Flemme | Echo

« Calme-toi, je reviens en fin de journée… » Je glisse une caresse entre les oreilles du chiot qui ne veut visiblement pas que je l’abandonne dans les douces griffes de Sasha. C’est bien la première fois que je dois lui demander de le garder, je n’ai décidément pas l’habitude de travailler au sein d’un studio, souvent je me contente de bosser dans mon propre atelier histoire d’avoir la paix et d’éviter les bouchons d’Hollywood, mais on ne m’a pas laissé le choix cette fois-ci. Or je ne peux pas ramener Goliath, il risque de prendre l’endroit comme un nouveau terrain de jeu. Sasha attrape la laisse que je lui tends. « Vingt heures au plus tard Elio, après je rentre chez moi. » Je lui offre un large sourire, sortant une cigarette du paquet qui traîne dans ma poche et lâche un baiser taquin sur sa joue. « Merci, je te paierai un verre. » Elle arque un sourcil mais je file déjà, je suis déjà en retard.

Un café brûlant dans la main et mon manteau dans l’autre, je me perds dans les couloirs, cherchant impatiemment une personne qui peut m’indiquer le studio d’enregistrement, là où je suis censé poser mes fesses toute la journée. Je bois une gorgée et tombe sur une femme qui semble sortir des toilettes. Tant pis pour l’intimité, j’ai pas que ça à faire, je ne peux pas être gentleman toutes les heures de la journée. « Excuse-moi tu sais où se trouve le studio d’enregistrement ? » Elle mâchouille la paille de son gobelet et me pointe l’autre côté du couloir. Je la remercie brièvement et trouve enfin mon petit coin de paradis.

J’ai passé la journée à bosser sur des partitions, sur la composition de l’orchestre et sur le nom des thèmes. Une ossature qui commence à avoir de la gueule mais qui me demande un temps monstre. J’ai à peine toucher les vingt minutes du film. Je m’étire et fais craquer mes doigts, frotte mes yeux et me lève en enfilant ma veste. J’ai besoin d’une pause, quinze minutes pas plus. Je quitte le studio et cherche un coin où me poser et surtout où je peux avoir la paix. Je ne suis pas du genre social depuis ma dernière rencontre avec mon ex petite-amie, elle a le don de me foutre les nerfs en vrac. Je grille une clope et bois une gorgée d’eau, demandant à Sasha si elle s’en sort avec Goliath. Apparemment, il s’éclate à dormir depuis ce matin. Le veinard.

J’entends la porte s’ouvrir et tourne la tête en direction du nouvel arrivant. Adieu le silence. Je lui offre un mince sourire et le salue d’une main. J’ai beau vouloir tabasser quelqu’un depuis quelques jours, je ne suis pas un asocial pour autant, j’aime la compagnie, mine de rien ça me change énormément les idées. « Hey. » lâché-je en me levant sans trop empiéter sur son espace privé. « Il y a de la vie dans ce studio finalement, t’es la deuxième personne que je vois de la journée.

Si cet après-midi je m'acharnais sur la machine à café des studios d'enregistrements de Los Angeles qui me rendait mes pièces peu importe le nombre de fois que je les introduisait dedans, c'était parce que, bien que le tournage de Lightway se soit terminé quelques mois auparavant, les producteurs m'ont rappelé pour faire de la post-synchronisation voix. C'est pas le meilleur aspect de mon job, mais s'il faut le faire, faut le faire. Le studio est petit, assez faiblement éclairé, du moins pas autant que je l'aurais voulu. Il a une drôle de disposition, aucun mur n'est parallèle, comme la plupart des studios que j'ai pu fréquenter.

On me repasse les scènes dans lesquelles la captation de ma voix directe n'est pas suffisante sur un écran devant moi et mon micro, casque sur les oreilles, et j'essaie du mieux que je peux de reprendre les même intonations, le même rythme, la même intensité que celle que j'avais pris au moment de tournage. Plusieurs prises, évidemment. J'étais seul avec l'ingé son. Mon collègue d'écran était passé hier.

Je m'accord une pause au bout de deux heures et demie, je voulais un café. Mais cette foutue machine voulait pas m'en faire. Heureusement qu'il n'y avait personne aux alentour pour me voir galérer. Je cherche dans mes poches d'autres pièces, puis finalement je finis par l'avoir mon putain de café. Je sors une cigarette et mon briquet de la poche de mon manteau et me dirige vers l'endroit prévu pour cet effet. Je me fait accueillir par une voix, la première autre que celle du l'ingénieur son que j'entend de la journée.

- T'es la deuxième personne que je vois de la journée aussi, je répond d'instinct.

En allumant ma cigarette j'observe le gars. Je ne le reconnait pas, il ne me dit rien. Je n'ai aucune idée de qui ça peut être. Je décide alors de me présenter. J'ai envie de parler, de m'occuper l'esprit pour ne pas me laisser distraire par la mélancolie.

- Echo Smith, je dis en lui tendant la main. Je viens pour de la post-synchro.

Je ne connais pas pléthore de noms chez les acteurs, pas que ma mémoire me fasse défaut mais je ne vois aucun intérêt à tous les connaître sur le bout des doigts. Mon rôle est de composer pour donner de la vie et de l’émotion aux scènes, je m’exécute avec joie et admire le résultat, les traits de ceux sur les écrans m’importent peu. Je bois une nouvelle gorgée de mon eau et fais l’effort de me lever pour tendre la main au nouveau venu, prenant bien soin de mettre ma cigarette loin de sa peau, je n’ai pas envie de le brûler et de me retrouver emmerdé. Bon il n’a pas l’air méchant le blond, mais je ne me fis pas aux apparences, elle sont bien trop trompeuses, j’en ai fait l’expérience. Nous échangeons une poignée de mains et je me permets de lui offrir un sourire en coin. “Elio, compositeur.” Voilà les identités sont dévoilées. Je retourne m’asseoir sur mon siège improvisé et embrasse la mousse de ma cigarette, la nicotine me soulage et éponge le stress au creux de mon estomac. Sasha m’a conseillé plusieurs fois de prendre des cachets pour cette merde mais j’ai refusé, je n’ai pas envie de terminer drogué et dépendant pour une femme. Il me faut seulement du temps et de la patience. “C’est toujours aussi désert aussi ou quoi? J’ai pas vraiment l’habitude de sortir de ma grotte pour bosser, je m’attendais à un bordel pas possible en arrivant.”

Je termine mon verre d’eau et vise la poubelle qui n’est pas loin. Le gobelet ricoche et je grimace d'appréhension, mais il termine bel et bien au fond du sachet noir. Je repose mon attention sur lui et chasse quelques cendres de ma cigarette. Je n’arrive pas à déterminer un âge sur son visage mais il doit sûrement être plus jeune que moi, bordel j’ai la trentaine, je n’aime pas y penser. Trente ans et encore une vie désastreuse alors que la majorité des mes amis dans ma situation sont déjà mariés et pères de famille, tu parles d’une vie. J’ai failli être dans leur cas mais la vie préfère être une garce à mon sujet. Ce n’est pas le moment de me morfondre sur mon sort, je ferai mieux de m’occuper du fumeur plutôt que de me poignarder. J’écrase le mégot sous ma semelle et le jette plus loin, je penserai à l’écologie plus tard. “Et désolé, je ne sais pas si tu es un acteur connu ou non, j’ai pas une grande mémoire." Plutôt mentir que de lui dire la vérité.

Tiens donc, un compositeur. En tant qu'acteur, je n'ai pas vraiment eu l'occasion de rencontrer des compositeurs de bande originale, sauf peut-être en soirée, mais là encore, à demi-torché, je ne me serais souvenu que très vaguement de n'importe qui. Je hoche la tête en tirant sur ma cigarette, signe que j'ai enregistré l'information. Elio, un joli prénom tout de même. Je ne lui fais cependant pas la remarque, Je ne veux vraiment pas que la première impression qu'il aie de moi c'est "GAY". Vraiment pas. Surtout pas.

- Bah..., je commence à lui répondre, ne sachant pas trop quoi dire. Je passe pas ma vie ici, donc je sais pas trop, mais quand je viens, dans ces studios ou dans d'autres, y'a jamais beaucoup de monde. Y'a des ingés son ou des producteurs, ou des réals, mais comme ils sont planqués dans les studios insonorisés, j'imagine qu'on ne les entend ni les voit beaucoup. Un peu comme les fantômes, ou les cafards, j'essaie de blaguer. Mais c'est cool si tu peux travailler chez toi. Comme j'aurais aimé pouvoir travailler chez moi ! Mais bon, quand t'es acteur on te déplace un peu partout et on te demande pas ton avis.

Je ne voulais pas me plaindre, vraiment, j'étais super chanceux de faire le métier que j'aime (et probablement le seul dans lequel je suis bon, et encore). Mais ça ressemblait quand même à une plainte. Je rajoute alors très vite.

- Mais je me plains pas, j'adore, j'ai beaucoup de chance.

Sinon j'aurais eu l'air d'être un connard prétentieux friqué qui veut se la couler douce dans sa villa comme s'il ne le faisait déjà pas la moitié de l'année.
Sa remarque me fit sourire. C'est cool de rencontrer quelqu'un qui ne connait rien de toi, comme si t'étais une personne normale en fin de compte.

- T'inquiète, je répond en souriant, tout de même un peu gêné. Je peux pas dire que je suis super connu non plus. J'ai pas trop envie de te déballer mon CV, faut pas abuser (je ris), mais mon prénom est assez particulier donc je pense que tu t'en souviendras à l'avenir si tu me croise dans un générique un jour, je répond en essayant de garder un ton amical, et non pas pédant et arrogant. Tu travailles sur quel film en ce moment du coup ? je lui demande, naturellement intéressé.

Il y a peu de chance qu'il travaille sur le film dans lequel je joue, peut-être même qu'il ne travaille pas sur un film mais sur un album, avec un groupe. La vérité étant que je connais pas ces studios par coeur et ignore si des artistes musicaux passent aussi par là pour enregistrer leurs albums.

Petit agneau perdu dans la meute de loups que sont les producteurs de cinéma, voilà ce que je pense à voyant sa bouille de petit ange. J’en ai vu des acteurs détruits par la célébrité et ce rythme effréné. Soirées, alcool, drogue et autres conneries qui font de nous des connards sans nom qui perdent toute notion de la réalité. J’espère même si je ne le connais pas qu’il ne trempe pas trop dans cette merde. Ma gorge me brûle à cause de la cigarette, malheureusement mon gobelet est dans la poubelle et je n’ai pas d’eau sous la main, tant pis je me contente de la râcler et de faire taire ce besoin d’hydratation. Je dois résister à l’envie d’en prendre une deuxième, je connais toujours ce problème quand j’engage une conversation. « C’est parfait pour devenir un ermite c’est vrai. » plaisanté-je « T’es bien un des rares à toujours aimer ton métier. » Je ne dis pas que tout le monde vient pleurer sur mon épaule, mais certains sont usés des voyages constants, des horaires en tout genre qui empêche un rythme régulier et surtout ce monde de faux semblants.

Je me lève, fais craquer ma nuque et m’approche un peu, sans trop piétiner son espace vital. Je pense que je vais lui proposer de m’aider à trouver la véritable cafétéria des studios, j’ai énormément besoin d’un café et de quelque chose pour faire taire mon estomac affamé. Puis ça nous permet également de continuer la conversation, il a l’air plutôt sympathique comme gars, pourquoi pas en faire un ami ? j’ai besoin d’un bon entourage en ce moment, ça serait con de ma part de laisser une chance filer. « On croise pas souvent d’Echo, c’est vrai, et qui sait ? Peut-être vais-je te croiser dans un futur projet ? » Le monde est petit ces derniers temps, j’ai recroisé pas mal de têtes connues, à mon plus grand plaisir ou pas. « Mais je pense que tu dois pas avoir de mal à te faire aimer des réalisateurs et du public. » Avec sa gueule d’ange bordel. « Je bosse sur une série, une nouvelle, j’ai pas le droit d’en dire plus. » Je pose mon doigt sur mes lèvres dans un sourire presque moqueur, ils me font rire ces producteurs à vouloir garder leur projet caché toujours et encore. « Tu m’aides à trouver la cafet’ ou tu dois retourner bosser ? »

Un presque ermite donc, heureusement pour moi. J'ai toujours un peu peur qu'en réalité il sache ce que j'ai pu faire, mais fasse comme s'il n'était pas au courant pour ne pas me mettre mal à l'aise. J'espère vraiment qu'il ne sait pas qui je suis, qu'il n'ai jamais entendu parler de moi. Ce serait génial. Je n'aurais pas besoin de faire exprès de donner une bonne image de moi qu'il comparera avec ce qu'il a lu dan les magazines.
- Eh bien... quand on est passionné, on prend le paquet au complet, le bon et le mauvais...

Elio, compositeur se rapproche un peu, et j'avoue mettre forcé de ne pas trouver ça bizarre. Mais en fin de compte, ça ne l'était pas. Chill un peu gars, je me dis.
Ce qu'il dit sur les réalisateurs et le public me touche vraiment. Je ne sais pas s'il est sincère ou s'il est juste poli, mais j'apprécie le compliment et l'en remercie. Il est vrai que l'opinion des autres m'importe beaucoup, beaucoup trop d'ailleurs, mais être rassuré de la sorte par quelqu'un qui n'a pas besoin de le faire fait du bien.

Je me lève à mon tour.

- Non, c'est bon, j'ai encore... une heure devant moi à peu près, répond-t-il en regardant l'heure sur son portable qu'il sort de la poche arrière de son jean.

Je le suit à l'intérieur après avoir écrasé ma cigarette à l'endroit approprié. Je devrais vraiment arrêter de fumer, mais il faut dire que pour mon anxiété, ça marche un peu, et sur le long terme, c'est beaucoup plus destructif que la cigarette électronique, ce qui convient parfaitement à mes impulsions auto-destructives.

- D'ailleurs, reprend-il, quelque chose me dis qu'on travaille probablement sur le même projet...

Seulement une grosse production comme The Rift pouvait être aussi chiante sur à la clause de confidentialité, à en avoir une même. Ce qui me laissait supposer que c'était probablement pour celle-ci qu'Elio travaillait.

Il accepte et je viens de nouveau me perdre dans ce dédale de couloirs. Pour les prochaines fois, je ferai en sorte de pouvoir travailler chez moi, c’est bien plus productif et reposant. Certes j’ai un chiot qui me bouffe les doigts et qui me lèche les oreilles, mais j’ai le placard à portée de mains et mes bières dans le frigo. Alcoolique ? Pourquoi pas, je m’en contrefous, ça me détend. Je fourre mes mains dans les poches de mon pantalon et laisse mon regard curieux se promener sur les murs vides de toute décoration, quel endroit charmant.

Je tourne la tête en direction d’Echo qui fait un commentaire sur le potentiel projet commun. J’arque un sourcil et esquisse un sourire amusé, le monde est décidément trop petit. Disons que seule cette production nous a demandé de nous taire, entre acteurs et compositeurs en tout cas. « C’est bien possible. » Je me penche en avant une fois devant une intersection, ma tête pivote de droite à gauche en quête d’un quelconque indice, toujours rien puis bordel c’est toujours aussi désert. « Un gros projet en tout cas, j’espère que t’as pas les nerfs à vif. »

Il risque d’avoir une promotion monstre, des interviews en rafale et nombreux photoshoots pour le casting. Heureusement pour moi, j’ai la chance de pouvoir rester dans l’ombre et passer rapidement à autre chose. Je ne suis pas comme ces grands compositeurs qui affichant leurs têtes, qui sourient aux appareils photos, non je suis plus du genre à faire mon boulot et continuer ma vie dans le parfait anonymat. Certes mon nom est disponible sur Google, mais ce n’est pas pour autant que l’on connait tout de ma vie, de mon parcours et de mon quotidien.

Je pose une main sur la poignée d’une porte et m’aventure dans la pièce en poussant un soupir de soulagement. Enfin, les distributeurs sont là, m’ouvrant grand les bras. Je meurs de faim et de soif, je risque de vider les stocks. Je laisse Echo s’installer pendant que je commande les snacks de mon choix. « D’ailleurs je me demande toujours… T’arrives à faire autre chose de ta vie ? Je veux dire autre chose que les paparazzis et les tapis rouges ? »

Elio semble être parti à l'aventure dans le labyrinthe qu'est cet endroit. Je suis déjà venu par ici, mais ne suis jamais vraiment sorti du studio. Alors chercher la cafétéria sera aussi hasardeux pour lui que pour moi. Il a l'air concentré sur son objectif, mais il arrive tout de même à me répondre.

- Non, ça devrait aller, je répond avec un sourire, peu sûr de moi en réalité, mais je ne suis pas acteur pour rien.

J'ai un contact assez strict qui permet à la production de me faire des dépistages régulièrement et quand elle le souhaite pour vérifier ma sobriété. C'est assez dur pour moi, heureusement Leonie m'aide un peu avec ça. Je ne sais pas si je vais en ressortir vivant, mais je veux vraiment travailler sur ce projet. Je n'ai jamais fait de série auparavant, et je veux me racheter auprès de l'opinion publique. Malgré ce que me conseillerait tout psy, je porte de l'importance à ce qu'on dit de moi.

Je suis le jeune compositeur qui à l'air d'avoir un flair pour les distributeurs. La porte qu'il ouvre le mène très justement à cela.

- Ah ! Le Saint Graal !

Je rentre dans la pièce et vais m'assoir à une table tandis qu'Elio va se chercher des snack aux distributeurs. Je sors mon téléphone encore une fois pour regarder l'heure. J'ai tendance à être en retard, souvent, (mais pas toujours), et ce producteur-là a été très clair sur les horaires : pas de retards. Je tiens vraiment à redevenir exemplaire. Je me visualise alors le chemin qu'on a fait pour venir jusque là, et calcule à peu près le temps qu'il me faudra pour retourner au studio.
Dans ma réflexion, Elio m'interrompt.

- Eh bien, je commence avec un petit rire amer. A part des cures de désintox et des séjours à l'hôpital, et des soirées déjantés, non pas trop, je dis sur un ton cynique. Non, en vrai, j'écris pas mal aussi, je passe du temps avec ma copine, mes amis... j'ai le temps de rien faire aussi ! Après bon, les paparazzis, des jours t'as de la chance y'a personne, puis des fois ils sont là, et voilà, ils font leur boulot. Du moment qu'ils te dérange pas, tu les ignores. Ou alors tu peux trouver ça drôle et tu fais des conneries pour les photos.

Elio arrive à table et y pose ses achats. Je n'avait personnellement pas faim, ma cigarette et mon café m'avait déjà bien rassasiés.

- Mais tu sais, je suis pas si conviés que ça aux cérémonies, j'admets, pour ne pas qu'il pense que je suis une superstar.

Je n'avais pas faim, mais après une cigarette et un café, la vue d'une quelconque boisson me rendait la gorge plus sèche que ce que j'imaginais.

- Je peux t'en prendre un peu, s'te plaît ? je demande alors, un peu plus discrètement.

La machine avale goulument mes billets d’un dollar et les trésors tombent droit dans la gueule béante du distributeur. J’attrape ma poignée de diabète et ma cannette de soda avant de rejoindre le blond à table. J’ ai écouté mon petit discours, un passage m’a fait pincer les lèvres. L’image de Keala est apparue pour une fraction de secondes dans mon crâne tout comme une période de notre relation. Celle où j’ai dû me battre pour qu’elle ne perde pas pied, pour qu’elle comprenne l’importance qu’elle a eu à mes yeux et qu’elle possède toujours. Elle me manque terriblement cette femme mais je sais, ma raison me le rappelle tous les soirs quand je revois son corps chaud pressé contre le mien, que je dois l’oublier pour de bon. Elle ne veut plus de moi, je ne peux plus rien pour elle, cette relation doit être enterrée. Mais jamais je n’aurais pensé ça si dur, si déroutant, j’ai perdu mes marques en la retrouvant, j’ai laissé tomber toutes les barrières comme un toxicomane qui retrouve la seringue. Quel con.

Echo. Je dois revenir au jeune homme avant de me mettre à péter les plombs. Je le regarde, mord dans ma barre de céréales que j’arrose d’un peu de soda. « T’as pas eu une vie facile toi, mais t’as réussi à t’en sortir et ça c’est beau. » J’avale. « J’ai toujours fui la célébrité, mon anonymat c’est toute ma vie. » Depuis que Keala n’en fait plus partie. « Mais si t’as un backup pour te soutenir alors tant mieux, ça fait perdre les plombs ces conneries. J’ai… » La gorge se serre, les doigts écrasent la confiserie mais je continue. « Mon ex petite-amie a perdu pieds pas à cause de la célébrité, mais c’est terrible de voir une personne sombrer sans pouvoir rien faire. »

Je lui glisse une barre dans sa direction. « Tiens régale-toi. » Je glisse un regard en direction de l’horloge, je dois quand même faire attention à ma pause, je n’ai pas envie de rester éternellement dans ses studios, puis Sacha ne me le permettra pas. Cette fille me rend dingue avec son caractère de cochon qui pourtant me fait rire, elle m’a bien aidé mine de rien suite à ma dernière rencontre avec mon ex petite-amie, elle ne m’a pas laissé une minute à moi. « Ta copine ? Ca fait longtemps que vous êtes ensemble ? »

Je savais pas trop quoi répondre à cette remarque. Si seulement il savait vraiment à quoi ma vie a ressemblé, et que je ne m'en était pas encore réellement sorti. Et que je ne sais pas si je m'en sortirai un jour, parce que je ne sais pas si j'ai envie d'en sortir non plus.
Le compositeur parle de son anonymat. Il dit qu'il fuit la célébrité, mais honnêtement je ne comprends pas ce qu'il veut dire. Les compositeurs de musique, tout le monde s'en fout. On n'a jamais retrouvé Hans Zimmer, pour citer un des rares nom de la musique de film que quelqu'un peut vous nommer, en première page des magazines. Ces gars font même rarement d'interviews. Mec, même moi je sais pas à quoi il ressemble Hans Zimmer. C'est trop facile pour lui de rester dans l'anonymat. Et seuls les très bons peuvent en sortir, et pas à trente ans. Ça m'avait un peu énervé, cet excès de confiance en soi de sa part, j'avoue. Mais j'ai rien dit, parce qu'il a enchainé sur son ex et je me suis dit que c'était pas bien placé de venir lui poser des questions qui fâchent. Je sais pas trop quoi dire alors je fais une moue genre "ah mince, désolé mec, je sais pas ce que ça fait parce que c'est toujours de moi qu'on parle comme ça..." et je me rends compte, pendant un instant, de ce que ça peut être de m'avoir dans son entourage.

Je lui en veut pas trop non plus parce qu'il veut bien partager avec moi. Il est généreux, je dois lui reconnaitre.

- Merci mec, je rigole, mais je parlais de ta boisson. Ça te dérange pas si je bois directement de la canette ? je demande comme quand on était au collège.

Je bois un peu, rien que pour humidifier cette trachée, parce que je veux pas lui boire toute la canette non plus. C'est pas comme si j'avais pas l'argent pour m'acheter une putain de canette. d'ailleurs c'est moi qui devrait la lui offrir. Je suis vraiment un enculé en fait.

- Non, pas vraiment, enfin je sais pas c'est relatif, je suppose, je répond. Ça va faire sept mois là. Je sais pas si tu la connais, c'est Leonie Lynch, elle joue dans une série qui s'appelle Witches. Elle est très douée. Je l'adore.

Et c'est vrai, j'adore Leo. Juste pas de la façon qu'on attend de moi.

- Et toi, t'as quelqu'un ? je demande finalement.

Ça m'intéresse sur le coup, mais après, de retour en studio de post-synchro, je crois que je n'en aurait plus rien à faire. Je regarde d'ailleurs à nouveau l'heure son mon smartphone. Le temps me préoccupe beaucoup dans ma vie en ce moment.

Il faut que je pense à retourner travailler avant qu’on ne vienne m’appeler pour me demander pourquoi mon joli fessier n’est pas vissé dans la chaise du studio d’enregistrement. Mais je profite tout de même de ma pause et de la présence de l’acteur étrange tout en étant intéressant. Je ne peux me glisser dans sa peau pour des raisons d’emplois différents, mais j’essaie quand même de le comprendre, de me foutre dans ses pompes. « Ah désolé ! non vas-y ! » Je récupère ma barre et la fourre dans la poche de mon pantalon, histoire de grignoter plus tard lors des essais musicaux. La cannette est désormais en sa possession et j’essuie le coin de mes lèvres où trône une trace de chocolat. Rien de très glamour à la laisser traîner là.

Leonie Lynch, le nom me dit quelque chose et j’essaie de mettre des traits sur le nom de l’actrice, sans grand succès. « Le nom me dit quelque chose mais aucune idée sur sa tête. » J’irai faire des recherches sur un moteur de recherches tout à l’heure, quand mes yeux commenceront à piquer et mes oreilles à siffler. On me dit que je vais devenir sourd avant la cinquantaine, notamment Sacha qui me le rabâche à chaque fois que je lui demande de répéter. « Tant mieux si ça marche entre vous alors. » Je conclus d’un sourire, ne sachant pas trop quoi dire. Après tout, on ne se connaît pas, on se contente de partager un soda et une clope avant de retourner au boulot. Peut-être que si on se recroise à l’avenir, on pourra aller un peu plus dans les détails, mais pour l’instant on se contente des bases.

« Non personne. » Pas depuis celle que j’ai pensé être ma femme pour le restant de mes jours. Je suis digne d’un héros de tragédie qui refuse de se projeter dans le futur sans la femme qu’il aime à ses côtés. Mais je sais qu’il va falloir que je passe à autre chose, que je vide ma mémoire et que je tourne définitivement la page. « Je suis pas trop couple. » Je hausse les épaules, termine ma bouchée et glisse un regard à ma montre. « Merde je vais me faire engueuler si je ne retourne pas bosser. » je quitte ma chaise et tapote l’épaule d’Echo dans un sourire. « Je vais devoir t’abandonner ! A la prochaine peut-être ! »