• appel de Ruben à Yaël

Les mains encore tremblantes, Ruben parvient à s’extirper de son véhicule et rejoindre sa demeure dans laquelle il vient s’effondre sous le coup de l’émotion. Depuis son accident, prendre la route est un véritable calvaire. Il le fait parce qu’il ne veut pas que la peur le contrôle et l’engloutisse, mais à cet instant, la crise de panique vient lui ravager le ventre et l’ensemble de ses membres. Il sent cette angoisse profonde envahir chaque parcelle de son être alors que les images défilent dans son esprit. Les images anciennes de son accident, celles du crash qu’il vient juste d’éviter. Tout se bouscule et il suffoque. Il ne sait pas comment réagir, quoi faire dans ce cas de figure. Alors automatiquement sa raison l’invite à contacter Yaël. Il est certain qu’il pourra l’aider. De ses doigts tremblants, il recherche le numéro de téléphone de son ami. Sa respiration devient difficile. Il essaye de se calmer, mais ses échecs rendent son inquiétude plus profonde. Finalement, il parvient à appuyer sur le bon numéro. La tonalité se fait entendre, rendant les secondes encore plus difficile, jusqu’à qu’il entende un bruit. « Excuse-moi…Yaël, c’est… Ruben. Je n’sais pas… pas quoi faire… » Il s’intime à calmer le rythme saccadé de sa voix. Inspire, expire, Ruben « J’ai manqué… d’avoir un accident… je suis complètement… » Il ne trouve pas le bon mot alors qu’il vient glisser une main dans sa nuque pour tenter de se la masser, de détendre la boule de nerfs qu’il semble devenir sous le coup de l’émotion. Il n’ose pas demander de l’aide, mais il en a besoin. « Je suis chez moi… Si tu pouvais venir... » Il souffle dans une voix presque éteinte. L’esprit carburant au quart de tour, il ne se rend pas compte de la tournure de ses phrases. Cette pudeur naturelle l’empêche de l’appeler au secours, de lui révéler le sens réel de son appel.

Il ne se passe pas une seconde sans que j'ai les mains libres. C'est l'effusion entre la ferme et le magasin depuis ce matin, et pour cause : j'ai oublié de mettre mon réveil à 5h du matin. Résultat des courses, je suis gravement en retard dans le rapatriement des produits et ça se fait sentir en magasin. Voilà bien deux fois que Jonah essaye de m'appeler pour satisfaire au mieux des clients. Je lui réponds comme je peux, je prends sur moi, même si je sens le stress et l'énervement monter. Ma mauvaise humeur va bientôt prendre le dessus si quelque chose merde dans les prochaines minutes. Mais vraiment... je me concentre à fond sur le travail, j'en ai presque les bras atrophiés tellement les aller-retours s'enchainent, et mon portable qui sonne encore. Damn it, j'attends que ça raccroche mais le mec derrière le combiné a l'air déterminé. Quand je réussis à me libérer d'une menotte pour empoigner mon téléphone, le nom de Ruben perfore mes iris et remonte jusqu'à mon cerveau qui sonne l'alerte. Oh, oh, que s'est-il passé encore ? Ou bien appelle-t-il pour prendre des nouvelles ? Dans les deux cas, il va devoir malheureusement attendre. Je décroche, un cageot dans un bras, portant difficilement le tout. Le bruit de la rue ne parfait pas l'échange et je peine à entendre sa voix. Je comprends juste qu'il bégaye dans le combiné et qu'il a besoin de moi. « Putain... », je lâche sans vraiment m'en rendre compte, essayant tant bien que mal de slalomer entre les passants. Vivement l'arrière boutique ! Apparemment, il lui est arrivé un truc qui lui a causé une crise de panique. Il ne sait pas quoi faire. Je ne mâche pas mes mots, j'en suis incapable. Je n'ai aucun filtre aujourd'hui et il va devoir faire avec. « Tu sais pas quoi faire ? Putain, Ruben, c'était pas le moment, sérieux. » Je travaille moi, merde. Le débordement et le stress me mettent dans un état sans pareil. Mais ça m'arrive plus souvent qu'on ne puisse l'imaginer. J'ai encore du mal à relativiser quand les problèmes touchent directement ma petite entreprise, mon bébé. Je flippe au quart de tour et ne m'en remets que quand tout est parfaitement revenu dans l'ordre. « J'suis vachement occupé là. J'ai- attend ! » Le cageot va tomber si je continue comme ça. Sans raccrocher, mais sans reprendre le brun non plus, je m'occupe en priorité de la marchandise que je dépose dans le réfectoire. Jonah mettre tout ceci en rayon quand il pourra se libérer d'un client. Le pauvre... lui non plus ne va pas avoir sa pause. Il faudra que tu le remercies dignement après cette hécatombe. Ce n'est qu'une fois dehors que tu reprends Ruben en ligne. « Bon, qu'est-ce ce qu'il t'ait arrivé encore ? » Ce encore si accusatoire, j'aurais voulu ne pas l'entendre sortir de ma bouche... je regrette une seconde après, me massant la nuque d'une main, fatigué.

Ruben s’efforce de trouver ses mots pour expliquer ce qu’il lui arrive. Il a pensé à Yaël, car il le considère comme un ami et le plus à même de lui apporter des conseils précieux dans ce genre de situation. Il n’y a pas réfléchi. Cela s’est imposé à lui. Il espère que son ami pourra l’aider à se calmer, même s’il s’efforce de le faire par lui-même. C’était sans doute une mauvaise idée de sa part. Le ton de son ami est peu amène. Il ne semble pas disposé à lui accorder une oreille attentive. Il semble même plutôt de mauvaise humeur. Il comprend rapidement qu’il tombe mal, que son ami est occupé. Il ferait mieux de raccrocher. C’était une mauvaise idée, mais il ne le fait pas, parce que ce serait irrespectueux envers son ami. Il essaye de mettre ce sentiment de honte qui vient lui dévorer les entrailles aussi fortement que cette crise de panique. Inspire, expire. Inspire, expire. Il tente de se concentrer sur cela, puisqu’il semble devenir sourd aux bruits aux alentours. La main crispée dans ses cheveux, il s’efforce de rester bien ancrer dans le présent en usant de toute ses forces. Il ferme ses paupières pour accentuer ces chances. Inspire, expire. Inspire, expire, Ruben. Il parvient à se calmer légèrement. Le bourdonnement dans sa tête s’atténue même s’il a la sensation d’être toujours à bout de souffle. Et puis les paroles de Yaël le percutent de plein fouet, assassines et rend son malaise plus perceptible. Il reste interdit quelques secondes. Le temps d’assimiler les propos de son ami et d’en comprendre le sens. « Désolé… » Il déclare simplement dans une voix rauque. « Je ne voulais… voulais pas te déranger, bro. » Il soupire en frottant sa main dans sa nuque, ses cheveux. Il focalise son attention sur le rythme de sa respiration. « J’ai juste paniqué… J’ai… Failli avoir un autre accident... » Il déteste être dans cet état. Et ce n’est surtout pas à son ami de gérer ses nerfs à fleur de peau. « Ça va aller, t’inquiète. » Il lance dans un murmure pour le rassurer, camouflant tant bien que mal ce malaise qui l’ancre au sol de son palier. « Je te laisse bosser en paix. Courage, bro ! » Prêt à raccrocher si seulement il arrivait à appuyer sur le bon bouton, mais ses menottes sont trop tremblantes pour être opérationnelles, surtout sa gauche qui cherche à accomplir sa tâche.    

J'écoute Ruben s'excuser et s'expliquer, sachant d'or et déjà la réponse que je vais lui donner. Est-ce machiavélique de ma part sachant que je n'ai le temps pour rien aujourd'hui ? Pas même pour me poser et manger un bout. Tant pis. Il y a des jours qui ne sont pas les plus faciles, mais elles ne seront jamais aussi pires que celles que j'ai vécu en Irak. Il faut que je m'en rappelle de temps en temps. Et mon ami, Ruben, que je ne connais que depuis quelques années, m'a aidé à sortir partiellement de mes crises d'angoisse qui perduraient. Maintenant qu'il en a une, est-ce légitime et digne de ma part de le laisser dans la merde ?
Je laisse à ma mauvaise humeur l'occasion de se faire la malle en soupirant bruyamment contre le téléphone, puis regarde ma montre avec minutie. Ok, cette journée était de toute façon foutue d'avance. Demain est un autre jour, non ? Je laisse de côté cette référence presque biblique et vais pour lui répondre quand je l'entends abandonner de son côté. Dans l'instinct, je crie donc au combiné, ne prenant gare aux regards qui se lèvent dans ma direction. « Ruben, attend ! Attend... » Je m'assure qu'il est encore de l'autre côté par sa respiration saccadée, essayant tant bien que mal d'amoindrir la panique, et redescend d'un ton. « J'arrive vieux. »

Il prend conscience qu’il tombe au mauvais moment. Il n’y a pas songé une seconde lorsqu’il s’était emparé de son téléphone pour se mettre en contact avec son ami. Sans doute que c’était présomptueux de sa part de penser qu’il pourrait venir l’aider ? Sans doute que la crise passée, il se rendra compte que la réaction de son ami était légitime. Elle l’est assurément. Il ne devrait pas contacter quelqu’un qu’il sait plonger corps et âme dans son projet. Un homme courageux qui travaille d’arrache-pied pour en faire un succès. Il se sent mortifié d’avoir osé l’importuner. Ses excuses sont sincères et il s’efforce de le rassurer pour qu’il n’ait pas mauvaise conscience. Il va gérer. Il sent qu’il peut le faire. Il aurait dû le faire dès le début plutôt que de céder à la panique. Il espère que son ami ne lui en tiendra pas rigueur. Il s’efforce de raccrocher, mais ses mouvements ne réalisent pas l’action qu’il désirait entreprendre. Il est trop agité pour y parvenir et finalement la voix grave et ferme de son ami lui parvient. Cela l’arrête dans son entreprise alors que sa respiration continue à se faire lourde et oppressante. Est-ce idiot de se sentir apaisé par la venue rapide de son ami ? Sans doute, mais il n’a pas envie d’être seul. Il a encore besoin de s’adapter à cela. Il laisse sa tête cogner contre le bois de la porte contre laquelle il s’est appuyé dans sa chute. « Merci, bro… » Il murmure en prenant une grande inspiration. « Promis. Promis je t’en vaudrai une… » Une nouvelle pause. « Je trouverai un moyen de me racheter. » Il vient essuyer de son avant-bras la sueur froide qui inonde son visage. Inspire, expire. Inspire, expire. . « Je suis chez moi. » Il indique. « Je… Je voulais juste prendre quelques affaires. » S’il avait su, il ne l’aurait sans doute pas fait. Se serait contenter de ce qu’il avait déjà amené auparavant. Quelle merde ! Un rendez-vous avec la psychologue va s’imposer. Il le sait.

Évidemment que je viens. Évidemment que je me précipite pour m'assurer que tout aille bien à l'avenir, que Ruben n'ait aucune séquelle de cet accident. Je soupire de désespoir face à ma faiblesse vis-à-vis de mon ami alors que c'est le bordel au magasin. En écoutant le brun derrière le combiné, ses balbutiements, je surveille l'intérieur de la boutique en tendant mon cou, espérant y voir Jonah. Sa silhouette finit par apparaître dans mon champs de vision, derrière les vitres correctement lavées et je m'assure qu'il ait la situation en main avant de me retourner pour ouvrir la porte du truck et m'y enfoncer. Je claque derrière moi, les bruits tout autour se taisant tout d'un coup et me laissant quelques secondes de repos. « Ouai, j'comprends... écoute, j'vais prendre le volant. » Toujours avec cette même désinvolture, désemparer par l'envie de descendre et aller aider mon employé, et de l'autre par l'envie d'aller m'occuper de mon bro. « Tu ne bouges pas d'un cil, ok? » En est-il seulement capable vu son état de panique ? Je me rappelle de mes crises, de mes jambes qui refusaient de soutenir mon poids malgré ma fureur de fuir, de courir, d'oublier... « Tu veux que je raccroche ou que je reste en ligne ? » Ce n'est pas très prudent, mais si Ruben ne se sent pas d'appuyer sur le bouton, alors il m'importe peu. La probabilité de rencontre des flics est moindre.

Yaël va venir. Cette pensée le rassure, allège la pression oppressante de sa poitrine. C’est loin d’être gagné. Il sait qu’il doit se concentrer sur le mouvement désordonné de sa cage thoracique pour éviter l’hyperventilation possible avec une crise de panique. C’est la première fois que ça lui tombe dessus et il tente de se rappeler les bons conseils qu’on a pu lui donner lors de son hospitalisation lorsque le risque était accru. Il fait le vide en lui, s’intime de ne pas laisser sa nervosité réduire à néant les efforts qu’il accomplit à cet instant pour reprendre contenance. Ne pas bouger d’un cil. Il peut le faire, car il ne sent résolument pas en capacité de se relever. Sa poitrine lui est douloureuse, mais il n’a aucun doute que sa jambe gauche va lui faire défaut une fois que cette mauvaise passe sera finie. « Non… Non, ça va aller. Concentre-toi sur la route. Ne prend aucun risque. » Il ne veut pas qu’il s’angoisse pour lui, qu’il prenne des risques inconsidérés. L’idée qu’il pourrait avoir un accident lui retourne les tripes. Il ne veut pas être responsable d’une quelconque manière. Cette crainte est irrationnelle. Il le sait tout au fond de lui, mais elle vient balayer son esprit qui s’apaisait jusqu’alors. « Fais attention, s’il te plait. » C’est presque une supplique qui s’extirpe hors de ses lèvres alors qu’il vient puiser en lui pour appuyer sur le bon bouton pour raccrocher. Le téléphone s’échoue sur le sol alors que sa respiration s’accentue. Tout va bien se passer, Ruben. Tout va bien se passer. Tu as juste une chose à faire. Inspire. Expire. Inspire. Expire… Il s’efforce de faire le vide en lui et récupérer son souffle initial tandis que les minutes s’égrènent.

Je rumine dans ma barbe, attendant avec impatience qu'il se décide. Puis, dès que je l'entends me conseiller de raccrocher et de faire attention à la route, je me rappelle instinctivement de l'accident qu'il a vécu. Mon  coeur se serre un peu dans sa poitrine, mais mon humeur grogneuse s'accroche désespérément à mon cerveau, lui ordonnant d'être un gros connard sur pattes. « Ok ok, Ruben. T'inquiète pas, à plu- » J'entends le bip sonore qui m'avertit que le correspondant de l'autre bout de la ligne a raccroché. « Magnifique. » Je grimace en coin et actionne le moteur avec une nervosité sans faille. Il va falloir que je me calme avant d'entrer et d'admirer les belles collines habitées de Beverly Hills, sinon je vais me comporter en mauvais ami. Et ça me ferait chier de perdre Ruben. Comme ça me ferait chier de perdre Hazel. Ce sont mes amis, ma famille fut un temps.