Juliet, let me be your Romeo (nicky&jules)

L’avantage d’être à son compte, c’est de pouvoir organiser ses journées comme on a envie. Et je dois dire que c’est une vrai chance quand comme moi on est mère de famille, de pouvoir se prendre une journée, ou ne serait-ce qu’une après-midi tranquille, avant d’aller chercher les enfants à l’école. Et puis, il y a toujours ma petite soeur qui n’est jamais bien loin, et à qui je peux envoyer un sms pour lui demander de superviser la soirée si je sens que je peux être occupée. ‘vais voir Jules au bureau, si pas de nouvelles, tu peux aller chercher Elio à l’école?’. Gabriel rentre tout seul du collège depuis l’année dernière, je n’ai pas réussi à le retenir plus longtemps. Il devient de plus en plus difficile, en même temps, je ne peux pas lui en vouloir, il a déjà une famille bien assez compliquée. Entre ses parents qui ne sont plus ensemble et sa mère qui a viré lesbienne… on repassera pour le cadre idyllique de l’épanouissement d’un enfant. Je fais du mieux que je peux, mais je pense à moi, aussi. L’aiguille de ma montre annonce midi, je suis pile à l’heure sur mon planning, arrivant devant la fenêtre du bureau de Jules, juste pour l’heure du petit déjeuner. Fenêtre grande ouverte sur l’immense bureau de la directrice, personne à l’intérieur. Dangereux. Heureusement qu’il n’y a pas grand monde à passer dans cette petite rue piétonne. Je tire sur ma cigarette électronique qui ne me donne aucune nicotine, juste cette sensation agréable. Mauvaises habitudes.
La porte s’ouvre, je suis assise sur le rebord de la fenêtre, recrachant subtilement la fumée d’entre mes lèvres. Elle sursaute, et je m’en amuse. « J’ai eu envie de cambrioler ce joli bureau, y’avait de quoi faire. Au lieu de ça, j’ai changé d’idée, j’me suis dit que je pouvais kidnapper madame la boss pour la pause déjeuner. Et plus si affinités. » Je lui offre un grand sourire et passe par la fenêtre, comme l’aurait fait une adolescente pour aller voir son crush. « Je peux aussi te séquestrer. Je suis gentille, je te laisse le choix. » Je sais. Elle avait dit qu’elle voulait qu’on arrête de se voir. Parce que c’est pas bien. Parce qu’elle a un mari. Mais moi, je peux pas m’en empêcher, et j’ai pas envie qu’on arrête de se voir. Je connais la limite du consentement, et je saurai m’effacer si je comprenais qu’elle n’avait réellement plus envie de me voir. Mais on n’en est pas là. Du moins je crois.

En sortant de ta réunion qui a déjà duré un temps monstre pour pas grand-chose, tu ne perds pas une seule seconde et ressort de ta besace le manuscrit qu’il faut que tu termines. Marcher en lisant, une vilaine habitude que tu as gardé de ta plus tendre enfance et qui t’a valu de nombreuses remontrances et quelques bleus mérités, punitions fatidique de quiconque ne regarde pas où il met les pied. Mais les locaux de Capulet, tu les connais comme ta poche, tu n’as pas besoin de ta vue pour savoir te diriger, pour reconnaître exactement le bureau de chacun de tes employés. C’est une seconde nature pour toi d’évoluer ainsi à tâtons, et c’est au milieu d’un champ irlandais que tu pousses la porte de ton bureau. Le contraste est étonnant. Tu t’apprêtes à te laisser tomber nonchalamment dans ton canapé quand un mouvement inhabituel près de la fenêtre attire ton attention et te fait sursauter.

« J’ai eu envie de cambrioler ce joli bureau, y’avait de quoi faire. Au lieu de ça, j’ai changé d’idée, j’me suis dit que je pouvais kidnapper madame la boss pour la pause déjeuner. Et plus si affinités. » Un sourire s’étire sur tes lèvres. Tu devrais probablement être étonnée de la voir ici, particulièrement de savoir qu’elle a – pour ainsi dire – pénétré dans ton bureau par effraction. Mais non, ça ne te surprend pas. « Je peux aussi te séquestrer. Je suis gentille, je te laisse le choix. » Faussement impuissante, tu lèves les épaules en posant l’ébauche du roman sur ton bureau, sans même prendre la peine de marquer la page. Sacrilège ultime. « Ma foi… Si on emploie des mesures coercitives à mon encontre… Comment lutter ? » Tu la rejoins en quelques pas près de l’ouverture et du soleil tiède de l’automne californien. Tout contre sa bouche, tu murmures « Bonjour. » avant de l’embrasser. L’absence totale de cette retenue qui t’habitait les premières fois que tu l’as vue devrait t’inquiéter. Mais tu savoures tellement l’instant que tu ne t’en aperçois même pas. Tes mains posées sur ses hanches, le poids de ton corps danse lentement d’un pied à l’autre, et c’est finalement avec un air mutin que tu lui dis : « J’ai une porte, tu sais ? L’avantage de payer un loyer, tout ça… » Se contorsionner au nom de l’effet dramatique ? Tu reconnais l’effort et la persévérance. Tu apprécies même le geste pour sa poésie, mais tu ne te serais probablement pas donné cette peine. Au moment précis où quelque chose, planqué tout au fond de ta tête, commence à tirer la sonnette d’alarme, celle qui te hurle à longueur de journées que cette relation est une horrible idée, c’est ton estomac qui l’emporte. « Je pourrais me laisser tenter par un déjeuner… » Les excuses et les rejets, tu trouveras le courage de les entreprendre plus tard.

A peine la porte s’ouvre-t-elle sur la silhouette de Jules que je ne peux me retenir de sourire. Elle est si belle. Je lui explique alors mon envie subite de venir la kidnapper, et le sourire qui étire ses lèvres me fait chavirer. « Ma foi… Si on emploie des mesures coercitives à mon encontre… Comment lutter ? » lâche-t-elle sur un ton se voulant faussement détaché. Le manuscrit jeté sur son bureau, elle s’approche alors que je ne peux me défaire de ce sourire un peu trop amoureux. Elle me salue et vient m’embrasser. Mes yeux clos, je glisse naturellement une main à sa taille, cherchant peut-être à la retenir un peu plus longtemps, pour que ce baiser ne soit pas qu’un bref échange qui me donnerait un goût de trop peu. Heureusement, ce n’est pas le cas, et je profite pleinement de ce moment, comme de tous ceux que je passe avec elle, au cas où ce soient les derniers. « J’ai une porte, tu sais ? L’avantage de payer un loyer, tout ça… » Je ne peux retenir un rire amusé, la gardant tout contre moi, mes mains désormais dans le creux de ses reins. « J’avais prévu de passer par la porte. Mais quand je suis passée et que j’ai vu la fenêtre ouverte, je me suis prise pour Romeo… » Je penche légèrement la tête sur le côté sans me défaire de ce sourire qui me caractérise. « C’est mon petit côté romantique. » Et je sais qu’elle adore ça, même si elle ne l’avoue pas à voix haute. J’entends son ventre gargouiller et tente de ne pas trop sourire. C’est comme si son corps répondait à mon invitation avant qu’elle n’ait elle-même à le faire. « Je pourrais me laisser tenter par un déjeuner… » Voyez-vous cela. « En voilà une bonne nouvelle. » Je viens embrasser l’arrête de sa mâchoire, déviant mes baisers un instant jusqu’à son cou, avant de me redresser. « Je meurs de faim ! » Et il ne s’agit pas là que de mon estomac, mais je ne m’étalerai pas sur le sujet.

Je laisse madame la boss récupérer les affaires dont elle a besoin, et la suis pour sortir de son bureau. Evidemment, les regards se tournent sur moi dans les couloirs. Pas que ce soit la première fois que je suis dans les parages, mais surtout parce que personne ne m’a vue entrer. « Tu crois qu’ils vont appeler SOS fantômes ou un truc dans le genre ? » que je lui demande dans un murmure en me penchant à peine dans sa direction pour n’éveiller aucun soupçon. Je ne suis pas là pour la mettre en port-à-faux, j’aurai trop à y perdre. Direction un restaurant un peu excentré, pour plus d’intimité. Nous prenons face l’une en face de l’autre et je la dévore du regard, la tête légèrement penchée sur le côté. « Comment vas-tu ? » C’est un bon début.

« J’avais prévu de passer par la porte. Mais quand je suis passée et que j’ai vu la fenêtre ouverte, je me suis prise pour Romeo… » Son sourire est contagieux, comme toujours. « C’est mon petit côté romantique. » Tout contre elle, tu n’as pas besoin de réfléchir bien longtemps pour murmurer une réplique de la pièce qui t’a donné ton prénom. « O Roméo, Roméo, pourquoi es-tu Roméo ? Renonce à ton père et abjure ton nom ; ou, si tu l'aimes mieux, jure seulement d'être mon amant, et je cesse d'être une Capulet. » Un rire cristallin quitte tes lèvres alors que tu te reprends : « Ou enfin… je cesse d’être sa directrice pour une heure ou deux. » Il y a quelques temps, ou peut-être en compagnie de quelqu’un d’autre, tu aurais presque honte de tes références. Jack était contre le nom de ta maison d’édition, il trouvait ça convenu et soutenait que la blague ne te ferait pas rire très longtemps. Visiblement il avait tort, tu trouves ça toujours aussi hilarant aujourd’hui, même si tu as plus tendance à le dissimuler. En présence de Nicola, c’est un peu différent. Tu as envie de retrouver cette partie de toi enfouie depuis longtemps, celle qui est drôle un peu différente. Et juste pour ça, tu acceptes d’aller déjeuner avec elle. « En voilà une bonne nouvelle. Je meurs de faim ! »

Ton sac à main pendu à l’épaule, tu conduis la brune dans les couloirs de ton entreprise. « Tu crois qu’ils vont appeler SOS fantômes ou un truc dans le genre ? » Tu regardes autour de vous et remarques alors les coups d’œil insistants. Ca devrait t’inquiéter, probablement, mais tu as déjà la réputation d’être un peu sur une autre planète, et espères qu’une bizarrerie de plus ne les étonnera pas. Au lieu de paniquer, tu te mets à fredonner la musique du générique de Ghostbuster en accélérant le pas.

Deux femmes déjeunant en tête à tête à la table d’un restaurant n’attirent pas vraiment l’attention, encore moins les soupçons. Pourtant il y a la félicité sur les traits de ton amante. Il y a ton cœur qui bat un peu vite et ton cou rosi. Il y a aussi cette sérénité qui t’enveloppe et qui n’a aucun sens. Tu devrais craindre qu’on vous surprenne, tu devrais redouter que Jack passe la porte, mais tu es soulagée de ne pas avoir à tout calculer. « Comment vas-tu ? » Tirée de ta torpeur par sa question, tu hésites un instant avant de répondre. Tu n’as pas vraiment l’habitude qu’on te demande vraiment ça, avec un intérêt réel pour ce que tu vas répondre. « Bien ! J’appréhende un peu mon rendez-vous médical de demain… » Tu ne t’attendais pas à être si honnête, et tu n’avais même pas totalement conscience que cette visite te pesait. « Rien de particulier. C’est juste un simple contrôle de routine, mais… Enfin tu sais, ça m’angoisse toujours un peu.  » Tu ne lui as jamais caché ton passé de cancéreuse, tu aurais d’ailleurs eu bien du mal à camoufler les deux cicatrices qui lacèrent ta poitrine. « Et toi ? »

Alors que je la tiens tout contre moi, Jules vient murmurer une des tirades phares de Shakespeare, au creux de mon oreille. J’en frissonne. Pas tant pour les mots, mais davantage pour sa manière de les prononcer. Elle accepte de quitter ses fonctions une heure ou deux pour partager avec moi un déjeuner. Je suis heureuse qu’elle accepte mon invitation, et le sourire que je lui offre en est la preuve. Nous quittons alors le bureau, et suite à mon interrogation, j’entends Jules fredonner le générique de Ghostbuster, ce qui me fait sourire comme une idiote. Elle qui tenait tant à garder la tête haute, son rang, son statut, son image en tout point parfaite. J’aime la voir être plus naturelle, plus vraie quand elle est avec moi. J’ignore s’il y a d’autres personnes avec qui elle s’autorise à elle elle-même, et à vrai dire, je l’espère pour elle. Mais quoi qu’il en soit, je profite toujours de ces petits détails, ces petits moments de complicité qui n’appartiennent qu’à nous.

Nous trouvons un nouveau restaurant à essayer, aussi pour éviter de nous retrouver toujours au même endroit, avoir des habitudes, prendre trop de risques. De mon côté, je n’ai pas peur de grand chose, si ce n’est la perdre. Et je sais que chaque détail compte, et que si nous prenons trop de risques, tout pourrait s’écrouler d’un moment à l’autre. Pourtant, je fais en sorte de ne pas trop y penser, pour profiter un maximum de sa présence. Une fois installées, je lui demande comment elle va. Sincèrement. Je vois bien que cette simple question la désarçonne, tellement de gens ont tendance à la poser de manière futile sans être vraiment intéressé par la réponse. Alors qu’elle sait que je le suis. « Bien ! J’appréhende un peu mon rendez-vous médical de demain… » Je penche un peu la tête sur le côté, je ne savais pas qu’elle avait un rendez-vous médical demain. J’attends qu’elle en dise plus, une légère inquiétude dans le regard. « Rien de particulier. C’est juste un simple contrôle de routine, mais… Enfin tu sais, ça m’angoisse toujours un peu.  » Je tente un léger sourire qui se veut rassurant. Naturellement je tends ma main pour caresser le dessus de la sienne, sur la table, juste un court instant, toujours dans l’optique de ne pas prendre trop de risques, mais avec ce besoin de lui témoigner mon soutien. « Je suis sûre que ça va aller, y’a pas de raison. Tu me tiendras au courant, enfin si tu as envie seulement. » Je sais qu’officiellement, nous ne sommes rien. Elle ne me doit rien. Et pourtant mes sentiments sont bien présents, plus qu’il ne le faudrait, sans doute.
La question m’est retournée, et je hoche un peu la tête. L’espace d’une seconde, je me demande s’il ne serait pas le moment parfait pour lui avouer ce que je redoute depuis notre rencontre, lui parler de mes enfants. J’ai tellement peur de réduire à néant toutes les chances de la revoir après ça. Mais plus je repousse, et plus je m’en veux aussi de lui cacher une part aussi importante de moi. Je n’ai pas le temps de réfléchir plus longtemps à la question, qu’un serveur vient nous demander notre commande. Je choisis à la va-vite, c’est assez peu important pour moi, j’avais juste envie de passer du temps avec elle. Une fois le serveur reparti, je peux lui répondre. « J’ai pas mal de boulot en ce moment, c’est bien, ça me permet de pas trop penser, le soir je rentre je m’endors sans tarder. J’ai juste le temps de penser à toi. » Je sais qu’elle voudrait que tout ça cesse, parce qu’elle a peur des représailles. Mais je sais aussi qu’elle n’est pas prête à tirer un trait sur ce que nous partageons, parce que ça lui permet de s’évader, un peu. Juste ce qu’il faut.

« Je suis sûre que ça va aller, y’a pas de raison. Tu me tiendras au courant, enfin si tu as envie seulement. » Tu regardes sa main, incandescente, se poser sur la tienne. Tu sais qu’elle ne devrait pas y être mais tu ne bouges pas pour autant. « Bien sûr. » Ta voix est douce, tout autant que tes prunelles, touchées par son attention. « Ne t’inquiète pas. Il n’y a rien. J’ai juste entendu trop de mauvaises nouvelles entre les quatre murs d’un cabinet pour être tout à fait sereine. » La masse dans ta poitrine, le verdict fatidique du cancer. Et puis des années plus tard, alors que tu pensais que tout ceci était derrière toi, l’annonce de cette stérilité dont tu n’as jamais parlé avec Nicky. Rationnellement tu sais que le rendez-vous sera rapide et que rien ne laisse croire à une autre issue. Mais cette boule au fond de ton estomac est là, et elle ne s’envolera que demain soir, quand tout sera fini.

Le serveur interrompt tes angoisses intérieures, et tu ouvres le menu en vitesse pour commander une banale salade césar. Tu t’en fiches à vrai dire, c’est la première chose à t’être tombé sous les yeux, et tu t’en contenteras très bien. « J’ai pas mal de boulot en ce moment, c’est bien, ça me permet de pas trop penser, le soir je rentre je m’endors sans tarder. J’ai juste le temps de penser à toi. » Ton cœur manque un battement. « Oh, Nico… » Ta tête tombe et tes pupilles se fixent sur tes genoux un instant. Du bout des doigts, tu caresses ton front, sous ta frange, avant d’affronter son regard. Tu y lis tout un tas d’émotions que tu ne veux pas voir, que tu préférais ignorer. Et qui pourtant électrisent ta peau. « Tu peux pas dire ça… » Tu ponctues ta phrase d’un suppliant : « S’il te plaît… » Ses mots te font ressentir des choses qui te sont interdites et te demander pourquoi Jack ne t’a jamais rien dit de la sorte. Si elle t’avait planté sa fourchette dans le poignet, la douleur aurait probablement été moins forte.

J’ose. Je sais que c’est dangereux, et je m’attends à ce qu’elle retire sa main presque immédiatement, par peur d’être vues. Je ne lui en voudrai pas, mais j’avais besoin qu’elle sente que ce n’était pas que des paroles en l’air. Que je suis sincère, et que mon inquiétude pour son état de santé est réelle. « Bien sûr. Ne t’inquiète pas. Il n’y a rien. J’ai juste entendu trop de mauvaises nouvelles entre les quatre murs d’un cabinet pour être tout à fait sereine. » Et ça se comprend totalement. Je ne serai pas rassurée si j’étais moi-même dans la même situation qu’elle. Je retire ma main à l’arrivée du serveur, pas vraiment par pudeur, pas pour moi en tout cas. Mais surtout par respect pour elle, je la sais mariée, je n’ai aucunement envie de foutre le bordel dans sa vie. Même si c’est déjà fait, ça ne regarde que nous.

Une fois notre commande passée, je réponds à la précédente question de la jolie rouquine. Beaucoup de boulot, mais ça ne m’empêche pas de penser à elle. Je suis sincère. « Oh, Nico… » J’ignore si elle est simplement touchée par mon aveu, ou gênée. Ou peut-être les deux. Elle baisse les yeux, fuyant mon regard un instant avant de me l’offrir à nouveau. Je vois toujours ça comme un cadeau. Je sais que chaque instant près d’elle est précieux, que je dois le vivre à mille pour cent, parce que tout pourrait s’arrêter d’un moment à l’autre. Chaque nouveau moment passé avec elle est un cadeau. « Tu peux pas dire ça… S’il te plaît… » Je ne la lâche pas des yeux, penchant à peine la tête sur le côté. « Pourquoi ? C’est la vérité. C’est si dur à encaisser de savoir que je pense à toi. Si c’était pas le cas, je serai pas venue te kidnapper pour passer du temps avec toi. » Je vois bien que ça a l’air compliqué dans sa tête, probablement aussi dans son coeur, même si elle ne le dit pas. J’ai bouleversé son quotidien, j’en ai bien conscience, et j’essaie de toujours faire en sorte de ne pas trop la bousculer, mais c’est plus fort que moi, je suis sincère, je n’ai pas envie de me cacher. Pas ça en tout cas, même si je respecte son besoin d’être discrète sur ce que nous partageons. « J’te demande pas de me dire que c’est réciproque, Jules. J’ai dit ça juste… parce que je le pensais, c’est tout. » Aucune envie de mettre un quelconque malaise entre nous. « Mais si tu préfères que je ne dise rien, je peux. » Je serai prête à beaucoup de choses pour elle, même si je sais que je ne l’aurai probablement jamais pour moi toute seule. Qu’importe. Mes sentiments sont réels, j’en ai pris conscience récemment. Je ne peux plus lutter contre…

Tu sens les plaques de chaleur naitre dans ton cou et ton décolleté, formant sur ta peau une cartographie disgracieuse. Le stress se voit toujours sur ton corps diaphane comme on lirait les lignes d’un livre ouvert. À la moindre prise de parole en public, question embarrassante ou émotion un peu trop vive, tu te teintes de diverses nuances de pourpre. « Pourquoi ? C’est la vérité. C’est si dur à encaisser de savoir que je pense à toi. Si c’était pas le cas, je serai pas venue te kidnapper pour passer du temps avec toi. » Pourquoi ? Parce que les choses te sont tolérables quand tu peux prétendre qu’elles relèvent du domaine de la fiction. Pour une raison qui t’échappe, les mots te semblent bien plus réels que les actes, un comble pour une éditrice qui passe ses journées le nez dans la littérature. Tu n’as pas envie de savoir ces choses-là, car c’est bien plus facile d’effacer la culpabilité quand Nicky n’existe que quand elle est physiquement en face de toi, comme un mirage trop beau – trop belle – pour être vrai.

« J’te demande pas de me dire que c’est réciproque, Jules. J’ai dit ça juste… parce que je le pensais, c’est tout. » Qu’est-ce qu’elle croit ? Que tu ne passes pas des heures allongée, les yeux grands ouverts parce que tu ne trouves pas le sommeil après une journée passée en sa compagnie ? Que tu n’en es pas venue à détester l’odeur bien trop masculine qui imprègne depuis toujours tes draps ? Que c’est parce que tu attends les textos de Jack que ton téléphone, dont tu oubliais jadis constamment l’existence, ne quitte plus ton champ de vision ? « Mais si tu préfères que je ne dise rien, je peux. » Ton index frotte nerveusement ta lèvre inférieure alors que tu ne sais toujours pas quoi lui répondre. Tu donnerais beaucoup pour qu’un serveur te sauve en apportant les plats, ou les boissons, ou n’importe quoi d’autre, en réalité. Pourtant personne ne semble décidé à approcher votre table. L’espace d’un instant, tes prunelles se brouillent de larmes, mais tu réussis à les rattraper avant qu’il ne soit trop tard. « C’est pas juste, ce que je te fais, »  tu souffles en un murmure. Ce que tu te fais à toi-même, aussi, par la même occasion. « Tu mérites quelqu’un sans astérisque. Quelqu’un pour toutes les heures du jour et de la nuit, sans condition. » Qui ne traine pas une alliance, vingt ans de pression sociale et des œillères grosses comme des soucoupes volantes. « Pas une égoïste, en pleine crise de la cinquantaine, coincée dans un mariage avec l’homme idéal.  »  Quelqu’un qui n’est pas toi, en somme. Ou plutôt, quelqu’un qui serait toi, dans tes rêves les plus fous, ceux que tu fais, éveillée dans ta chambre, quand Jack ronfle comme un moteur de Harley.

Je ne pensais pas qu’une simple parole de ce genre pouvait avoir l’effet d’un tsunami chez Jules. Ce n’est pas simple pour elle, je le sais, elle est mariée et enfermée dans quelque chose qui ne lui convient plus, mais qu’elle s’entête de garder pour coller au regard des gens, à ce qu’on attend d’elle. Je ne juge pas, chacun compose avec ce qu’il a, ce n’est facile pour personne. Mais même si je tente de me justifier sur mes paroles, ce n’est pas parce que je ne les pense pas, bien au contraire. Pourtant, je pourrai les retenir, je le lui propose même. Si elle veut que je n’a plus jamais d’élan de romantisme de ce genre, soit. Je peux m’en accommoder. J’ai pris conscience avec elle que je pouvais être plus conciliante que je ne l’imaginais. Le regard brumeux de Jules ne me dit rien qui vaille. Est-ce que c’est aujourd’hui qu’elle a choisit pour me dire que tout ça ne rime à rien, qu’on ferait mieux d’arrêter pour de bon ? Je m’y attends depuis si longtemps que chaque seconde passée avec elle est comme un nouveau répit. « C’est pas juste, ce que je te fais, » Nous y voilà. Je déglutis difficilement, je m’attends à ce qu’elle me dise que je ne la mérite pas, que j’ai mieux à vivre ailleurs, avec quelqu’un d’autre. « Tu mérites quelqu’un sans astérisque. Quelqu’un pour toutes les heures du jour et de la nuit, sans condition. » Je soupire, pas tant pas désespoir, mais parce que ce discours tout pré-fabriqué ne me plait pas. « Pas une égoïste, en pleine crise de la cinquantaine, coincée dans un mariage avec l’homme idéal.  » Je me mords l’intérieur de la joue, je me sens bouillir mais je sais que je ne dois pas. Je dois me contenir. Ce n’est pas de sa faute, c’est celle de la pression sociale. « Est-ce que tu m’as un jour déjà forcée à passer du temps avec toi ? » Je crois que mon ton est devenu un peu plus virulent. Je ne crie pas, je suis juste convaincue par mes pensées et mes sentiments. C’est ce que je suis, une passionnée, je l’ai toujours été. « Jules, je sais tout ça, j’te demande rien d’autre. Et si je suis là c’est que ça me va comme ça. » Même si d’une certaine façon, je me sens lasse aussi de devoir sans cesse lui répéter. « J’ai pas envie d’autre chose, je te demande pas de quitter ton ‘mari idéal’ pour venir vivre avec moi une vie merveilleuse. C’est utopique et je ne crois pas aux conte de fées. » Je hausse un peu les épaules, baissant cette fois un peu le regard. « Pourquoi tu me répètes ça presque à chaque fois qu’on se voit, mais que tu acceptes encore qu’on continue de se voir..? » J’aimerai comprendre. « Si c’est pas ce que tu veux tu n’as qu’a arrêter d’accepter mes invitations. » C’est aussi simple que ça. Mais je sais aussi que profondément, notre histoire l’aide à s’évader, à être une infime partie de la femme qu’elle renferme au fond d’elle mais qu’elle n’assume pas, par peur du jugement. J’aimerai tant l’aider à découvrir cette femme, cette femme que moi je vois, et que j’aime si profondément…

« Est-ce que tu m’as un jour déjà forcée à passer du temps avec toi ? » La voir changer de ton, monter en pression ne t’aide pas du tout à te sentir mieux. Lâchement, tu préfèrerais qu’elle accepte ce que tu lui dis sans broncher et qu’elle tourne les talons et disparaisse à jamais à la fin de votre déjeuner. Sauf que c’est exactement le contraire de ce que tu veux vraiment, bien sûr. « Jules, je sais tout ça, j’te demande rien d’autre. Et si je suis là c’est que ça me va comme ça. » Tu ne la regardes que par intermittence, quand tu es certaine que tes yeux ne croiseront pas les siens. « J’ai pas envie d’autre chose, je te demande pas de quitter ton ‘mari idéal’ pour venir vivre avec moi une vie merveilleuse. C’est utopique et je ne crois pas aux conte de fées. » Et si elle te le posait cet ultimatum ? Tu es presque sûre que ton côté rationnel l’emporterait et que Jack écraserait son petit poignet délicat au bras de fer. Mais peut-être que peut-être ce serait le déclic dont tu as besoin pour tout envoyer valser. « Pourquoi tu me répètes ça presque à chaque fois qu’on se voit, mais que tu acceptes encore qu’on continue de se voir..? » Sa tête baissée et sa voix empreinte de déception te brisent le cœur. « Si c’est pas ce que tu veux tu n’as qu’a arrêter d’accepter mes invitations. » A ton tour maintenant de réagir vivement et de lui répondre avec passion : « Parce que quand je suis avec toi je me sens plus vivante que jamais. »  Tu parles un peu plus fort qu’à ton habitude, emportée par les confidences. « J’ai l’impression de redécouvrir les couleurs du monde, vives, brillantes et autrefois si ternes. J’ai redécouvert le vrai son de mon rire, pas celui que je façonne en société. Je… » Mais ton envolée lyrique est coupée par l’arrivée d’un serveur apportant vos plats. Si l’embarras te fait d’ordinaire rosir les joues, c’est là tout ton visage qui devient écarlate.

Tu ne sais pas où tu allais comme ça, et il se peut que le jeune homme t’ait rendu une fière chandelle. A passer ta vie le nez dans les bouquins, tu reproduis sans le vouloir des scènes de tes romans à l’eau de rose. Tu ne t’en rends même plus compte. Certains te trouvent probablement pathétique, beaucoup trop… trop. Mais si on l’accepte, ça fait aussi ton charme, ça met un peu de poésie dans la morosité du quotidien. Tu attends patiemment que le garçon tourne les talons, dans un silence de plomb qui semble amplifier l’écho de ton palpitant. A nouveau seules, tu reprends sur une lancée un peu différente. « Moi j’y crois, aux contes de fées. »  Tes doigts glissent dans une mèche rousse qu’ils replacent derrière ton oreille.  « Pendant 49 ans j’étais l’héroïne du mien, l’histoire s’écrivait toute seule jusqu’au point final. » Tu aurais dû t’en méfier en t’apercevant que le Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants n’aurait jamais lieu. « Et puis je t’ai rencontrée…  »  Ton sourire se fait infiniment tendre, et tu finis par chercher la chaleur de sa main que tu avais perdue. « Et maintenant il faut tout gommer. Ca prend du temps. Certaines pages sont collées les unes aux autres. Certains paragraphes sont presque gravés dans le papier.  »  Tes mots prennent, malgré toi, l’allure d’une promesse. « Ca prend du temps. »  Si la situation était déjà complexe, tu ne fais qu’ajouter de l’huile sur le brasier vers lequel tu cours à corps perdu.

Oui, je crois que je m’emballe un peu dans ma façon de lui répondre, mais je suis un peu lasse de l’entendre sans cesse me tenir le même discours sans forcément s’y tenir. Si elle pensait réellement ce qu’elle dit, elle n’accepterait plus de me voir, d’honorer les rendez-vous que je lui donne. Or elle accepte toujours tant que je continue de l’inviter. Je sais qu’elle est perdue, qu’elle aurait probablement préféré ne pas me rencontrer pour éviter de secouer sa vie comme un prunier. Mais les choses sont ainsi faites, et je suis là. J’ai ce besoin aujourd’hui de la bousculer, pour qu’elle choisisse ce qu’elle veut. Elle le sait, je suis au courant pour son mariage et je ne lui ai jamais demandé de le quitter pour moi, et je ne le ferai jamais. Elle gère sa propre vie comme elle l’entend. J’ai moi aussi des obligations, même si elle n’est pas au courant de cette partie de ma vie. « Parce que quand je suis avec toi je me sens plus vivante que jamais. » Elle a dit ça tout haut, presque un peu trop fort pour que ce soit réel, je me demande même une fraction de seconde si je ne l’ai pas rêvé. Mon regard braqué sur elle, allié à un peu de surprise, je reste silencieuse, attentive, buvant les paroles qu’elle voudra bien m’offrir en réponse à mes propres insécurités. « J’ai l’impression de redécouvrir les couleurs du monde, vives, brillantes et autrefois si ternes. J’ai redécouvert le vrai son de mon rire, pas celui que je façonne en société. Je… » Je suis pendue à ses lèvres, mon coeur bat si fort qu’il fait sauter tout mon cuir chevelu. Je n’ai même pas remarqué le serveur, je suis trop occupée à loucher sur les lèvres de Jules et cette envie irrépressible de l’embrasser sur le champs. Mais mon regard suit celui de la rouquine, en direction dudit serveur. Les plats sont posés devant nous et je remercie l’employé, le laissant repartir silencieusement, avant de plonger à nouveau mon regard dans celui de ma bien aimée. « Moi j’y crois, aux contes de fées. »Je lâche un léger soupir. Je sais, qu’elle y croit. Parce qu’elle a cette faculté de pouvoir vivre dans tout un tas de mondes, par ses lectures, et pour tout ce qui fait qu’elle est ce qu’elle est. Je n’ai jamais vu plus rêveur qu’elle.  « Pendant 49 ans j’étais l’héroïne du mien, l’histoire s’écrivait toute seule jusqu’au point final. » Mais elle n’était pas réellement actrice de sa propre histoire, je crois. Je ne connais pas tout d’elle, mais j’essaie de la cerner un peu plus chaque fois qu’on se voit. J’apprends à la connaitre, et de par ce fait, je laisse mon coeur tomber un peu plus à la renverse avec les sentiments qui se déploient pour elle. « Et puis je t’ai rencontrée…  » Et voilà que mon coeur se remet à partir dans une course folle. Sa main cherche la mienne et je lui offre bien volontiers, animée par ce remue-ménage à l’intérieur de moi. « Et maintenant il faut tout gommer. Ça prend du temps. Certaines pages sont collées les unes aux autres. Certains paragraphes sont presque gravés dans le papier. Ça prend du temps. » Ses métaphores littéraires me font esquisser un sourire. « Je sais. » que ça prend du temps. Je m’en doute. « Je n’ai aucune envie de brûler les étapes, Jules. J’aimerai seulement que tu arrêtes de vouloir m’éloigner de toi sans arrêt en pensant que je vaux mieux que ça, mieux que toi. Parce que ça je suis la seule à pouvoir en juger. » Je ne la lâche pas des yeux, j’ai besoin qu’elle comprenne à quel point mes mots sont sincères. « Si j’avais envie de vivre autre chose, avec quelqu’un d’autre, je serai déjà loin, crois moi. Mais c’est toi que je veux. » Ma voix s’est légèrement serrée en disant cette dernière phrase, parce que je ne l’ai jamais autant pensée qu’aujourd’hui. « Et je sais que je dois te partager en partie, mais c’est les règles du jeu, et je les accepte. Ça ne me dérange pas tant que je peux te voir rire, ton vrai rire. Que je peux te voir sourire… » A ces paroles, je vois l’esquisse d’un sourire au creux de ses lèvres et il me fait chavirer le coeur. J’ai envie de lui dire à quel point mon coeur lui appartient mais j’ai trop peur de la faire fuir…