une vision du passé - jordiam#1

C’est comme un murmure à l’océan. C’est comme un rituel, qui vient la frapper au plus profond de son âme. C’est comme une prière lancée à ceux qui l’ont quittée trop tôt. C’est un symbole, une demande aux cieux et à la mer de les garder heureux. Une demande muette, et une larme sincère, tandis qu’elle se remémore les pires moments de sa vie, ceux durant lesquels elle revoit le moteur exploser, elle revoit la mort les happer. Elle a survécu, elle n’aurait pas dû. C’est elle. C’est elle qui aurait dû mourir. C’est elle, qui aurait dû finir dans la douleur déchirante des flammes. Parce que c’est elle qui conduisait. Qui tenait la barre de ses petites mains, enjouée comme tout… Et bien que jamais personne n’avait compris si c’était un problème technique, ou un corail décidément trop vicieux, cela ne changeait rien. Cela ne change rien. C’est elle. Elle le sait au fond d’elle-même. C’est elle qui a tout commencé, c’est elle qui a causé leurs morts… Et c’est elle qui leur « rend visite » chaque dimanche, pieds sur le sable fin, béquille pour s’appuyer, depuis son accident, depuis que son attelle est une véritable plaie.
Fin d’après midi, elle est là. Toujours. Le dimanche est un jour empli de traditions, avec le repas familial, et la visite post mortem. Pourtant, elles sont nécessaires. Ces habitudes, ces répétitions hebdomadaires qui font de sa vie une petite perle, comparé à ce qu’elle aurait pu être.

Cela fait bien longtemps, maintenant, qu’elle s’en veut pour la mort de son père biologique, de sa mère de sang, de son frère d’avant. Cela fait bien longtemps, et elle a arrêté de pleurer, et elle a arrêté de penser du mal. Certes, elle est responsable, et cela la suivra jusqu’au bout de sa vie, mais elle a deux pères formidables, et des frangins adorables, qui lui garantissent un sourire. Elle a une petite amie qu’elle aime de tout son cœur, avec qui elle termine bientôt son quatrième mois de couple. Et avec qui elle a hâte de commencer le cinquième. Elle a des amis qui la soutiennent, elle a une vie qui l’enrichit. Elle n’est pas à plaindre. Et elle remerciera à jamais toutes les personnes qui l’accompagnent dans cette vie, qui l’aident. Parce que sans eux, elle serait probablement dans la rue, ou dans un caniveau. Sans eux, elle n’aurait jamais pu passer outre sa culpabilité. Sans eux, elle n’aurait pas pu embrasser la vie.
Et c’est reconnaissante envers sa chance, dans le malheur, qu’elle vient ici, fouler la plage. Parce qu’elle a besoin de leur dire. Elle a besoin de leur dire, à cette famille perdue, qui règne toujours en son cœur, ce qui lui arrive. Elle a besoin de prononcer les mots, de dire qu’elle les aime.

Un murmure. C’est comme un murmure, prononcé à l’océan, en espérant comme à chaque fois un signe. Un signe qui lui affirmerait qu’ils sont en paix, au moins. Qu’ils ne souffrent plus. Qu’elle peut se recueillir sur ses souvenirs, qu’elle peut penser à tout ce qu’elle a vécu durant les quelques années à leurs côtés, sans se perdre dans un cri irrésistible, sans se laisser abattre par cette folie qui lui rongeait la peau, lorsqu’elle venait à peine d’arriver chez les King…
Et cela fait tellement longtemps, désormais. Elle aime imaginer sa mère biologique lui dire qu’elle a grandi. Son père biologique lui annoncer qu’il est fier d’elle. Son frère de sang lui annoncer qu’il veillera toujours sur elle. C’est peut-être le fruit de son imagination, mais c’est ce qui occupe ses pensées lorsqu’elle se retrouve sur la plage.
Lorsqu’elle se retrouve face à l’unique témoin de son passé, l’océan, qui s’est permis de garder les dépouilles au chaud… Du moins, elle l’espère.

Et c’est dans une dernière larme qu’elle entend le bruit des vagues, couvrant celui des pas à ses côtés…

Un souffle, une prière, et aucune réponse. Une larme, une émotion, et aucune réponse. Un cri, interne, qui s’écoule par ses lèvres scellées, par la larme qui s’en va, et par le besoin de les voir, sans en être capable. Elle les imagine, seulement. Elle connait leur visage, mais elle a oublié leurs voix. Elle connait leur bonté, mais elle a oublié leur odeur. Elle n’est plus sûre de rien, les souvenirs s’effacent malgré elle. Et même s’ils resteront toujours ancrés en son cœur, cela lui fait mal de savoir qu’elle ne pourra plus imaginer la chanson que sa mère chantait, le soir. Ou la voix de son père qui s’écriait de joie devant la télé. Elle a l’impression qu’un jour, elle les oubliera. Elle aimerait tellement avoir pu garder des photographies, avec elle. Mais avec l’accident, elle n’avait jamais pu indiquer où se trouvait leur habitat, sa tête sonnant bien trop. Elle ne savait plus l’adresse, elle n’avait pas pu récupérer des souvenirs, et elle s’en voulait. Elle s’en veut toujours, pour cela aussi. C’est bien la raison pour laquelle la photographie est son métier. C’est en prévision. D’un danger, d’une évolution, d’un changement. Elle ne veut plus ne pas pouvoir revoir des visages aimés, des images de toute beauté, et des rires encrés sur du papier spécial. Elle ne veut plus que le passé s’oublie, et prévoit d’immortaliser le présent pour qu’à jamais le futur puisse se souvenir. Un cercle, elle l’espère, qui se continuera.
Pourtant, elle n’est qu’une photographe, elle n’a pas le pouvoir de prendre le monde dans un seul cliché. Alors elle s’évertue à garder la beauté de ce qu’elle peut atteindre.
Et cet océan, il a maintes fois été capturé par l’objectif. Il est si beau, si doux. Il est un tombeau silencieux, et un espoir. Il est une tombe vivante, qui lui rappelle au mieux.
Qui lui rappelle… une voix.

Une voix qui se fraie un chemin jusqu’à elle, par derrière. Et c’est dans un sursaut non dissimulé qu’elle se retourne, main sur le cœur, palpitant en panique. Vous m’avez fait peur… désolée… Elle est rarement abordée par des inconnus. Et pourtant, elle n’a pas l’impression qu’il rentre dans cette catégorie. Peut-être l’a-t-elle déjà vu quelque part, cet homme ? Il lui dit quelque chose. Un ami d’un ami lors d’une soirée ? un cousin d’un frangin d’une pote du chien de la mère de la belle-sœur d’un ami ? – c’est aller un peu loin, là –. Elle n’en sait rien. Il n’a pas l’air de l’avoir reconnue, lui. Donc peut-être n’est-ce qu’une imagination ? peut-être n’est-ce qu’une voix. Qu’une voix qui lui a rappelé celle de son frère perdu… Bien plus grave, et pourtant. Pourtant, c’est comme si les sonorités se mélangeait. Ou alors est-ce la voix de son père qui resurgit de ses pensées en l’entendant ? Ca ira… ne vous en faites pas, et merci. Enchantée, d’ailleurs. Je m’appelle Liam, et vous ? Une main tendue, et un regard. Il a l’air gentil, il a l’air en forme… Et elle ne peut pas s’en empêcher. De le comparer. A un signe.
Un signe qu’on lui envoie. Un homme qui pourrait être son frère, pensée débile qui la fait sourire. C’est juste un signe. Le voir signifie que son vrai frère, celui qui vogue sous les océans en compagnie de sa mère et de son père, est heureux. C’est comme si le grand gaillard, là haut, celui contrôlant le destin et gérant la vie, d’après les légendes, d’après les histoires que Liam veut croire, l’avait entendu. Et lui avait montré que oui, les sourires les accompagnaient.
C’est une réponse à ses prières. Les signes ne sont jamais voyants, ne sont jamais brillants. Ile ne sont que de petits actes, petites rencontres sympathiques, qui ne se dévoilent qu’à ceux pouvant les interpréter.
C’est un signe.