Strawberry Fields forever (ft. Lexa)

Tu commences à croire que Jay et Lise ont raison et que tes insomnies sont inquiétantes. Moins tu dors, plus il t’est difficile de trouver le sommeil, et plus tu essayes de t’endormir moins ton cerveau accepte de t’accorder du répit. Aujourd’hui, pour une raison qui t’échappe, ça semble être pire. Tu ne supportes plus la position allongée, tu as l’impression d’étouffer sous une armoire de 12 tonnes qui repose sur ta poitrine. Tu finis par te redresser, t’asseoir en tailleur au milieu du lit, énorme et vide, pour faire un exercice d’ancrage et reprendre possession de ton corps. 5 choses que tu peux voir. Ce n’est pas évident dans le noir. La lumière du lampadaire extérieur en transparence à travers le rideau. Les chiffres numériques de ton réveil qui indiquent 3h22. La diode verte de ton ordinateur qui charge dans un coin de la pièce. La couette froissée au pied du matelas. La poignée de la porte. 4 choses que tu peux toucher. Le drap sous tes cuisses. Tes doigts contre la peau de tes mollets. Cette mèche de cheveux qui chatouille ta joue. La bretelle de ton pyjama qui est tombée sur ton épaule. 3 choses que tu peux entendre. Un chien qui aboie, quelques maisons plus loin. Ton souffle qui ne s’est pas encore vraiment calmé. Et… Rien d’autre. Ah si, un coup de frein brusque d’un chauffard qui a probablement failli rater le virage. 2 choses que tu peux sentir. L’odeur de la lessive propre qui émane de la parure de lit, changée le matin même. Le parfum de ton shampoing. Une chose que tu peux goûter. Le menthol de ton dentifrice sur ta langue.

Tu respires mieux, mais tu ne peux pas rester là. Il te faut sortir, vite, parce que tu te sens cogiter. Pieds nus, tu traverses le couloir, sans destination précise en tête. Tu finis par t’arrêter devant la porte entrouverte de la chambre de ta faille. Du bout des doigts, tu pousses le panneau de bois et t’appuies contre son encadrement. Sans bruit, tu la regardes dormir, bercée par le rythme lent de sa respiration. Elle a l’air si tranquille et insouciant que tu ne peux empêcher la vague de culpabilité de te gagner. Elle devrait toujours avoir ce visage d’innocence, mais on ne t’enlèvera pas la certitude que tu es la première responsable de ses démons. Si tu avais été plus forte, si tu avais su mieux gérer tes propres angoisses… Si, si, si… A croire que tu penses tout haut, car c’est ce moment qu’elle choisit pour se retourner et ouvrir les yeux. Tu esquisses un tendre sourire en chuchotant : « Rendors-toi, mon cœur. » Tu hésites un instant avant d’entrer dans la pièce et de t’allonger près d’elle. Ce n’est pas comme ça que ça devrait être, ce n’est pas elle qui devrait t’ouvrir ses bras alors que tu affrontes une mauvaise nuit. Les rôles sont inversés, mais il semblerait que ce soit souvent le cas en ce moment.

Les vieux démons. Avec moi, ils ne sont jamais très loin... c'est bien ça le problème. Une contrariété, une déception et la rechute est facile. Beaucoup trop facile. Et ces derniers jours mon coeur n'a pas été épargné. C'est de ma faute, j'ai joué avec le feu. Je n'aurais jamais dû aller aussi loin dans cette supercherie. Mais je n'ai rien pu contrôler... et le pire c'est que je me suis attachée à Lullaby, beaucoup plus que je l'aurais imaginé. Les conséquences dans mon coeur sont désastreuses. Et j'ai envie de me faire du mal. A ma façon. J'ai rien mangé de la journée ou presque, espérant secrètement que la culpabilité qui me ronge de l'intérieur finira par se volatiliser comme par magie. Si seulement les choses étaient si simples. En attendant, je lutte corps et âme pour ne pas lui renvoyer un message. Je me dois de tenir ma promesse, malgré tout le mal que ça puisse me faire. C'est mieux pour elle. J'ai du mal à trouver le sommeil, tournant et retournant dans mon lit pendant des heures. Impossible pour moi de faire taire mes pensées, quand ce silence vient bercer mes pires angoisses. C'est un éternel recommencement. Et pourtant, après un long moment, j'arrive finalement à fermer les yeux. Alléluia. Mon cerveau sur pause, ma respiration apaisée. Le calme avant la tempête. Quelques heures de répit avant que le jour se lève. Ou pas. Je finis par me réveiller, sentant comme une présence dans ma chambre. Je me retourne dans mon lit pour entrevoir le visage de ma mère, contre l'encadrement de ma porte. « Rendors-toi, mon cœur. » Je ne sais pas quelle heure il peut être, mais ce qui est sûr ; c'est qu'elle devrait sans aucun doute dormir elle aussi. Mais elle a ses propres angoisses, ses propres démons. Telle mère telle fille. Je crois que de ce côté-là nous ne pouvons définitivement pas nous renier. Je lui ouvre mes bras, l'incitant à venir me rejoindre. Comme elle aurait pu le faire à ma place lorsque j'étais encore qu'une petite fille. Même encore à mon âge d'ailleurs. Vingt ans mais toujours la même histoire. Je ne romps pas le silence tout de suite, et reste quelques longues minutes contre ma mère l'entourant de mes bras. Je veux être là pour elle, comme elle peut l'être pour moi. Mais j'aimerais aussi qu'elle puisse avoir le courage de se livrer à moi au lieu de toujours tout vouloir garder pour elle. Qu'elle laisse tomber le masque pour se libérer de ses peines. « Maman ? » Que je finis par laisser échapper du bout des lèvres dans un murmure. « Est-ce qu'on va un jour pouvoir réussir à être heureuses ? » Totalement heureuses je veux dire. Réussir à se débarrasser à tout jamais de nos vieux démons. Elle comme moi. Parce que je ne suis pas bête, je sais très bien que ma mère ne s'est jamais totalement remise du drame. Je me sens inconsciemment coupable d'ailleurs, de ne pas avoir été suffisamment à la hauteur pour combler son vide.

Ses bras s’ouvrent et tu t’y blottis immédiatement. Tu as toujours eu cette dualité difficile à expliquer, ce besoin presque viscéral de toucher les personnes qui se sont chères, sentir leur souffle sur ta peau, leur cœur battre dans leur poitrine, probablement un moyen pour ton subconscient de s’assurer qu’ils sont bien en vie. Pourtant, tu as horreur qu’un inconnu pose une main sur toi, aussi bienveillante et chaste puisse-t-elle être. Ta joue vient se poser contre le cuir chevelu de Lexa et tes doigts glissent dans ses ondulations blondes si semblables aux tiennes. Elle est ton portrait craché, sur tous les plans, et il y a des jours où tu lui souhaiterais d’être celui de son père, comme ses frères. Plus stoïques, plus calmes et sereins, plus équilibrés surtout. Good men in the storm Et vous, vous êtes des poupées de chiffon, maltraitées par le vent et la marée.

« Maman ? » Tu cherches ses yeux mais ils ne remontent jamais vers toi. Tu n’as aucune idée de ce qu’elle s’apprête à te dire. Ton esprit est un peu embrumé par la fatigue pour réussir à y voir très clair, et puis avec ta fille, tu ne sais jamais vraiment. « Est-ce qu'on va un jour pouvoir réussir à être heureuses ? » Sa question te souffle. Tu sens ton inspiration se bloquer dans tes bronches et ta gorge se serrer hermétiquement. Tes yeux se noient sans que tu ne puisses rien y faire. Ton premier réflexe est de la serrer plus fort. Tu ne peux de toute façon pas parler. Appuyant un baiser au sommet de son crâne, tu enfonces tes ongles dans le haut de ta cuisse nue, un geste qui laissera sans aucun doute un hématome visible sur ton épiderme diaphane. Qu’est-ce que tu peux répondre à ça, alors même que tu te le demandes chaque jour ? Alors que sur le papier tout est parfait ?

Tu as envie de lui promettre monts et merveilles, de lui dire que tout va s’arranger et que le futur n’est qu’or et paillettes. Mais tu n’en sais rien, et tu sais à quel point tu détesterais qu’on te mente ainsi. Ce qui est vrai c’est que tu ferais n’importe quoi pour lui accorder le répit qu’elle mérite et lui faire voir la lumière. Tu mourrais, si tu en avais la garantie, sans aucune once d’hésitation. Mais le diable de fais pas ce genre d’échange, il se complait dans la torture perpétuelle. « Je suis désolée… » Tes mots sont étouffés dans les cheveux de Lexa, presque inaudibles. « Tellement, tellement désolée. » Tu n’as rien d’autre à dire, et ça te crève le cœur de ne pas savoir la réconforter. Une fois de plus, tu es mise devant l’échec cuisant de tes capacités de mère. « Pardonne moi, mon amour. » Ponctuant ta phrase avec brio, une larme roule sur ta joue et finit sa course écrasée contre l'oreiller.

Est-ce que c'est de ma faute ? Cette question a longtemps tourné en boucle dans mon esprit. Et je crois que ce n'est pas prêt de s'arrêter. C'est plus fort que moi, d'imaginer que je sois en partie responsable. Pas du drame en soit, mais de ce vide que la perte de ma sœur a laissé. Parce que je n'aurais jamais eu la chance d'avoir une sœur justement. J'ai deux petits frères, les jumeaux, et je les adore. Mais... oui il y a ce mais. J'ai toujours eu l'impression, le devoir même, d'être parfaite pour deux. Pour combler ce manque, pour combler ce vide. Aux yeux de mes parents surtout. Et des miens un peu aussi. Je me mets toujours la pression, la barre trop haute et je n'ai pas les épaules assez solides. La preuve, je suis incapable d'être forte. Ou de le rester en tout cas. Il faut toujours que je me rétame, que je chute, encore plus bas. Plus profond. Parce que je ne peux m'empêcher de me sentir coupable. De la destruction de la famille, du mariage de mes parents. C'est un raisonnement sans doute absurde, complètement déraisonné, mais c'est plus fort que moi. Impossible à contrôler. En attendant, c'est ma mère qui a besoin de réconfort. C'est elle qui vient se blottir dans mes bras. Comme si les rôles étaient inversés. Comme si je n'étais pas suffisamment à la hauteur pour soulager sa peine. Et ça, c'est la pire des déceptions. L'impuissance. Aura-t-on le droit au bonheur ? Au vrai, véritable, et pas celui qui ne cesse d'être éphémère. Cette sensation de bien être et de plénitude totale. Ouais... ça fait rêver dit comme ça. Mais c'est qu'une putain d'illusion. Je sens l'étreinte de ma mère se resserrer autour de mon corps, et je ne peux m'empêcher de fermer les yeux. Quelques secondes, comme pour profiter d'un semblant de répit. « Je suis désolée… Tellement, tellement désolée. » Mon coeur se serre dans ma poitrine, alors que mes yeux deviennent légèrement humides. « Pardonne moi, mon amour. » Sa voix se brise, s'enraille, et ça me fait encore plus de mal. « C'est pas de ta faute maman. » Elle n'est pas responsable, comme je ne le suis pas non plus. La vie en a décidé ainsi, et nous ne sommes malheureusement que des pions, impuissants. « Je sais que je suis pas la fille parfaite... » Faut bien que je me remette la faute dessus quand même. J'ai des défauts, beaucoup de défauts et je suis consciente que mes parents avaient sans doute d'autres attentes à mon sujet. Mais l'amour qui nous lie devrait être suffisant à notre bonheur. Parce qu'il est réel, sincère et plus puissant que jamais. Tout devrait être parfaitement parfait, alors pourquoi ? « C'est moi qui suis désolée. » On va aller loin toutes les deux comme ça. C'est un peu le serpent qui se mord la queue. « J'aurais tellement aimé que les choses soient différentes. » Pour eux, pour elle, pour moi aussi. « Mais je veux que tu arrêtes de te punir pour des conneries. Tu as le droit de souffler, d'être heureuse. Parce que tu le mérites, maman, plus que personne d'autre. » Ce n'est pas mon rôle de tenter de la rassurer, et pourtant, ça me parait être une évidence. Par amour. Et j'espère que ces quelques mots pourront la libérer de ce poids sur la conscience.

« C'est pas de ta faute maman. » Tu le sais. Ou plutôt, tu sais que c’est ce qu’il faudrait que tu penses. On te l’a suffisamment répété, que cette culpabilisé destructrice n’a pas lieu d’être, mais tu ne parviens pas à l’intégrer. Pour toi, les choses sont noires et blanches, simples comme de l’eau de roche. Si elle était née d’autres parents, elle aurait été épargnée. Si tu avais été plus solide, tu aurais eu plus de temps à lui accorder. Si tu avais été un meilleur modèle, peut être que tout serait différent. La seule constante c’est toi. Tes défauts. Tes manquements. Tes failles. « Je sais que je suis pas la fille parfaite... » Vous êtes pareilles, des copies conformes. Ces mots pourraient être arrachés de ta bouche, mais les savoir prononcés par ta fille te déchire le cœur. « Lex... » Mais que peux-tu dire ? Répéter pour la millième fois que ce n’est pas vrai ? Qu’elle est tout ce que tu désirais au monde, et bien plus ? Tu le lui a tellement rabâché que ça sonne faux. « C'est moi qui suis désolée. »

La voir se blâmer devrait te faire comprendre à quel point tu te trompes en voulant porter toute la misère de la terre sur tes épaules. Tu n’es pas plus responsable qu’elle, mais tu n’as toujours pas suffisamment de recul pour l’accepter. « J'aurais tellement aimé que les choses soient différentes. » A nouveau, tu déposes un baiser contre sa tempe. Tu es bien d’accord, tu aimerais aussi que tout aille pour le mieux, que tout soit rose et pailleté. Mais pourtant, tu n’échangerais votre vie pour rien au monde, tu aurais trop peur des conséquences. « Mais je veux que tu arrêtes de te punir pour des conneries. Tu as le droit de souffler, d'être heureuse. Parce que tu le mérites, maman, plus que personne d'autre. » Tu bascules sur le dos, posant tes mains l’une sur l’autre sur ton sternum et fixant un plafond que tu ne parviens pas à distinguer dans la pénombre. « J’essaye, vraiment. Je te le promets. » Pour l’instant c’est un échec cuisant, et tu ne comprends pas là où tu te plantes dans cette histoire. Tu as tout fait dans les règles de l’art, mais rien ne fonctionne. Ces choses-là ne sont-elles pas supposées être naturelles, venir toutes seules ? A courir après le bonheur on s’essouffle, et toi tu es au bord du malaise. Tes doigts cherchent les siens sur le matelas avant de les agripper. Tu laisses le silence vous saisir à nouveau avant de rompre la quiétude d’une question inattendue. « Tu crois qu’on devrait prendre un chien ? »

Je suis comme elle, elle est comme moi. Telle mère telle fille. Et je suis sans doute la mieux placée pour comprendre ses démons. Pour tenter de les apaiser aussi surtout. Mais je sais justement que ce n'est pas facile de réussir à en venir à bout. Même si on essaye généralement de faire de notre mieux. Je tente d'être la plus rassurante possible, dans mes mots, dans mes gestes... mais j'ai l'impression d'être confrontée à mon propre miroir. C'est troublant comme sensation. « J’essaye, vraiment. Je te le promets. » Je sais que c'est plus fort qu'elle, malgré tout. Qu'elle n'arrive pas à prendre le dessus sur ses émotions. Les années passent et le constat reste toujours le même. Malgré elle, malgré nous. Pourtant notre famille a tout pour être heureuse. Mais les apparences cachent toujours des failles auxquelles on ne s'imagine pas. De nouveau bercées par le silence de ma chambre, nous restons là, comme ça, pendant quelques minutes. Ce moment nocturne rien qu'à nous, pour apaiser les peines de nos cœurs respectifs. Pour se protéger mutuellement du danger de notre quotidien. Les doigts de ma mère entremêlés dans les miens, calant ma respiration à la sienne. « Tu crois qu’on devrait prendre un chien ? » Je suis surprise par la question, mais je ne peux empêcher un large sourire innocent venir s'installer au coin de mes lèvres. « Oh oui ! » Je me redresse du lit dans un élan incontrôlé, venant m’asseoir en tailleur désormais face à ma mère. Là, c'est la gamine de douze ans qui reprend le dessus. L'âme d'enfant pas encore définitivement envolée. Ça serait trop bien d'avoir un chien, depuis le temps que je rêve d'en avoir un. Une présence à mes côtés, comme un fidèle compagnon. Un animal est en quelques sortes beaucoup plus fiable que n'importe quel autre humain. Et ça, ça vaut tout l'or du monde. « Un labrador beige, une nouvelle petite tête blonde dans la famille. » Ça y est, je suis toute excitée et je n'ai plus du tout envie de dormir maintenant. « On pourrait le prendre dans un refuge ? » Dans ma tête les idées fusent déjà. Mais sauver une petite boule de poils dans un refuge me parait être une excellente option. Avec moi, faut pas dire les choses deux fois. Maintenant qu'elle a lancé l'idée, c'est déjà presque acquis. Je suis comme ça moi ; impulsive mais terriblement passionnée. « Allllllleeeez ! » Ajoutais-je dans un petit rire amusé, tapant les mains avec énergie sur le matelas. Je me sens soudainement plus légère, plus vivante. J'ai l'impression qu'une nouvelle arrivée pourrait faire du bien à la famille. Aux jumeaux aussi. Je suis sûre que même Papa serait trop content. Pendant l'espace de quelques secondes, je me surprends même à imaginer la scène. Qu'il nous voit arriver avec un chien, dévalant l'allée de la maison. Comme si rien n'avait changé. Comme s'il était toujours là.

Tu as une relation très paradoxale au silence. Il est parfois ton pire ennemi, celui que tu blâmes pour la plupart de tes tourments. Rationnellement, tu sais qu’il n’est responsable de rien, mais c’est lui qui te force à affronter la réalité en face. A cause de lui et de sa toute-puissance, il y a certaines choses que tu ne peux plus ignorer, tes pensées en premier lieu. Pourtant, d’autres fois, tu l’accueilles à bras ouverts, le laissant t’envelopper toute entière dans un nuage de quiétude. Là, ta fille entre les bras, il est le bienvenu. Tu trouves cela presque réconfortant de voir que tu n’as pas besoin de davantage de communication avec Lexa pour vous comprendre. C’est peut-être un peu aussi du confort, de la lâcheté même si on creuse un peu plus, celle de ne pas vouloir dire les mots qui font si mal.

Plutôt que de prolonger une discussion difficile dont tu ne vois aucune issue, surtout au beau milieu de la nuit, tu fais part à ta fille d’une idée qui te trotte dans la tête depuis quelques semaines déjà. C’est un énorme pansement qui ne stoppera pas l’hémorragie, tu en es pleinement consciente, mais tu as finalement décidé que ce n’était pas grave. Qu’un peu de joie et d’amour en plus ne pourraient pas vous faire de mal. Rien qu’à voir la réaction de la blondinette en entendant le mot chien, tu es confortée dans ton projet. « Oh oui ! » Malgré la pénombre, tu imagines exactement l’expression sur son visage et la pose qu’elle prend sous l’excitation. « Un labrador beige, une nouvelle petite tête blonde dans la famille. » Sur tes lèvres se dessine à présent un grand sourire. « On pourrait le prendre dans un refuge ? » C’est fou comme une phrase si simple que celle-ci peut déclencher en toi un raz-de-marée de fierté. Tu en doutes parfois, souvent même, mais à cet instant précis, tu sais que vous n’avez pas échoué dans votre rôle de parents. Jusque dans cet élan d’altruisme, ce besoin de défendre la veuve et l’orphelin, tu te reconnais. « Allllllleeeez ! » Tu laisses échapper un petit rire, gagnée par son enthousiasme. « Bien sûr. » Tu n’es pas hésitante. Tu n’aurais jamais suggéré l’adoption d’une boule de poils à la légère, sans être sûre de toi. Ca aurait été beaucoup cruel de lui faire de tels faux espoirs. « Ce sera une fille, n’est-ce pas ? » A nouveau ta main cherche la sienne. « On a besoin de renfort toi et moi, tu ne crois pas ? »

La lumière au fond du tunnel. Comme un nouvel espoir, un souffle nouveau. Cette idée d'accueillir un chien dans la famille est une bonne chose. C'est peut-être ce que nous aurions dû faire depuis longtemps. Ça ne comblera pas entièrement le vide, mais si ça peut l'atténuer ne serait-ce qu'un peu, c'est déjà un bon point. Rien de mieux qu'une nouvelle arrivée pour ressouder les liens. Pour unir à nouveau les maillons de notre chaîne. Ce qui a toujours fait de nous une famille aimante, malgré les problèmes de chacun. Malgré les obstacles et les difficultés. Le noyau est toujours resté intact, profondément réel et sincère. Et c'est ce dont nous devons à tout prix préserver. Coûte que coûte. Se battre pour sortir la tête de l'eau et avancer. Plus facile à dire qu'à faire comme on dit. Et pourtant, je me sens déjà beaucoup mieux que de parler de cette petite boule de poils à adopter. « Bien sûr. » Que ma mère soit partante me ravit le coeur. J'avais déjà tenté une approche il y a de ça quelques années, mais sans grand succès. Les choses ont peut-être changé. « Ce sera une fille, n’est-ce pas ? » Girl power. « On a besoin de renfort toi et moi, tu ne crois pas ? » Effectivement nous sommes en infériorité numérique dans la famille. Même si Papa n'est plus vraiment à la maison, le compteur nous laisse tout de même à 2 contre 3. La quantité ne fait pas nécessairement la qualité mais quand même. Un renfort de féminité ne pourrait pas nous faire de mal. « Une femelle, et rien d'autre. » Je vais dans son sens, laissant échapper un petit rire amusé d'entre mes lèvres. Avec ma mère, on est sur la même longueur d'onde. Enfin... pas tout le temps non plus. Mon dieu heureusement. Mais sur le coup, ça m'arrange. « Il faut qu'on reprenne le pouvoir. Le sexe fort, on sait très bien lequel c'est. » Je ris un peu. On a pas forcément besoin de ça pour réussir à obtenir ce qu'on veut mais c'est pour la forme. Et pour que je puisse aussi le balancer à la gueule des jumeaux quand l'occasion se présentera. Bah quoi ? C'est de bonne guerre. « Tu crois qu'on pourrait aller voir demain ? » Avec moi, c'est maintenant tout de suite. Si ce n'était pas le milieu de la nuit, je serais déjà partie. « J'ai plus du tout envie de dormir maintenant. » Je sens déjà l'excitation du lendemain pointer le bout de son nez. Et c'est déjà dur pour moi de trouver le sommeil mais maintenant que je suis bien réveillée, c'est encore pire. On pourrait peut-être prolonger ce moment nocture mère/fille en regardant un film ou quoi que ce soit d'autre dans l'genre.

« Une femelle, et rien d'autre. » Tu ris, entraînée par le commentaire de ta féministe de fille. « Il faut qu'on reprenne le pouvoir. Le sexe fort, on sait très bien lequel c'est. » Tu ne la contredis pas, bien que tu n’aimes pas vraiment réfléchir en terme de genre. Pour toi, être une femme ne conditionne pas grand-chose, mais ça teinte assurément les expériences et le parcours. Par la force des choses, et parce que la société n’est pas encore franchement à la hauteur, vous vous devez d’être fortes, mais n’en avez pas vraiment le choix.  « Tu crois qu'on pourrait aller voir demain ? » Mentalement, tu te repasses ton agenda, pour vérifier que tu ne manquerais rien de crucial, pas de rendez-vous parents-profs, pas d’opération d’un de tes petits malades et donc pas d’heures passées dans la salle d’attente à tenir la main de familles angoissées. « Si tu te réveilles à une heure décente. » Ton ton est joueur, tu te moques tendrement d’elle et de ses habitudes de marmotte.

« J'ai plus du tout envie de dormir maintenant. » Tu te redresses, adoptant une position que tu supposes semblable à la sienne, en tailleur sur le matelas. Là, dans la pénombre, tu te mords la lèvre, incertaine. « Je peux te poser une question ? » Tu cherches ses mains du bout des doigts et puises un peu de courage dans la chaleur de ses paumes. « Tu me réponds honnêtement ? » Ton cœur s’accélère un peu dans ta poitrine, paniquant à l’idée de prononcer ces quelques mots à haute voix pour la première fois. « Tu crois que je devrais reprendre mes études ? » Une idée que Lise a planté dans ta tête il y a une éternité, juste après le divorce, et que tu as balayé d’un revers de la main. C’était inconcevable, ridicule même, et tu ne voulais pas y penser. « Finir mon internat, faire ma résidence ? » Bref, apposer finalement les deux lettres, Dr, qui auraient dû orner ton nom il y a des années. Tu piques un fard en reprenant ta respiration, bénissant l’obscurité qui efface tes couleurs. « Non, laisse tomber, c’est bête. » Tu sens une vague de honte te serrer la gorge. Qu’est ce qui t’a pris ? Tu blâmes Lise et ses grands discours, son courage que tu n’as pas.

Je suis un peu du genre excessive. Et ça, je crois que je le tiens particulièrement de ma mère justement. Avec moi, c'est tout ou rien. Ou presque. Et là, maintenant, j'ai envie de l'adopter ce chien. Je crois que ça fait bien longtemps que je n'ai pas été aussi enjouée par une nouvelle. C'est positif non ? Un petit pas pour l'homme, un grand pas pour l'humanité. Ouais ouais au moins tout ça. « Si tu te réveilles à une heure décente. » Je ne peux m'empêcher de sourire, même si ma mère ne le voit sans doute pas. « Théoriquement je suis déjà réveillée. » Que je réplique du tac au tac. Bah quoi ? Je sais qu'elle me taquine, et je ne suis pas du genre à me laisser faire. Je réponds, me défends en jouant la carte de l'offensive. La contre attaque, ma meilleure arme. En tout cas je suis impatiente de pouvoir rencontrer notre future boule de poils. Je suis convaincue que cette adoption sera en mesure de faire bouger les choses. En attendant, je dois prendre mon mal en patience et tenter de fermer un peu les yeux. Je sens ma mère se redresser à son tour, pour se positionner face à moi d'un air sérieux. Si, si, je le sens même dans le noir. Je connais ma mère depuis toutes ces années. « Je peux te poser une question ? » Qu'est-ce que je vous disais ? « Tu me réponds honnêtement ? » Mes mains viennent se lier aux siennes alors que je ne sais pas réellement à quoi m'attendre. Ma mère n'est pas du genre à lâcher prise, jamais. Comme moi. Encore un point que nous avons en commun. Et j'ai l'impression pourtant qu'elle s'apprête à laisser entrevoir une petite ouverture. « Tu crois que je devrais reprendre mes études ? Finir mon internat, faire ma résidence ? » Je ne m'attendais pas à ça, mais ça ne me choque pas tant que ça non plus. Au contraire. C'est une excellente idée. « Non, laisse tomber, c’est bête. » Je soupire fortement levant les yeux au ciel dans un réflexe. « Mais pourquoi ça serait bête ? » Si ça peut lui permettre d'aller de l'avant, d'aller mieux et d'accomplir ce qu'elle aurait dû faire il y a des années alors pourquoi pas ? Je suis sûre que ça ne peut pas lui faire de mal. « C'est plutôt une bonne idée. » Ça peut lui faire peur, sans aucun doute, mais il ne faut pas qu'elle s'arrête à ça. « Bon ok t'auras peut-être pas le même profil que les autres internes mais on s'en fout de ça. » C'est pas une question d'âge mais de volonté, et de passion. Et la passion, il n'y a pas de doute, elle l'a. « Une maman interne quadragénaire branchée, ça le fait moi je trouve. » Je ne peux m'empêcher de laisser échapper un rire amusé d'entre mes lèvres. C'est plutôt amusant comme description. Le mot branché n'est pas celui qui me viendrait forcément à l'esprit en pensant à ma mère, mais c'est justement sur ça que je joue. C'est bon enfant, et j'ai tous les droits de la taquiner.

« Théoriquement je suis déjà réveillée. » Tu souris en levant les yeux au ciel, amusée par son sens de la répartie. Tu serais bien tentée de la mettre au défi de ne pas se recoucher, mais tu n’es pas certaine d’avoir très envie d’affronter les conséquences d’une pareille décision pendant toute une journée. Tu choisis donc de ne rien dire, vous trouverez bien un moment pour aller au refuge. En dehors du simple fait d’adopter un chien, tu es sûre que passer ce moment toutes les deux, hors du temps et de votre environnement quotidien, vous fera le plus grand bien.

La discussion dérive ensuite et tu prends ton courage à deux mains pour parler à voix haute du projet qui te trotte dans la tête depuis un moment. Tu te forces à le partager avec ta fille parce que tu te connais trop bien, si tu gardes ça pour toi, tu risques de t’auto-persuader que l’idée et mauvaise et que tu devrais l’abandonner. Quelque chose en toi te pousse à ne pas te saboter cette fois-ci, et pour ça tu as besoin que quelqu’un te tienne responsable. Heureusement que tu ne réfléchis pas trop et que tu balances ton idée à l’univers, car tu te retrouves aussitôt à rétropédaler, et tes vieux démons ressurgissent. Lexa assiste aux débats internes qui te rongent depuis plusieurs semaines, et il est évident que la petite voix critique l’emporte. « Mais pourquoi ça serait bête ? C'est plutôt une bonne idée. » Tu voudrais la croire. Ô combien tout serait plus simple si ses mots suffisaient à faire évaporer tes soucis. « Bon ok t'auras peut-être pas le même profil que les autres internes mais on s'en fout de ça. » Tu ris doucement avec elle, touchée par son soutien inconditionnel. « Une maman interne quadragénaire branchée, ça le fait moi je trouve. » Tes mains dans les siennes, tu caresses sa peau du bout des pouces. Tu as envie de fuir, de retourner dans ta chambre et d’oublier l’existence de cette conversation. Mais tu sais que ce n’est pas sain, et que tu en as besoin. Alors tu fais un choix courageux – que tu juges lâche – et formules l’un de tes principaux doutes : « Tu… Tu n’aurais pas honte ? »

Cette conversation nocturne est comme une petite parenthèse dans un quotidien qui ne cesse de nous dépasser. Comme si nous baissions toutes les deux les armes, essayant de s'ouvrir l'une à l'autre comme nous ne le faisons que très rarement. Peut-être que le silence de la nuit nous pousse à ne plus avoir peur. C'est sans doute un instant éphémère mais auquel je veux profiter pleinement. Parce que j'ai l'impression que nous n'avons pas été connecté l'une à l'autre comme ça depuis trop longtemps. Et ça, ça fait du bien. Je sens ma mère se libérer d'un poids, et je suis contente qu'elle se sente suffisamment en confiance pour se confier à moi. Trouver le courage de se lancer, de sortir de sa zone de confort. Pour ça, je ne peux qu'être fière de la femme qu'elle est. Et même si elle n'a que très peu d'estime d'elle-même, moi, je l'estime pour deux. Comme elle a toujours été là pour moi, pour nous, tenant la famille à bout de bras. Se donnant corps et âme pour nous élever, nous faire grandir. Elle nous a transmis beaucoup plus que de l'amour. « Tu… Tu n’aurais pas honte ? » Je secoue la tête frénétiquement de gauche à droite, répondant dans un naturel à toute épreuve. « Absolument pas. » J'essaye de jouer les filles rassurantes. Et même si la communication n'a jamais été trop mon fort, je fais de mon mieux pour l'aider à se sentir en confiance. « Et au contraire. » Je viens déposer un baiser sur son front avant d'ajouter. « C'est pas tout le monde qui aurait le courage de faire ça. » Elle a toujours été très courageuse, même si elle pense sans doute tout le contraire. Mais je suis là pour le lui rappeler. C'est en tout cas ce qui me tient à coeur de faire. Je resserre un peu mes mains dans les siennes, imprégnant mon regard dans la lueur du sien. « Je suis fière de toi maman. » Que ce soit maintenant ou dans le passé, je l'ai toujours été. Et je suis convaincue que je le serai encore à l'avenir. Elle a cette force de caractère que j'ai toujours admiré. « N'oublie jamais ça ! » Je le dis sur un ton soutenu, comme si c'était un ordre. Je suis têtue, elle le sait, et je ne vais pas lâcher jusqu'à ce qu'elle l'ancre bien dans sa tête.

Tu distingues dans l’obscurité sa petite tête s’agiter de droite à gauche pour te convaincre. « Absolument pas. Et au contraire. » Elle dépose un baiser sur ton front, dans un geste qui ressemble tant à ce que tu aurais pu faire. Ses mots allègent un peu tes inquiétudes. Évidemment, elles ne disparaissent pas totalement, ce serait inespéré, mais tu te sens un peu plus légère. « C'est pas tout le monde qui aurait le courage de faire ça. » Tu ne vois malheureusement pas les choses du même œil que Lexa. Elle te trouve courageuse de vouloir entreprendre des études à ton âge, toi tu te trouves lâche de ne pas l’avoir fait plus tôt. Le deal n’était pas d’attendre de faire une crise de la quarantaine pour te jeter dans la fosse aux lions. Tu devais faire une pause, courte, le temps de voir tes enfants grandir, et retrouver les gardes et les séances de révision au bout de quelques années seulement. Tu n’aurais alors pas perdu la main, et personne n’aurait souffert de la situation. Mais tu as repoussé et repoussé l’échéance jusqu’à aujourd’hui, alors que les petits ne le sont plus, et qu’ils pourraient presque être tes camarades de classe. Elle doit probablement sentir que tu t’enfonces lentement dans tes doutes car tu sens ses mains se refermer davantage autour des tiennes. Dans l’obscurité, elle parvient tout de même à attraper ton regard. « Je suis fière de toi maman. » Ta gorge se noue et tu serres les mâchoires. « N'oublie jamais ça ! » Ton sourire se fait doux et reconnaissant et tu n’attends pas bien longtemps avant de la prendre à nouveau dans tes bras. Au creux de son oreille, tu murmures : « Moi aussi mon amour, si fière… » D’elle, pas de toi, bien sûr.

Tu brises l’étreinte lentement et finis par quitter le cocon douillet de son lit. « Essaye de dormir un peu. » Tu sais que tu n’en seras pas capable. Tu vas cogiter jusqu’au lever du soleil et finir par abandonner, aller boire un thé en écoutant un podcast sur le patio. Mais peut-être que tu en as besoin, après ces quelques instants riches en émotions. Tu as besoin de les cristalliser, d’intégrer qu’ils sont vrais et que tu ne les as pas imaginés. Après avoir fait quelques pas en direction de la porte, tu t’arrêtes dans son encadrement pour interpeler ta fille : « Eh, Lex ? » Tes lèvres s’étirent une dernière fois, malicieuses, alors que tu lui dis : « Réfléchis à un prénom ! » Tu fermes ensuite le panneau de bois pour rejoindre tes quartiers.