds. C'est Polly, ma grande soeur, qui s'occupe de gérer ma sortie de l'hôpital. Les papiers administratifs, et le soutien psychologique. De toute façon je n'avais  pas le droit de repartir toute seule. Et comme elle vit chez moi depuis l'accident, c'est naturellement vers elle que je me suis tournée. C'est bizarre quand même, je ne l'ai pas vu depuis tellement d'années que c'en est presque un peu troublant. C'est dommage qu'il ait fallu un drame pour se retrouver. Et en même temps je ne peux qu'en être heureuse. La situation comme elle l'était encore dans mes souvenirs m'attristait énormément. Et pourtant j'avais plus ou moins réussi à me faire une raison. La vie nous avait mené sur des chemins différents et sur des choix de vie opposés. Mais c'est une bonne nouvelle qu'elle soit de retour. Et seule surtout. Là est le point le plus important à souligner. Polly débarque dans ma chambre, le sourire aux lèvres, prête à me donner le papier représentant le "feu vert" administratif pour ma sortie. « Ma sauveuse. » Je la serre dans mes bras, avant de récupérer mes affaires préalablement rangées dans un sac. « Bon j'ai pas besoin de te donner l'adresse, tu connais limite mieux mon chez-moi que moi. » Je tente un peu d'humour pour dédramatiser la situation. Mais en soit, c'est vrai. Ma maison a sans doute dû changer en six longues années. Et comme elle y a vécu depuis l'accident, c'est comme si elle la connaissait mieux que moi. Enfin presque. « Allez, sors-moi vite de là. » Je suis impatiente de pouvoir retrouver mes repères et mes habitudes. Même si là encore les choses risquent sans doute d'être bien différentes. Je dois tout recommencer, réapprendre certains aspects de ma vie.

Tu as passé des jours, des semaines suspendues. Ton corps était là, bien ancré entre les murs immaculés de l’hôpital, à respirer son air aseptisé, mais ta tête était très loin. Tantôt en Australie, cherchant à espionner ta vie normale, ta vie d’avant, tantôt dans le ciel, priant pour que ta sœur se réveille sans trop de séquelles. D’ordinaire sérieuse, peu bavarde et réservée, tu étais totalement effacée, transparente. Tu aurais pu être ailleurs, ça n’aurait fait aucune différence. La chape de brouillard s’est dissipée à l’instant où Saskia a commencé à remuer dans son sommeil profond. Depuis, tu t’es surprise à reprendre, très naturellement, un rôle sororal très protecteur que tu n’as plus eu depuis des décennies. Ca t’est facile, ça te vient tout seul, tu n’as pas besoin de faire plus d’efforts que ça. L’amnésie de ta cadette a tout changé dans les dynamiques familiales. Tu es passée de cette presque étrangère que personne n’a vue depuis près de dix ans et que, finalement, on connaît très peu, à quelqu’un en qui elle peut se reconnaître. Passée de la brune qui se tient, gênée, dans un coin de la chambre à essayer de disparaître, à une pièce utile et centrale du puzzle. Vous êtes unies dans votre distance au reste du monde, quelques années évaporées vous séparant du reste du clan.

« Ma sauveuse. » Tu passes l’encadrement de la porte, un sourire accroché aux lèvres et en agitant du bout des doigts un dossier signé par tout un tas de médecins. Tes yeux balayent votre environnement, et il ne te faut pas plus de deux secondes pour réaliser qu’elle ne t’a pas attendue pour terminer de ranger ses affaires et qu’elle est plus que prête. « Bon j'ai pas besoin de te donner l'adresse, tu connais limite mieux mon chez-moi que moi. » Ta bouche se fait désolée, embarrassée. Tu ne sais pas vraiment quoi dire. C’est vrai que c’est probablement pas de la sorte que ça devait se passer, mais chacun doit s’en contenter. Willow est restée dans la villa et t’a prêté sa voiture – il faut vraiment que tu t’en achètes une – après vous avez toutes les deux convenu qu’il était préférable que tu sois aux manettes. « Allez, sors-moi vite de là. » D’un signe de tête, tu désignes le fauteuil roulant garé au pied du lit, l’invitant tacitement à y prendre place. « Ne proteste pas. C’est le protocole, tu ne pourras pas y couper. » Tu le sais, ça ne lui plait pas, mais vous ne pouvez pas refaire à vous deux toutes les règles en place dans le système de santé américain. Un patient doit être transporté en chaise jusqu’à la porte, c’est ainsi et pas autrement. « Allez ! » D’un mouvement de la main, tu la sommes de bouger.

« Tu veux dire au revoir ? » Tu poses la question un peu tard, alors que vous vous êtes déjà mises en route. Ca ne t’était pas venu à l’esprit simplement parce que toi tu aurais justement évité de croiser quiconque. Tu n’aurais pas su quoi dire, beaucoup trop pudique pour être capable de remercier ou de te montrer émue face au personnel soignant.

Un mélange entre l'excitation et l'appréhension. D'un côté je suis super contente de pouvoir sortir de l'hôpital, enfin, mais de l'autre il y a comme un malaise étrange. Je ne sais pas exactement à quoi m'attendre... j'ai peur de me retrouver confrontée à un mur. Je vais continuer à être suivie, psychologiquement parlant, pour essayer de travailler sur ma mémoire et mes souvenirs oubliés. Mais c'est comme si, au plus profond de moi-même, je me sentais seule au monde. Vide. Heureusement que Polly est là, sans elle je ne sais pas comment j'aurais pu faire. Et dire que nous étions presque comme des étrangères l'une pour l'autre pendant toutes ces années. Finalement, on ne se connait plus tant que ça, et pourtant, je me sens bien en sa présence. C'est comme si je m'accrochais à elle, comme un dernier repère. Parce qu'elle fait partie de moi, de cette vie dont je me souviens. Même si nos relations étaient compliquées. Mais là n'est plus le plus important maintenant. La force du destin l'a poussé à revenir vers moi, comme une évidence. Un mal pour un bien. Ma soeur aînée désigne d'un signe de tête le fauteuil roulant au pied du lit, et je ne peux m'empêcher de grimacer. Quelle connerie. « Ne proteste pas. C’est le protocole, tu ne pourras pas y couper. » Je soupire tout en levant les yeux au ciel. Bon ok, c'est pas comme si j'avais vraiment le choix. « Allez ! » Je m'exécute, non dans un petit râlement qui me connait bien. Dans un dernier regard, nous quittons la chambre qui m'a hébergé pendant plus de deux mois. « Tu veux dire au revoir ? » Dans les couloirs, je croise quelques infirmières, quelques visages connus, à qui je contente simplement de sourire. Je suis de nature discrète, mystérieuse un peu aussi, c'est en tout cas ce que les gens ont toujours dit de moi. Et c'est pas totalement faux. « Non, c'est bon. » Je ne suis pas nécessairement douée avec les mots. Mais ça ne m'empêche pas de me sentir reconnaissante. Pour tout ce qu'ils ont fait pour moi durant ma convalescence. Arrivées devant la porte de l'hôpital, prêtes à sortir, je ressens comme une montée d'angoisse. Il y a du monde dehors, beaucoup de monde. A croire que la nouvelle de ma sortie a dû fuiter sur internet. D'un geste de la main, je demande à ma soeur d'arrêter mon fauteuil. Je ne me sens pas bien du tout. J'ai du mal à respirer, alors que mon rythme cardiaque devient presque incontrôlable. Je ne suis pas encore prête à affronter la curiosité malsaine des journalistes. « Je peux pas Polly. » Je secoue la tête, les larmes me montant instinctivement aux yeux. Je compte sur elle pour trouver une solution pour me sortir de cette impasse. Peut-être qu'il y a une porte de service derrière le bâtiment ou quelque chose du genre ? « Qu'est-ce que je vais bien pouvoir leur dire ? » A part mes proches et le personnel soignant, personne n'est encore au courant de mon amnésie. Et même si je suis consciente que je ne vais pas pouvoir le cacher indéfiniment, c'est encore trop tôt pour moi de l'annoncer. « Ramène-moi à la maison. » Comme un supplice murmuré d'entre mes lèvres.

Tu t’étonnes encore de la similarité de vos caractères. Tu as, quelque part, l’impression d’être de retour des années en arrière, quand c’est toi qu’on poussait hors de l’hôpital. Un simple sourire timide en guise d’adieu aux équipes soignantes qui ont si bien pris soin d’elle et la page est tournée. Du moins c’est ce que tu crois. Quelques mètres seulement avant la sortie, elle interrompt brusquement ta progression. « Je peux pas Polly. » Ton cœur se serre en entendant sa voix se briser. Aussitôt, tu fais quelques pas en arrière et vous amène au détour d’un couloir, à l’abri des regards indiscrets. « Qu'est-ce que je vais bien pouvoir leur dire ? » Tu fais alors le tour du fauteuil pour faire face à ta sœur, et t’accroupies pour être à sa hauteur, les deux mains sur ses genoux. « Ramène-moi à la maison. » Tes pouces tracent des cercles réconfortants sur son jean. « Oh Sas… » Tu la regardes avec tendresses et prends une inspiration avant de dire : « Tu ne peux pas… » C’est à ton tour de perdre les mots et de voir ta voix trembler. « Tu ne peux pas faire comme moi. » Tu baisses la tête, encaissant le poids de la honte et de la déception.

Te ressaisissant, tu la regardes au fond des yeux en lui présentant un plan bien ficelé : « Tu vas leur sourire, les remercier pour leur soutien et leurs vœux de rétablissement. » Tu hoches la tête pour ponctuer ta phrase avant de continuer. « Ensuite tu vas leur dire que tu as hâte de retrouver les courts, mais que tu as encore du chemin à parcourir, et que tu dois te reposer. » Le reste, ils ne sont pas obligés de le savoir. Le reste vous pourrez voir plus tard, mais tu espères que vous n’aurez pas à le faire. Que les choses rentreront miraculeusement dans l’ordre, sa mémoire et tout ce qui s’en suit. « Tu crois que tu peux faire ça ? » Le scénario te semble infaillible, mais s’il y a bien une personne qui comprendrait qu’elle ne s’en sente pas capable, c’est toi. Tu as fui dans des circonstances similaires, tu ne pourrais pas le lui reprocher. Tu finis par ajouter une pointe d’humour, espérant la dérider : « Si ça ne leur suffit pas, je m’en occupe. C’est à ça que servent les grandes sœurs, n’est-ce pas ? » A ça, et à éviter à leurs benjamines les erreurs du passé.

Comme une bouffée d'angoisse qui ravage tout sur son passage. C'est arrivé sans prévenir, au détour de ce couloir. Mon coeur se serre dans ma poitrine alors que mes mains deviennent brusquement moites. Je n'arrive presque plus à respirer, et ça fait un mal de chien. Faut dire que je n'étais pas vraiment prête à recevoir un tel accueil pour ma sortie d'hôpital. Et pourtant ma vie toute entière est médiatisée, comment aurait-il pu en être autrement ? Il n'y a pas de pause pour ça, aucun répit. Même si j'ai toujours essayé de préserver ma vie privée des médias, là, c'est incontrôlable. Mon accident a sans doute fait le tour du monde, ou presque. Nous y voilà. « Oh Sas… » Heureusement que ma soeur est là. Elle est la mieux placée pour comprendre ce que je suis en train de vivre à cet instant précis. « Tu ne peux pas… Tu ne peux pas faire comme moi. » Mais elle a raison, c'est pas comme si je pouvais vraiment fuir. Le regard de Polly se veut rassurant, et ma respiration anarchique commence doucement à se calmer. « Tu vas leur sourire, les remercier pour leur soutien et leurs vœux de rétablissement. » Je tente de puiser un peu de son courage, de sa force aussi. « Ensuite tu vas leur dire que tu as hâte de retrouver les courts, mais que tu as encore du chemin à parcourir, et que tu dois te reposer. » Je ne sais même pas si je serais un jour capable de remettre un pied sur les courts. Je suis encore loin d'en être là, avec la rééducation qui promet d'être longue et les troubles liés à mon amnésie aussi surtout. « Tu crois que tu peux faire ça ? » Je hoche un peu la tête, essayant moi-même de m'en convaincre. « Je... ouais, je vais essayer. » Ils n'ont pas besoin de tout savoir. Pas maintenant en tout cas. « Si ça ne leur suffit pas, je m’en occupe. C’est à ça que servent les grandes sœurs, n’est-ce pas ? » Je souris timidement, reconnaissante qu'elle soit de nouveau avec moi. Je ne pense plus à notre passé ni à nos différends, pour l'heure, tout ça n'est plus si important. Le destin nous a permis de nous retrouver, et ça, ça vaut tout l'or du monde. Dans un dernier hochement de tête, j'invite ma grande soeur à pousser mon fauteuil jusqu'à la porte automatique. Je respire un grand coup, et je tente de suivre tant bien que mal ses instructions. Je ne m'étale pas sur le sujet non plus, les remerciant simplement pour leur présence et leur soutien. Pour le reste, je leur promet de leur donner des nouvelles de ma rééducation très vite. Il faudra de toute évidence que je fasse un communiqué de presse officiel quand le moment sera venu. Après quelques minutes, nous réussissons à nous libérer pour nous faufiler jusqu'à la voiture. Première étape, check. Maintenant direction Pacific Palisades. Arrivées dans la cour de la maison, je ne peux m'empêcher de regarder par la fenêtre de la voiture comme si ça faisait des années que je n'étais pas venue ici. C'est un peu le cas dans ma tête. Enfin, c'est une sensation bizarre. Je croise le regard de ma soeur, interrogative. « Est-ce que tu sais si elle est là ? » Willow. La femme qui partage apparemment ma vie, même si j'en ai absolument aucun souvenir.

« Je... ouais, je vais essayer. » Tu laisses échapper un silencieux soupir de soulagement face à sa ténacité. Tu la pousses à nouveau jusqu’à la porte d’entrée. Elle fais quelques pas alors que tu rends le fauteuil à une infirmière. Il ne te faut que quelques secondes pour la rattraper et passer ton bras sous le sien pour la soutenir l’air de rien. En silence, tu l’observes naviguer parmi les journalistes qui vous entourent très vite. Elle est gracieuse, à l’aise – bien plus que toi – et si tu ne savais rien de son état, tu serais certaine qu’elle maitrise la situation à la perfection. Entre deux sourires, elle fait illusion. Et toi, poupée de glace, tu restes stoïque et tu évites tous les regards qui se posent sur toi. Tu es bien contente d’être tombée dans l’oubli depuis ton propre accident ou tu devrais à ton tour esquiver les questions indiscrètes. Contente est un bien grand mot… Disons qu’à cet instant précis, ça t’arrange bien.

Quelques ronds de jambes plus tard, et des coups d’œil menaçants à quiconque dépassait les bornes, vous prenez place dans la voiture, et tu disparais à l’horizon, décidée à laisser l’hôpital derrière vous pour de bon. Le trajet n’est pas très bavard, et ça vous va bien à toutes les deux. Il ne te faut pas très longtemps pour arriver dans l’allée de la grande maison de pacific palisades, la route imprimée dans tes méninges de l’avoir faite dans les deux sens tant de fois au cours de ces dernières semaines. « Est-ce que tu sais si elle est là ? » Le ronron du moteur cesse alors que tu tournes la clé dans le démarreur. « Elle s’est dit que c’était mieux si tu avais un peu d’espace cet après-midi. » Elle fait parfois preuve d’une clairvoyance incroyable et terriblement bienvenue. Si les rôles étaient inversés, tu n’es pas sûre que ton égoïsme accepterait d’être reléguée au second plan de la sorte. « Elle sera là ce soir. Elle a promis de revenir avec des sushis pour le dîner. » Tu ponctues ta phrase d’un sourire. Comme si la promesse d’un repas suffisait à atténuer son appréhension.

Tu quittes l’habitacle et fais le tour de la voiture en quelques pas pour ouvrir la porte du côté passager et aider ta sœur à sortir. Vous parcourez les quelques mètres qui vous séparent de la porte d’entrée lentement, peut-être parce qu’elle souhaite prendre le temps de tout assimiler, peut-être parce que c’est trop douloureux d’aller plus vite. Tu ne le sais pas vraiment, et ça t’importe peu. Sur le perron, tu finis par dire : « T’as pas besoin de faire semblant. Pas avec moi. » Tu n’attends rien d’elle. Surtout pas qu’elle prétende que tout va bien et que les choses s’arrangent comme par magie. Ca, c’est ce que tu as essayé de faire, et regarde toi aujourd’hui. Des années plus tard et boum, tout a explosé. « Pas avec elle non plus. » Tu la connais finalement peu, Willow, mais tu sais déjà qu’elle n’a rien à voir avec Allen.

Je suis contente d'être de retour à la maison, chez moi. Cette maison dont je suis tombée amoureuse dès mon arrivée à L.A. Comme un véritable coup de coeur. Je n'ai jamais voulu changer, même après toutes ces années, parce que c'est ici que je me sens le mieux. Mais aujourd'hui, les sensations sont étranges. La façade de la maison n'a pas changé, mais pourtant, je sens la différence. Les années qui se sont envolées. Ce n'est plus comme avant. Je pense aussi à Willow. Il y a tellement de choses qui m'échappent. Elle était cette journaliste, et nous étions seulement des amies. Mais qu'en est-il à présent ? Cette alliance qui orne mon annulaire gauche est là, bien présent. Et pourtant. « Elle s’est dit que c’était mieux si tu avais un peu d’espace cet après-midi. » Je hoche un peu la tête, consciente que c'est surement une bonne chose. En réalité je ne sais pas comment je vais réagir avec elle. Elle a souvent été à mon chevet dans cette chambre d'hôpital, mais depuis mon réveil les choses sont devenues compliquées. « Elle sera là ce soir. Elle a promis de revenir avec des sushis pour le dîner. » Au moins, ça, ça n'a pas changé. C'est rassurant de savoir qu'il y a des choses qui sont toujours les mêmes. « Ça, j'approuve ! » Un diner en perspective est tout à fait capable de me remonter le moral. Si, si. Nous sortons de la voiture, et mes pas se font plus lents au fur et à mesure que nous nous dirigeons vers la porte. Mon cerveau est en ébullition, j'essaye de tout analyser dans les moindres détails. Comme cette petite décoration accrochée près de l'entrée. J'ai l'impression que ce n'est plus vraiment chez moi, et je sens mon coeur se serrer dans ma poitrine. Il va falloir que je fasse des efforts, j'en suis bien consciente. Mais je pense surtout que je vais avoir besoin de temps. Et beaucoup d'adaptation. « T’as pas besoin de faire semblant. Pas avec moi. » Je croise son regard et je me pince un peu les lèvres. C'est pour cette raison que je suis contente qu'elle soit de retour. Parce que elle est tout ce dont j'avais besoin dans un moment comme celui-là. « Pas avec elle non plus. » Cette fois-ci je grimace légèrement. En réalité ça m'angoisse un peu d'être confrontée à elle. A son regard. Parce que c'est quand même perturbant. « Je sais. » Plus pour elle que pour Willow. Je laisse ma soeur déverrouiller la porte alors que je la suis à l'intérieur. Mes yeux trainent un peu partout dans la pièce principale, et je remarque des affaires par-ci par-là qui ne sont pas à moi. Des nouveautés aussi, des changements dans la disposition des meubles. « La cohabitation s'est bien passée ? » Qu'elle ne pense pas que j'essaye de faire semblant, ce n'est pas le cas. Je tente juste de savoir ce qu'il en a été exactement pendant mon séjour à l'hôpital. Et ça me permet aussi de me réapproprier les lieux, doucement. « Tu t'es installée dans quelle chambre ? » Il y avait quatre grandes chambres, la mienne, deux chambres d'amis et une chambre que j'utilisais en guise de salle de sport. Il y a de la place pour nous trois ici sans qu'on se marche dessus, c'est déjà ça. « Il va falloir que tu me racontes un peu. » Et qu'elle me parle aussi d'elle, de sa vie. Parce que de toute évidence j'ai loupé pas mal d'épisodes malgré moi.

« Ça, j'approuve ! » Tu esquisses un sourire qui se veut encourageant, appréciant son effort apparent. Et si ça veut dire prétendre que les sushis règleront tous les problèmes, qu’à cela ne tienne. Tu lui intimes tout de même que ni Willow ni toi n’avez d’attentes quant à la situation. Vous êtes toutes les deux prêtes à soutenir Saskia dans le long chemin vers la guérison qui se profile, peu importe ce que ça implique. Elle n’a pas besoin de prétendre que tout est rose, qu’elle va bien et vous cacher la vérité. « Je sais. » Tu croises son regard un instant avant de te retourner vers la porte que tu déverrouilles. Comme un réflexe, tu ôtes immédiatement tes chaussures et tes chaussettes, préférant toujours la sensation du sol froid contre ta peau. « La cohabitation s'est bien passée ? » Tu suis ses mouvements des yeux, redécouvrant cet intérieur auquel tu n’as jamais vraiment prêté attention en même temps qu’elle. « Je n’ai pas passé beaucoup de temps ici. J’étais surtout à l’hôpital. » Tu ne dis pas ça pour la faire culpabiliser, ni pour passer pour une bonne samaritaine, mais plutôt pour qu’elle ne s’imagine pas que vous avez construit une vie et une intimité sans elle. Vous vous êtes plus croisées qu’autre chose. « Mais elle a été très généreuse avec moi. Beaucoup plus que ce que je méritais, probablement. » Dire que tu n’avais pas été accueillante lors de l’annonce de son mariage avec ta sœur serait un euphémisme. Tu as été extrêmement froide, tout au plus, voire parfois désagréable, mêlant quelques relents frôlant l’homophobie à ta nature hyper protectrice. Un mélange explosif.

« Tu t'es installée dans quelle chambre ? » Du bout des doigts, tu indiques un couloir. « Au fond, à droite. Celle avec le mur rose fané. » En dehors de ton affection toute particulière pour la couleur rose, cliché sur pattes pour une ballerine toute cassée, la chambre était celle qui offrait le plus d’intimité, à l’autre bout de la maison par rapport à la suite parentale. « Il va falloir que tu me racontes un peu. » Tu te laisses tomber dans le canapé, les genoux remontés contre ta poitrine, et réponds, d’une voix presque inaudible : « Je ne suis pas sûre d’avoir envie d’admettre certaines choses. » Tu as terriblement honte de certaines choses que tu as faites, d’autres dont tu as été privée, et de ce que tu es devenue. Tu as passé des jours, des semaines, perchée sur un fauteuil d’hôpital inconfortable, l’introspection pour seul allié. Si en Australie tu détestais ta vie pour ce qu’elle était devenue, blâmant tout sur ton accident, tu as aujourd’hui totalement changé de perspective, et c’est toi que tu détestes pour l’avoir laissé faire. Où a disparu la Polina à la volonté d’acier ? Comment s’est-elle laissé écraser par Polly la muette, au regard si triste ? Tu finis par dire, contrebalançant ta phrase précédente : « Mais ce ne serait pas juste pour toi. » Son amnésie ne peut pas t’absoudre de tes péchés. Elle mérite d’avoir des réponses, de replacer les pièces du puzzle et de relier les points entre eux. « Je commence par quoi ? » Tu lui laisses les cartes en main, faisant la promesse tacite de lui dire la vérité, la moche, la brute, quelle qu’elle soit.

J'essaye de remettre les pièces du puzzle en place histoire de comprendre ce qu'il s'est passé pendant mon absence. Il me manque une grande partie de l'histoire, et ça rend forcément la tâche plus difficile. Mais je prends sur moi, essaye de ne pas trop précipiter les choses non plus. Ça reviendra sans doute avec le temps... du moins c'est ce que j'espère depuis le jour où je me suis réveillée sur ce lit d'hôpital. C'est ce petit bout d'espoir qui me fait sentir encore vivante. Si je perds ça, je perds tout (ou presque). « Je n’ai pas passé beaucoup de temps ici. J’étais surtout à l’hôpital. » Je m'en veux inconsciemment d'avoir été au centre des attentions et d'avoir plus ou moins monopolisé la vie de mes proches. Comme si ces dernières semaines, tout avait tourné autour de moi et de ce foutu coma. « Mais elle a été très généreuse avec moi. Beaucoup plus que ce que je méritais, probablement. » Je souris un peu, parce que le côté généreux de Willow, ça, c'est quelque chose dont j'arrive à me souvenir. Lorsque nous nous sommes rencontrées, elle n'était que cette journaliste stagiaire qui ne connaissait absolument rien de moi. C'est ce que j'avais aimé chez elle. Mais la dernière phrase de ma grande soeur m'interpelle. Pourquoi ne méritait-elle pas cet élan de générosité ? Je garde cette question pour moi pour le moment, ne voulant pas passer en mode interrogatoire trop vite. « Au fond, à droite. Celle avec le mur rose fané. » Une des chambres d'amis, celle au fond du couloir. Je hoche un peu la tête avant d'enchaîner sur tout ce que j'ai pu louper. « Je ne suis pas sûre d’avoir envie d’admettre certaines choses. Mais ce ne serait pas juste pour toi. » Je suis à la fois curieuse de savoir mais inquiète de ce qu'elle va bien pouvoir me dire sur elle. Nous n'étions plus proches, plus depuis que nos chemins se soient éloignés, elle en Australie avec ce type que je n'ai jamais vraiment apprécié. « Je commence par quoi ? » C'est cette question là qui me brûle finalement les lèvres. « Qu'est-ce qu'il s'est passé en Australie ? » J'ai compris qu'elle n'était pas de retour que pour moi. Polly a semble-t-il repris sa liberté, pour mon plus grand bonheur. Mais à l'époque, elle était aveuglée, totalement sous l'emprise de cet homme. C'est ce  qui a causé notre perte à toutes les deux, cette distance que nous avons fini par laisser s'immiscer entre nous. Les conflits, les différends, et finalement le silence. Je n'ai jamais eu confiance en Allen, et j'ai bien peur d'avoir eu entièrement raison sur son compte. Son regard s'assombrit, et je viens me saisir de sa main. « Je suis là maintenant, je ne t'abandonnerais plus jamais. » Je regrette de ne pas avoir été suffisamment courageuse pour lui tenir tête, pour lui faire ouvrir les yeux. Mais il n'est pas trop tard pour rattraper le temps perdu. Maintenant plus que jamais.

« Qu'est-ce qu'il s'est passé en Australie ? » Elle commence fort, par les questions qui fâchent. Celles qui sont lourdes et que tu ne sais pas par quel bout attraper tant leurs tentacules s’étirent à l’infini. « Tout. » Ta voix est glacée, presque clinique. « et rien à la fois. » Tout ce que tu as à raconter est dérisoire, finalement, c’est pour ça que la honte te consume. Ton menton posé sur tes rotules, tu croises furtivement son regard, penaude. « Je suis là maintenant, je ne t'abandonnerais plus jamais. » Détonnant avec le ton que tu employais précédemment, tu t’écries une certaine violence dans ton timbre trahissant ta culpabilité. « Mais c’est moi qui suis partie Sas ! » Tu ne peux pas la laisser croire qu’elle a quelque chose à se reprocher, que ses actions auraient changé quoi que ce soit. Tu te connais trop bien, elle n’aurait pu avoir aucun effet sur ta détermination à bâtir une clôture électrifiée autour de toi. Tu te radoucis quelque peu, sans te séparer d’une certaine fermeté. « C’est moi qui me suis fait ça. Crois-moi si j’avais pu le blâmer sur quelqu’un d’autre, je ne m’en serais pas privée. C’est bien ce que j’ai fait pendant des années. » A coup d’illusions et de désenchantements, la clôture est devenue muraille de verre blindé, impénétrable et étanche. Sûre mais suffocante.

Tu lui as promis une histoire, tu es bien décidée à la lui donner, aussi inconfortable puisse cela être. « Quand j’ai appris que tu étais à l’hôpital, tout ce que je voulais c’était monter dans un avion. Tu vois, je croyais que tu … » ne survivrais pas ? « Enfin, on ne savait pas… » dans quel état on te récupèrerait ? Tu manques cruellement de tact. « Je voulais te voir. » Une dernière fois, au moins. « Allen est entré dans une colère noire. Il a essayé de m’empêcher de partir, il alignait les mensonges pour me faire rester à Sydney, mais tout ce qu’il a gagné c’est que j’ai mis toutes mes affaires dans une valise et que je suis partie avec un déménagement sur le dos, au lieu du petit sac qui devait m’accompagner. » A la place d’un court séjour temporaire, le temps qu’elle se remette sur pieds, tu as tourné les talons sans regarder vers l’arrière. La bulle de verre s’est brisée, et avec elle beaucoup de certitudes et tout ton sens des réalités. En t’arrêtant là, tu te rends compte qu’elle avait probablement derrière la tête un récit plus complet de ta vie au pays des kangourous. Mais si le premier conte était bien maigre, le second n’est pas plus épais qu’un fil de coton. « Avant ça… Rien n’avait changé. J’enseignais la danse dans un petit studio de banlieue. Pas vraiment d’amis, juste des connaissances et l’entourage d’Allen. Dix ans en fumée. »  Les derniers mots sont murmurés, comme si leur élocution te brûlait les lèvres et changeait ton souffle en un monticule de cendres incandescentes.

Tout et rien à la fois. C'est un peu ce que je ressens, l'impression d'avoir perdu des années entières de sa vie. Ça fait une éternité que nos chemins se sont éloignés, une éternité que je n'ai pas eu la chance de retrouver ma soeur. L'impression que nos souvenirs de famille se sont évaporés avec les années. Et ça, ça n'a rien à voir avec mon amnésie. C'était encore bien avant. Lorsqu'elle a décidé de tout abandonner pour lui ou presque. Je m'en veux de ne pas avoir pu su lui ouvrir les yeux. Peut-être qu'on en serait pas là aujourd'hui. Qu'elle ne serait pas aussi malheureuse. Parce qu'elle n'a pas besoin de le dire que je le sens déjà au plus profond de moi-même. Je le vois dans son regard. « Mais c’est moi qui suis partie Sas ! C’est moi qui me suis fait ça. Crois-moi si j’avais pu le blâmer sur quelqu’un d’autre, je ne m’en serais pas privée. C’est bien ce que j’ai fait pendant des années. » Je ne suis pas tout à fait d'accord, ce n'est pas que de sa faute. Elle était amoureuse, aveuglée, et n'avait pas suffisamment assez de recul pour en prendre conscience. Le premier coupable c'est lui. Parce qu'il a été très fort pour l'éloigner de tout le monde, et surtout de ses proches. Pour l'avoir que pour lui, lui faire faire ce dont il avait envie. Comme une marionnette qu'il pouvait manipuler sans aucun scrupule. Je le déteste tellement. « Quand j’ai appris que tu étais à l’hôpital, tout ce que je voulais c’était monter dans un avion. Tu vois, je croyais que tu … Enfin, on ne savait pas… Je voulais te voir. » Je suis consciente que l'accident a été un traumatisme pour tout le monde, bien plus qu'il ne l'a été pour moi finalement. Parce que oui maintenant il y a cette foutue amnésie à accepter. Mais par rapport à toute l'inquiétude que mes proches ont pu ressentir pendant mon coma, sans savoir si j'allais un jour me réveiller ou pas, ce n'est qu'une futilité. Enfin j'imagine. « Allen est entré dans une colère noire. Il a essayé de m’empêcher de partir, il alignait les mensonges pour me faire rester à Sydney, mais tout ce qu’il a gagné c’est que j’ai mis toutes mes affaires dans une valise et que je suis partie avec un déménagement sur le dos, au lieu du petit sac qui devait m’accompagner. » Je caresse sa main de mon pouce dans un petit sourire non dissimulé. Je suis tellement contente qu'elle ait eu la force de s'opposer à lui. Enfin. « Mon accident aura au moins eu un effet positif. » Elle a toujours su ce que je pensais de lui, de leur histoire. Inutile de me cacher derrière des faux semblants. Et je ne peux m'empêcher de me questionner ; est-ce qu'elle aurait eu le courage ce prendre cette décision s'il n'y avait pas eu ce drame ? « Avant ça… Rien n’avait changé. J’enseignais la danse dans un petit studio de banlieue. Pas vraiment d’amis, juste des connaissances et l’entourage d’Allen. Dix ans en fumée. » Elle a peut-être perdu dix années de sa vie, mais elle a au moins pu en prendre conscience. Ça, c'est le plus important. « Tu as pris la bonne décision. » Ça ne doit pas être facile pour elle de tout recommencer comme ça du jour au lendemain, après dix ans de relation, dix ans d'étouffement. « Tu ne dois surtout pas te blâmer pour ça, l'important c'est que tu sois là maintenant. » Peu importe le nombre d'années qui se sont écoulées, peu importe le nombre de regrets, il faut qu'elle pense désormais à elle et à son avenir. Pour se reconstruire. « Il ne te fera plus aucun mal, j'y veillerai personnellement. » L'emprise psychologique est pire que tout. « Tu mérites d'être heureuse Polly. » Et ce sentiment de liberté retrouvée finira par lui procurer ce bonheur qu'elle a sans doute toujours espéré. « Je crois qu'on a beaucoup de choses à fêter ce soir. » Que j'ajoute dans un large sourire. Son retour aux États Unis, mon retour à la maison aussi et surtout nos retrouvailles. J'ai envie de mettre de côté mon amnésie et mes angoisses, pour profiter d'une soirée juste avec elle. Et Willow aussi, j'ai tendance à oublier ce (petit) détail. Ça me fait tellement bizarre de l'imaginer dans cette maison.

« Mon accident aura au moins eu un effet positif. » Tu pourrais protester, devrais protester même, mais tu ne dis rien. Comment peut-elle seulement dire ça ? Elle a n’a pas froissé la tôle de sa voiture, c’est beaucoup plus grave que ça, elle a failli mourir ! Rien ne le justifie, rien ne pourrait lui faire valoir le coup, surtout pas toi. Mais à quoi bon lui crier ça, alors qu’elle semble trouver une once de réconfort dans ces paroles ? Après tout, qu’elle se voile la face si cela peut l’aider à surmonter les choses… « Tu as pris la bonne décision. » Tu ne sais pas si tu es d’accord. A tes yeux, tu as simplement pris la seule décision possible. Ce n’était pas un choix, quelque chose que tu as réfléchi pendant des heures, des jours. Savoir ta famille en danger a réveillé un instinct primitif en toi, celui-là même qui t’a été insufflé par ta mère alors que tu n’étais encore qu’un tout petit être, et soudain, rentrer est devenu ta priorité. Une obsession tellement prégnante que tout ce qui venait se mettre en travers d’elle n’avait d’autre choix que de voler en éclat. « Tu ne dois surtout pas te blâmer pour ça, l'important c'est que tu sois là maintenant. » Te blâmer pour quoi ? Pour la vie misérable que tu as menée tout ce temps ? Pour avoir choisi la solution de facilité en claquant la porte sans te battre un peu plus fort ?

« Il ne te fera plus aucun mal, j'y veillerai personnellement. Tu mérites d'être heureuse Polly. » Tu fronces les sourcils en serrant plus fort tes mains autour de tes chevilles. Tu as l’impression d’avoir plus parlé en quelques secondes qu’en de nombreuses années. Tu en as trop dit, et maintenant la situation t’échappe et prend des proportions qui ne te plaisent pas du tout. « Je crois qu'on a beaucoup de choses à fêter ce soir. » Saskia t’offre un grand sourire, mais ton visage demeure fermé. « Ce que tu veux. »  Si tes mots sont sincères, le doute est permis au vu de ton expression glaciale. Tu as plus qu’envie de lui faire plaisir, de lui offrir tout ce dont elle rêve pour son retour chez elle, mais tu as du mal à accepter qu’elle transforme cette occasion en un moment te célébrant toi aussi. Pour toi, elle juge la situation bien trop vite, elle tire des conclusions hâtives mêlant vieux souvenirs, rancœur archaïque et bribes décousues. Quelque chose en toi te pousse malgré tout à rétablir la vérité. « Il ne m’a jamais fait de mal. » Ta voix est encore plus basse que précédemment, et un regard extérieur ne doit pas la trouver bien convaincante. Pourtant, tu es persuadée de ce que tu dis, le chemin promet d’être long jusqu’au jour où tu comprendras l’origine de cette peur qui ne t’a pas quittée pendant deux décennies.

Une journée remplie d'émotions. Mon retour à la maison après de longues semaines comme un soulagement. Une deuxième chance. Physiquement mon corps s'est bien remis. Mais les séquelles sont ailleurs, bien ancrées à l'intérieur. Et le monde qui m'entoure semble un peu étrange. Complètement déconnecté de la réalité. Mais il n'y a pas que du négatif. Polly est là, et ça, c'est une bonne nouvelle. Donc oui, mon accident aura quand même eu du bon aussi. C'est peut-être con de dire ça mais autant faire de son mieux pour positiver les choses. Si je peux éviter de m'apitoyer sur mon sort, de broyer du noir et tout ce qui s'en suit, c'est pas plus mal. En tout cas ce soir, je n'ai pas envie de trop penser à tout ça. J'ai envie de profiter de mon retour, de ma soeur aussi. Parce que ça fait tellement du bien de la retrouver. « Ce que tu veux. » Et pourtant le visage de Polly n'est plus aussi rayonnant que tout à l'heure. Je n'aurais peut-être pas dû lui demander de me parler d'elle tout de suite. C'était maladroit de ma part, mais j'ai du mal à savoir comment me comporter. Ma tête a envie de recoller les morceaux du puzzle, mais je ne dois pas brûler les étapes. Il faut savoir laisser le temps faire son chemin. « Il ne m’a jamais fait de mal. » Physiquement non, mais pour le reste je ne suis pas si sûre. Je pense qu'elle n'en a pas encore conscience, peut-être même qu'elle ne comprendra jamais réellement... mais le plus important c'est qu'elle ait réussi à avoir le déclic. Et qu'elle soit là maintenant, ses valises avec elle, pour une nouvelle vie. « Oui, bien sur. » Je hoche simplement de la tête, allant dans son sens sans chercher à la contredire sur le sujet. C'est trop tôt, et je ne veux pas risquer de gâcher nos retrouvailles. Pour autant, ma main vient une nouvelle fois se saisir de la sienne, dans un geste qui se veut tout de même réconfortant. « On prépare le dessert ? » Pour ce soir, pour accompagner les sushis. J'ai envie de cuisiner, de faire un truc simple, sans penser à rien d'autre qu'à nous et à cette journée qui se doit d'être positive. Comme avant quand nous étions encore que des gamines et que nous passions nos après-midis à faire de la pâtisserie. Je ne veux pas que nos démons respectifs viennent foutre en l'air l'ambiance de nos retrouvailles. La vie est déjà bien assez mouvementée comme ça. Alors on appuie sur pause et on souffle un bon coup. « T'as envie de quoi ? » J'essaye de tout faire pour que l'attention ne soit pas uniquement portée sur moi ce soir. Parce que je ne veux pas spécialement que cet accident me définisse. Je veux que les gens agissent normalement avec moi, et non pour essayer de me préserver ou quoi que ce soit d'autre. Je récupère un livre de recettes dans la cuisine avant de me positionner à côté de la jeune femme en tournant les pages. Mon regard s'arrête sur une page en particulier, un large sourire aux lèvres. « C'est toujours ton dessert préféré ? » Les souvenirs de notre enfance remontent à la surface, et ça me donne du baume au coeur.

« Oui, bien sûr. » Tu fais semblant d’être satisfaite de cette réponse, voyant très bien que son regard manque de conviction. Comme elle fait semblant de te croire, pour le bien de la conversation. Lâcheté des deux parts ? Probablement, oui, mais ça vous va très bien à toutes les deux. Tu en as déjà beaucoup trop dit pour aujourd’hui, le sujet finira par revenir sur la table, ça ne fait aucun doute mais si tu peux t’en débarrasser pour maintenant, c’est déjà ça de pris. Sa main glisse dans la tienne et tu l’accueilles bien volontiers, comme une promesse que quoiqu’il arrive, tout finira bien.

« On prépare le dessert ? » Un faible sourire retrouve le chemin de tes lèvres. « T'as envie de quoi ? » Tu fais une petite moue en te levant pour la suivre dans la cuisine. « C’est à toi de choisir ! » C’est elle qui sort d’un coma de plusieurs semaines suivi par un interminable séjour à l’hôpital et son incomparable gastronomie. Alors que ta sœur se saisit d’un livre de recettes, tu poses ton menton sur son épaule pour lire avec elle les pages qu’elle tourne. « C'est toujours ton dessert préféré ? » Tu regardes avec une nostalgie immense la photo d’une magnifique pavlova illustrant le texte d’instructions. « Ca fait une éternité que je n’en ai pas mangé ! »  C’était, comme elle le fait si bien remarquer, ton gâteau favori lorsque tu étais enfant. Il faut dire qu’il a suffi à ta mère de t’expliquer qu’il avait été créé et nommé en hommage à une danseuse pour que tu l’adoptes pour étendard. Tu lui avais promis qu’un jour, toi aussi tu aurais un dessert à ton nom. « Je crois qu’on doit avoir tout ce qu’il faut. »  Joignant le geste à la parole, tu vérifies dans les placards, le frigo et alignes les ingrédients sur le plan de travail, les kiwis et fraises au premier plan. Maintenant que tu y penses, c’est très triste d’avoir vécu aussi longtemps en Australie et de ne pas avoir profité de ces gourmandises qui sont presque élevées au rang de douceurs nationales. Mais il y a beaucoup de choses que tu n’as pas faites down under. « Tu ne veux pas t’asseoir un peu ? »  Cette inquiétude protectrice qui revient au triple galop. Tu es là pour prendre soin d’elle, n’est-ce pas ? Hors de question qu’elle s’épuise. Pas sous ta surveillance.

Willow sera avec nous ce soir pour le diner, et apparemment elle apporte les sushis. On peut en profiter pour préparer le dessert. Le calme avant la tempête. En réalité, ça me fait bizarre de nous imaginer attablées toutes les trois ensemble pour le diner. J'ai vraiment l'impression d'avoir raté de nombreux épisodes. Que ce soit par rapport à ma soeur, mais surtout par rapport à Willow. Je préfère essayer de ne pas y penser pour me focaliser sur l'instant présent. Le choix du gâteau. Mon aîné me laisse le choix, et je ne sais pas réellement de quoi j'ai envie jusqu'à ce que mon regard tombe sur la recette d'une pavlova. « Ça fait une éternité que je n’en ai pas mangé ! » On est deux. La dernière doit probablement remonter à un moment en famille lorsque nous étions encore à New-York. « Je crois qu’on doit avoir tout ce qu’il faut. » Polly vérifie les placards et le frigo avant de regrouper tous les ingrédients sur le plan de travail. Je suis une véritable catastrophe en cuisine, mais la pâtisserie reste tout de même ce que je sais faire de mieux. Ou de moins pire peut-être. On remercie les après-midi en famille où nous essayions d'imiter notre mère. Suivre la recette au pied de la lettre devrait être à ma portée non ? « Vendu alors. » Et je m'exécute rapidement, heureuse de pouvoir nous atteler ensemble à cette tâche. « Tu sais où sont les tabliers de cuisine ? J'étais persuadée de les ranger ici avant... » Demandais-je en ouvrant le tiroir où ils étaient habituellement rangés, sans succès. C'est des détails comme ça qui me ramènent brusquement à la réalité. C'est dingue de ne même plus savoir comment est organisée sa propre maison. Une grimace vient inconsciemment déformer mes lèvres, alors que mon regard se perd un peu dans le vide. « Tu ne veux pas t’asseoir un peu ? » Elle s'inquiète pour moi, et je ne peux pas lui en vouloir. A sa place, je ferai sans doute la même chose. Peut-être même pire encore. Mais je risque probablement d'avoir du mal à supporter ça sur la durée. Je ne veux pas être constamment traitée comme une poupée fragile, ou que sais-je encore. C'est pas dans mon tempérament de me faire plaindre ni de me préserver plus que ça non plus d'ailleurs. « Ça va Polly, tout va bien. » Mon regard s'ancre dans celui de ma grande soeur avant d'ajouter. « Je te jure que je me sens bien. » J'ai été alitée pendant trop longtemps, et je veux pouvoir profiter de ma nouvelle "liberté". Je n'ai surtout pas envie de me ménager, peut-être à tord, mais en réalité, c'est la dernière de mes préoccupations. « Bon par contre je te laisse battre les blancs en neige avec plaisir, j'ai quand même envie que le résultat soit mangeable. » Un petit rire amusé s'échappe d'entre mes lèvres alors que je la laisse prendre les rênes.