Souci mécanique - [Mika]

La nuit a été coute, comme souvent ces derniers temps, faut bien admettre. Depuis le départ soudain de mon égoïste de frère jumeau - oui, parce qu’un suicide c’est toujours égoïste selon moi - faut dire que je suis pas dans mon assiette. Je fais genre que tout va bien, sourire de circonstance, blagues à deux balles, mais en réalité, c’est plus compliqué que ça. Je suis pas sûre de me remettre un jour de la perte de mon double, même si on était pas les plus proches du monde, ce qui est assez particulier pour des jumeaux je l’admets. J’enchaîne les conneries depuis qu’il est parti, mais la seule chose que je veux pas perdre c’est mon boulot. Je bosse ici depuis que j’ai 18 ans, et il n’est pas question que je perde ça aussi. C’est mon repère, mon seul moyen de me reconnecter avec la vie, et avec moi-même. Je baigne dans le cambouis depuis gamine, et ce taf, c’est ma vie. C’est con à dire quand on est mécano, mais j’aime ce que je fais, et je vois pas pourquoi je m’en cacherai.

J’ai les yeux encore un peu endormis quand j’arrive ce matin au garage, garant ma moto dans l’arrière cour. Casque posé sur une étagère et mon blouson sur le porte manteaux destiné au personnel, je me remonte déjà les manches et passe dans le bureau d’accueil pour dire bonjour et regarder un peu le boulot qu’il y a à faire aujourd’hui, les rendez-vous pour des révisions, les pneus à changer, rien de bien fou. Les motos, c’est pour moi c’est mon domaine, mais quand il n’y en a pas, je m’occupe aussi des voitures, faut bien bosser. Ce matin, c’est que des caisses, et ça m’enchante moyen. je rechigne un peu mais au final, je fais quand même mon boulot avec plaisir. L’inconvénient, c’est que c’est plutôt des mecs qui viennent entretenir leurs voitures, l’avantage, c’est que quand c’est une nana, mon boss l’envoie vers moi. C’est cool, parce que y’a plein de mecs qui bossent ici qui rêveraient de pouvoir s’occuper des jolies nanas. Je suis peut-être la plus fine de nous tous, même si ça reste à prouver.

« Y a quelqu’un ?! » demande une voix féminine qui me fait me sortir de mes pensées. Le dos sur une planche à roulettes, je prends appui de ma main sur le carénage de la voiture sous laquelle je me trouve pour sortir de ma cachette, tombant ‘nez à nez’ avec une jolie rouquine. Enfin, vu d’en bas, elle a l’air mignonne, et l’espace d’un instant, je regrette qu’elle ne porte pas de jupe, ça aurait été drôle. Je me redresse et me mets debout sur mes pieds. « Y’a quelqu’un. » dis-je dans un petit sourire courtois, pas encore vraiment charmeur, mais ça ne saurait tarder. « Besoin d’aide pour quelque chose peut-être ? » Ce genre de fille, ça vient pas là par hasard. Ce qui me plait, c’est qu’elle porte un blouson de moto. Alors c’est forcément pour moi !

En général, les clients n’entrent pas ici, sauf s’ils y sont autorisés. Et elle, elle n’y a pas été autorisée, que je sache. Je suis quasiment seule ici à cette heure-ci, et je n’ai donné mon autorisation à personne de franchir la limite interdite au public. Mais passons. Elle a de la chance d’être mignonne, on va dire que ça penche dans la balance. Alors je ne dis rien, j’attends simplement de voir ce qu’elle veut. « Salut… Ouais, ma moto r’fuse d’passer au-d’ssus d’la seconde… J’pense qu’j’ai un souci d’embrayage… » Je me contente de hocher légèrement la tête. Elle a l’air d’avoir fait le diagnostique seule, elle s’y connaît sans doute un minimum, de toute manière quand on conduit une bécane, on est obligé d’y mettre un peu les doigts. Y’a des fois on a pas le choix, et connaître sa moto est un véritable plus. « Tu peux y j’ter un œil ?! » qu’elle demande alors que je récupère un chiffon dans l’arrière de ma salopette pleine de cambouis, pour m’essuyer un peu les mains. « Enfin si c’est dans tes cordes… S’te plait… » C’est moi ou elle me drague ? Ça me fait marrer. En général, c’est plutôt moi, et c’est un cliché de dire que toutes les motardes sont gay, je vous assure que je me suis pris quelques vents qui m’ont permis de démentir cette théorie. « T’as d’la chance, c’est moi qui suis spécialisée dans les motos ici… » Je glisse le bout de mon chiffon dans ma poche arrière et lui fais un signe du menton en direction de la sortie de l’atelier. « Montre-moi ça. » Je la suis et ne me fais pas prier pour glisser sur elle un regard gourmand, en plus elle est bien foutue, ce qui ne gâche rien. Nous arrivons devant le garage et trône en plein milieu sa moto. Sympa le modèle. Je lui tends la main pour qu’elle me donne la clé et démarre l’engin avant de grimper dessus. Je ne demande pas l’autorisation, après tout elle est là pour ça. Je fais gronder un peu le moteur, jusque là tout va bien. En première, j’avance doucement en contournant les obstacles pour aller installer la moto un peu plus loin sur une béquille centrale avec un dispositif qui permet de faire rouler la moto seulement de la roue arrière sans qu’elle ne bouge d’un centimètre. Comme un tapis de course en quelque sorte. Je reste dessus et accélère pour passer les rapports, première, deuxième, et effectivement ça bloque avant la troisième. Je remets l’engin au point mort et regarde ce que je peux faire sans tout démonter. Quasiment rien. « C’est pressé j’imagine ? » elle me refait ses yeux de biche, ok j’ai compris. « Bon tu peux rester là si tu veux, j’vais la démonter, si c’est c’que j’pense y’en a pour une bonne demi-heure et tu pourras repartir avec. »

 « J’ai cru un instant qu’t’essayais d’me la voler. Fais gaffe j’cours vite ! » Mon rire se mêle au sien. « J’ai aucun intérêt à partir avec, surtout si elle passe pas la 3ème ! » Je lui offre un petit clin d’oeil mutin et la voilà qui reprend sans tarder. « Disons qu’une motarde sans moto est une piétonne… Et j’habite pas à côté… Après, si tu veux m’ramener chez moi, j’peux t’la laisser quelques jours… » Alors que j’avais commencé à concentrer mon regard sur la bécane, ce dernier se retrouve à nouveau attiré par la rouquine, qui semble me faire des avances. Je me trompe ? J’arque un léger sourcil, plus amusée qu’autre chose. « Ça aurait pu se négocier, mais je pense que je dois pouvoir faire ça rapidement. Si c’est c’que j’pense. » Pas que je n’ai pas envie de la retenir plus longtemps, ou la ramener chez elle, c’est tentant, j’avoue, mais j’ai du boulot et pour le moment, je suis toute seule à tenir la baraque, pas question que je laisse tout ça à l’abandon pour les beaux yeux d’une minette.

Je comprends vite que je ne peux pas la laisser sans rien pour se déplacer, et propose de me mettre immédiatement au boulot, espérant que mon diagnostic soit bon et que je ne mette pas plus longtemps que le temps annoncé. « J’vais rester là alors. Promis j’s’rai sage ! » Je lui souris en échange, je sais pas si je vais réussir à bien me concentrer avec son regard rivé sur le moindre de mes gestes, mais je vais tenter de rester pro. « On dirait qu’t’as fait ça toute ta vie ! Ça fait longtemps qu’t’es mécano ? T’as quoi comme bécane toi ? » Je souris mais ne tourne pas la tête vers elle pour ne pas être déconcentrée par son regard. « Depuis que j’suis née ? » Je ris un peu et précise alors. « On va dire depuis le jour où j’ai pu comprendre un minimum le mécanisme de ces bolides, j’suis tombée dans la marmite quand j’étais gosse, j’ai dû monter et démonter au moins dix fois la voiture de collection de mes voisins, juste pour le plaisir de tout nettoyer pièce par pièce ! » Je continue de sourire, parce que pour le coup, c’est une vraie vocation. « Et ma bécane est là, s’tu veux aller la voir. » Je fais un geste du menton pour lui donner une direction, celle de ma Ducati monster noire mat, sur béquille un peu plus loin. « J’connais bien la marque, pour ça que ça devrait aller assez vite ! » Je la laisse aller voir mon bébé, sans me priver pour la reluquer encore un peu.

 « Ça s’voit qu’t’aimes ton taf ! T’sais, j’suis fille d’un mécano biker. Il m’a transmis une partie d’sa fibre. J’aurai pu faire c’boulot en soi sauf que ma seconde passion a pris l’dessus ! » Je souris un peu, tourne la tête vers la jeune femme et hoche sensiblement la tête. J’aime pas juger les gens sur leurs apparences, alors je pose la question. C’est mieux. « Et c’est quoi ta deuxième passion ? » Après tout, elle a décidé de rester là pendant que je désosse sa bécane, autant faire la conversation. Elle a l’air de vouloir la faire, la conversation. Elle me demande aussi ce que je conduis et je la laisse aller voir directement. Elle n’est pas bien loin et je peux la voir d’ici là où je bosse. J’avoue qu’elle me déconcentre un peu. En même temps, qui ne baverait pas devant une jolie créature se cambrant au guidon de sa bécane. Franchement ? Lorsque je la vois descendre, je me remets plus sérieusement au boulot, j’arrive presque au but. « Jolie bécane qu’t’as là ! Y aurait eu la clé d’ssus j’te l’aurai sans doute voler ! » Je ricane un peu. « Pour ça que j’les garde en lieu sûr. » Je lui offre un petit sourire mutin et arque même un sourcil, elle imaginera ce qu’elle aura envie d’imaginer. « J’ai failli acheter c’modèle. Sauf qu’la boutique l’avait pas en rouge et j’voulais pas attendre un mois ! » Impatiente ? Comme si j’avais pas deviné. « Bizarre, le rouge c’est la couleur de base chez Ducat’, moi au contraire j’ai galéré pour avoir la mienne en noire mat. » J’arrive à la pièce que je voulais vérifier et la récupère entre mes mains pour la nettoyer alors qu’elle me demande. « T’t’en sors avec mon bébé ? C’est c’que tu pensais ou c’plus grave que prévu ? » « On va savoir ça de suite. » Je pose la pièce sur une machine un peu plus loin et fais un test, effectivement, c’est mort. Ça me rassure, mon diagnostique était bon. « C’est bien ça. J’vais chercher la pièce de rechange, je reviens. » Je la laisse seule dans le garage, je vois pas bien ce qu’elle pourrait faire de mal, et puis j’en ai pas pour cinquante ans. Je suis rapidement de retour et frôle volontairement la jeune femme, jouant au même jeu qu’elle. « Tu m’en devras une de t’avoir prise en urgence… » Je joue volontairement sur les mots, avec un mince sourire au coin des lèvres.

La jolie rouquine retire sa veste, attirant immédiatement mon regard sur sa peau tatouée. Ouais, je comprends vite ce qu’est son autre passion, en dehors de la moto. Le tatouage, donc. Elle pourrait simplement aimer se faire tatouer, mais elle va plus loin que ça. « J’en ai fait mon métier. J’tiens un salon à Westwood… Amy’s Tatoo… » Intéressant. Elle est donc tatoueuse, et me glisse au passage son prénom. Parfait. Je souris et repose les yeux sur mes gestes pour éviter de faire des conneries. « Une artiste alors… c’est cool ça ! » J’aime bien ça. Je la laisse grimper sur ma moto, je la surveille d’un coin de l’oeil, et continue de flirter de par mes mots et mes regards. Je n’ai pas encore de quoi utiliser mes gestes, quoi qu’un petit frôlement à mon retour n’est pas anodin. J’ai toujours été joueuse, je ne vois pas pourquoi je m’en priverai, surtout qu’elle est franchement réceptive. Je remplace la pièce défectueuse et commence à remonter son bijou. Elle m’en devra une belle, c’est une certitude, je l’ai faite passer avant mes commandes qui attendent certaines depuis plusieurs jours. « C’pas faux… Ça t’tente une balade en bécane à la fin d’ta journée ? Histoire d’sortir tes clefs d’leur cachette… » Je laisse échapper un petit rire, ça n’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde visiblement ! « Ça m’tente pas mal ouais. » J’ai pas forcément l’habitude de rouler à plusieurs, j’aime bien ma solitude en bécane, j’me sens plus libre. Mais pour la drague, j’veux bien faire des concessions. « On pourrait même aller s’boire un verre au Planet après notre prom’nade… » Elle avait pas besoin de préciser le nom du bar pour que je comprenne qu’elle aimait les nanas, mais ce détail me fait sourire. « Fais gaffe. J’vais commencer à m’demander si tu s’rais pas en train de me draguer. » Je lui adresse un nouveau sourire en coin, et finis de remonter sa moto, avant de me relever, me frottant les mains sur mon jean déjà dégueulasse. « Et voilà. » J’ai été franchement efficace. « J’te fais juste payer la pièce, pas la main d’oeuvre, mais tu payes ta tournée ce soir. »[/color] Clin d’oeil, et je me décale vers le bureau pour lui sortir la facture. « J’finis à 19h. » Qu’elle sache.

On s’est embarqué dans un jeu de séduction, elle peut essayer de le nier, je suis pas idiote. Et puis c’est plutôt marrant et loin d’être désagréable. « J’s’rai en train d’te draguer, j’t’aurai d’demandé ton prénom. » Et elle ne tarde pas à me demander comment je m’appelle, ce qui me fait rire. « Mika. » C’est une manière comme une autre de faire connaissance après tout. J’ai pas besoin de lui demander son prénom, elle me l’a déjà dit implicitement tout à l’heure quand elle m’a donné le nom de son salon de tatouage. Une fois la réparation terminée, je lui fais une fleur concernant la main d’oeuvre et lui fais régler seulement la pièce de rechange. Je lui donne l’heure à laquelle je finis le boulot, et elle enregistre d’un hochement de tête. Un échange de sourire plus tard et la voilà repartie sur les chapeaux de roue. Je la regarde partir en souriant, et me remets à bosser. Faut dire que ce genre de rencontre, ça passe le temps d’une manière fort agréable.

C’est quasiment l’heure de terminer mon ‘service’, je bâcle un peu le nettoyage de l’atelier, et j’entends déjà le bruit caractéristique de la marque ducati. Je souris, je sais déjà qui c’est. « Eh Rhodes y’a quelqu’un pour toi j’pense ! » Je lève la main juste après les avoir nettoyées. « Ouais t’inquiète je m’en occupe ! » Je récupère mon casque mon blouson et mon sac à dos, sans oublier mes clés, et je me dirige vers l’extérieur là d’où vient le bruit du bolide de la jolie rouquine. Je lui offre un petit sourire et m’approche. « Elle a l’air de bien ronronner ! » que je dis en désignant la moto d’un signe de menton. Tant mieux, je suis contente. Je lui fais signe que j’arrive, et vais chercher ma moto. Une fois prêtes, nous prenons la route toutes les deux en direction du planet. Galante, je la laisse devant sur quasiment tout le chemin, sauf une parcelle où j’ai un peu abusé de l’accélérateur. Mais c’est de bonne guerre. Moto garées, nous entrons dans le bar et trouvons une place avant de commander. « Alors j’ai vu que ton bébé allait bien mieux. Tu dois être rassurée ! »

Dans ce milieu, y’en a pas beaucoup des filles canon faut dire. En général, c’est plutôt des mecs qui se la racontent, et j’aime clairement pas les mecs, encore moins ceux qui se la racontent. Alors j’en profite, vu qu’elle est franchement pas désagréable à regarder. Elle a promis de payer sa tournée, je compte pas laisser cette opportunité de côté. Alors on se dirige ensemble vers le Planet, et je joue un peu avec elle sur le chemin, sans faire trop de folie non plus. Nous nous installons quelque part au fond du bar, et je commence la discussion, sur sa moto, autant commencer tout doux. « C’grâce à toi si elle va mieux. J’te r’mercie encore. Et la tienne ronronne bien aussi au fait. J’ai cru qu’tu voulais s’mer tal heure ! Puis t’as du t’souv’nir qu’j’te d’vais une tournée alors t’as ralenti ! » Je me mets à rire un peu et hausse les épaules. « Ouais, disons que j’ai fait quelques petites améliorations, mais je pousse pas trop, sinon on s’envole, elle et moi. » Je continue de lui sourire et la voilà qu’elle prend les devants pour me poser à son tour une question. « T’fais c’taf d’puis longtemps ? Ça t’vient d’où c’t’amour d’la mécanique et des motos ? Toi aussi, t’as un père dans l’milieu ? » Cette fois je secoue un peu la tête. « Pas de mecano dans ma famille, j’suis tombée dedans quand j’étais gosse, je suis tombée amoureuse de la vieille mustang de mon voisin, il m’a laissée la démonter et la re monter plusieurs fois, et puis après j’ai fait ça avec les motos, et voilà. » Je fais un petit signe du style ‘ainsi va la vie’. « Ton père est mécano alors. Ça va, il l’a pas trop mal pris que tu te lances dans le tatouage ? » On sait jamais, je pose la question, et c’est une manière comme une autre de m’intéresser à elle.