Surveille tes arrières [Thyles #5]

J’ai toujours pu compter sur une patience presque sans limites. Attendre n’est pas une corvée pour moi, c’est une habitude, et en plus je le fais dans le calme le plus complet. Je ne regarde même pas l’heure pour savoir de combien Jules est en retard. Si tant est qu’elle le soit, au final. Etant donné la marge que je me suis autorisée. Pour l’heure, j’observe autour de moi, j’aime regarder les gens interagir. Enfin j’aime… C’est un passe-temps, de chercher à comprendre, tout du moins à voir pour imiter par la suite. Par exemple, lui, il voudrait sans doute ramener sa petite amie ou ce qui devrait le devenir, chez lui, après ce verre. Ou encore ce couple, qui j’imagine, est sur le point d’exploser. Ou encore eux, qui visiblement ne sont pas là par hasard, mais plutôt pour se cacher du monde…
« Tu as commencé avant moi, tricheuse. » C’est Jules qui me sort de mes observations, de mon poste que je croyais pourtant sans prise. « Tu vois, là tu te fonds vraiment dans la masse. Ça te va bien. » Je sens son regard couler sur moi, et je dois dire qu’il ne m’est pas désagréable, pas même intrusif. « J’ai fait comme tu m’as dit. » Un bon petit soldat, ceci dit, je dois reconnaître me sentir bien comme ça. Sans doute ais-je l’impression d’être un peu différente. Non pas de me déguiser, mais de changer, ça fait du bien. « T’es arrivée y’a longtemps ? » « Non, une petite demie heure. » Le temps est relatif pour moi, j’ai celui que je veux du moment que je rends mes articles en temps et en heure. Une date butoir me suffit, du moment que je sais ce que j’ai à faire derrière. Mais j’en ai trop vu avec les emplois du temps millimétrés. Et même si ça me rassure de pouvoir quantifier chaque chose, il me faut une marge d’erreur. « Alors qu’est-ce que t’en penses ? Tu trouves ça comment ici ? » « C’est… vivant. C’est intéressant. » Je ne suis pas à mon coup d’essai dans un bar, mais je dois dire que celui-ci, a des airs de Jules, comment l’expliquer… Il est cosmopolite, et c’est un peu tout ce qu’est la personnalité de la jeune femme. Sans doute aussi pour ça qu’elle est un tel mystère pour moi. « T’as trouvé une proie ? » « Heu… Je ne savais pas qu’il m’en fallait une. » Je prends tout au premier degré et je fini par comprendre à son regard qu’elle plaisante. « Non, en fait, j’observais plutôt autour de moi. » Comme à mon habitude, et je crois que c’est un truc qui l’agace. J’ai simplement besoin de me rassurer en quantifiant ce qui m’entoure. Savoir exactement ce qu’il en est. Garder le contrôle. « A cette soirée sans boulot. » Je trinque avec elle, je dois dire que j’apprécie qu’elle cherche à me faire sortir de ma zone de confort comme ça. Je pense que si ça n’était qu’un défi, elle aurait abandonné bien avant. Je me tourne dos au bar, pour observer le monde, il y a de l’ambiance. « Et toi, une proie ? » Je tourne la tête vers elle, elle scanne la pièce sans arrêter son attention sur quelqu’un en particulier, du moins je ne crois pas. Je note le jeu de fléchettes là-bas, j’étais très douée à l’époque de la fac. « Une partie ? On peut parier quelque-chose… » Pour rendre le jeu plus attractif. Je sens que je commence à me détendre.
Nous posons nos verres sur la petite table à disposition près du jeu et chacune récupère ses fléchettes. « Tu commences ? » Je la laisse faire, et regarde toujours autour de moi, ne jamais perdre le reste du monde des yeux, même si j’ai l’air de ne pas vouloir le voir.
Une femme derrière nous fixe Jules du regard, et je dirais même d’une façon plutôt gourmande, à ce que je crois. Identifier les émotions est encore un peu compliqué pour moi. « Je crois que la jeune femme là-bas au fond t’as repérée. » Lançant à mon tour mes fléchettes dans un score, ma foi, pas trop vilain.

C’est assez étonnant pour quelqu’un d’aussi tranché que Thylo de se montrer finalement assez flexible avec ce que j’ai pu proposer au long de la journée. Elle s’est montrée plutôt ouverte, curieuse et plus docile que je ne l’aurais cru. J’apprécie ses efforts, et la complimente sur le résultat. Le changement lui va bien et je ne le dis pas uniquement parce que j’y suis pour quelque chose. Son verre est déjà bien entamé, je lui demande depuis combien de temps elle est arrivée et sa réponse me fait sourire « Ok. » répondis-je simplement, amusée par son attitude mais pas vraiment surprise. Je la sonde sur l’ambiance du bar, ce qu’elle pense de l’endroit, j’espère qu’elle s’y sent à l’aise. Vivant et intéressant sont les adjectifs que la journaliste utilise pour me décrire son impression sur les lieux, c’est positif donc. J’enchaine avec une nouvelle question, j’imagine qu’elle a eu le temps d’observer les gens et je lui demande si elle a repéré une proie. Pragmatique, toujours, la blonde me rétorque qu’elle ignorait que ça faisait partie du jeu. Je ris à nouveau « Non… C’est pas un truc qu’on prévoit. Mais justement, j’sais pas tu aurais pu trouver quelqu’un à ton goût comme ça d’un seul coup d’œil. » puisqu’elle observait l’activité autour d’elle ou plutôt devrais-je dire analysait. Je suis aussi de nature observatrice, mais Thylo c’est un autre niveau bien au delà du mien… y’a quand même un semblant de parano là dedans, mais il faut faire avec. Ma boisson arrive, je vais pouvoir rétablir l’égalité, mais avant cela je trinque à cette soirée de liberté. Se tournant vers la salle, elle m’interroge sur mon propre état de repérage d’un cible potentielle. Machinalement je regarde autour de nous tout en sirotant ma bière je m’apprête à lui répondre, la journaliste me propose alors une partie de fléchettes avec enjeux si je le souhaite. Je ne lui connaissais pas le goût du jeu, littéralement parlant, mais je ne vais pas briser cette élan alors j’accepte d’abord par un hochement de tête « Allons faire une partie ! ».
Une fois devant la cible, fléchettes en main, elle me propose de commencer ce que j’accepte. « Et on parit quoi ? » demandé-je en me mettant en place pour me concentrer sur mon premier lancé. Ce n’est pas mon jeu favoris où celui dans lequel j’excelle, mais je me débrouille et puis j’ai l’avantage de ne pas être mauvaise perdante quand il s’agit de ce genre de jeux. Dans le cadre d’une rivalité d’ordre professionnelle c’est différent. Mon score n’est pas fou mais il est raisonnable. Ça fait longtemps que je n’ai pas joué, faut le temps de me remettre dans le bain. Si j’étais concentrée sur la cible, celle sur laquelle lancer les fléchettes, Thylo elle s’est d’avantage intéressée aux gens autour de nous. Elle m’indique qu’une jeune femme lance des regards insistants dans ma direction. « Merci pour l’info. » discrètement je regarde à mon tour tout en buvant une gorgée de bière. Elle est pas mal… son visage ne m’est peut-être pas totalement inconnu. Une habituée de l ‘établissement ? Difficile à dire, je croise tellement de gens. Peu importe, j’ai une partie à ne pas perdre et ça s’annonce serré parce que la blonde se défend bien, pour ne pas dire qu’elle s’en sort mieux que moi « Et si c’était toi qu’elle regarde ? » lâché-je à mon adversaire « T’en penserais quoi ? » je suis curieuse, et je sais qu’il en faut plus pour la distraire mais sait-on jamais.

« Non… C’est pas un truc qu’on prévoit. Mais justement, j’sais pas tu aurais pu trouver quelqu’un à ton goût comme ça d’un seul coup d’œil. » « Je ne crois pas qu’on puisse trouver quelqu’un si facilement. C’est une attitude qui m’interpelle, en général. » Il m’arrive de devoir draguer utile, mais généralement, mes partenaires, je les trouve en les observant, longuement. En prenant le temps de voir comme il se comporte avec les autres et alors je saurais si j’ai envie qu’il se comporte de la sorte avec moi, même pour un soir. Il m’est arrivé d’avoir des histoires, parfois plus courtes que prévues, souvent plus courtes que prévu. Je n’ai rien contre le fait d’avoir quelqu’un chez moi. Mais souvent, c’est trop usant pour mon ou ma partenaire. Ma façon de tout rationnaliser, mon boulot prenant, mon enquête que je leur cache… je suis pleine de secrets, mais étonnement moins avec Jules.
« Allons faire une partie ! » Je la devance, et récupère ce qu’il faut pour une partie, prenant même l’initiative de mettre un gage en jeu. Je crois que je me détends assez vite au final et à ses côtés, je tends à devenir une personne normale, dans le bon sens du terme. « Et on parit quoi ? » Elle me prend de cours et peut le lire sur mon visage. « On parie quoi dans tes soirées à toi ? » Je lui demande, comment on fait avec des amis normaux ? J’ai totalement conscience que mon expérience à la fac n’a rien de normatif. Qu’il ne faut pas se fier à ce que des étudiants à trois grammes peuvent dire ou faire dans le monde supposé réel ou le microcosme de la fac.

J’observe toujours autant autour de moi, et je repère sans mal une jeune femme faisant de l’œil à ma partenaire ce soir. Enfin tout du moins ma camarade de jeu. « Merci pour l’info. » Jules lui jette un regard rapide et que j’imagine teinté d’un certain intérêt. Qui ne le ferait pas ? « Et si c’était toi qu’elle regarde ? » « M… moi ? » Je ne comprends pas pourquoi elle me regarderait moi. Si je n’ai aucun problème avec le fait d’observer les autres, j’aime assez peu quand on me regarde-moi. Je me sens presque percée à jour et ça me dérange. Ça me met même mal à l’aise. « T’en penserais quoi ? » « Que tu devrais m’aider. » Parce que je ne sais pas comment réagir. En général, c’est moi qui prends l’initiative et j’essuie rarement un refus. Bon, si mes proies sont des hommes, c’est plutôt facile, pour peu que je me mette à draguer un hétéro. Mais le truc, c’est qu’elle lève son verre vers nous et impossible de savoir à qui elle s’adresse. « Ce qui me rassure, c’est que c’est bien toi qui lui a tapé dans l’œil. » En fait, aucune de nous ne sait, mais je lui refile la patate chaude en ratant totalement mon lancé. Pour être tout à fait honnête je n’en n’ai aucune idée, et étant donné que nous sommes toutes les deux à côté, difficile de juger dans quelle direction va le regard de la jeune femme qui vient à nous rejoindre. « Vous vous demandez sûrement sur laquelle de vous deux j’ai jeté mon dévolu ? Et bien en fait… les deux. » Je lance un regard à Jules, à elle de gérer, moi, je n’en suis plus capable. « Vous êtes ensemble ou quelque-chose comme ça ? » C’est une belle brune, je dirais mexicaine ou quelque-chose dans le genre, avec un très joli sourire et des formes faites pour les magazines.

Non évidemment Thylo n’est pas du genre à trouver quelqu’un comme ça juste en un coup d’œil. Il faut qu’elle observe, qu’elle analyse l’attitude de cette personne. Elle ne laisse jamais parler son instinct et manque de spontanéité, sauf pour venir m’emmerder en pleine planque, là elle avait l’air à l’aise. Après tout je en sais pas combien de temps elle a mis à se décider. Je n’insiste pas, hochant simplement la tête pour me montrer compréhensive. Je le suis vraiment, j’apprends à la connaître et faire avec son tempérament particulier. A quoi je joue ? Est-ce que je suis plus ou moins en train d’en faire une amie ? Quoi qu’il en soit je me comporte comme tel, acceptant de faire une partie de fléchettes. Elle propose que nous parions mais quand je lui demande ce qu’elle a en tête la blonde est totalement prise de cours « Ah ouais c’était une publicité mensongère en fait. » je ris légèrement et hausse les épaules « On avisera à la fin de la partie. » L’enjeux et l’issue de la partie seront ainsi une surprise. Vu mon niveau je ne sais pas si j’ai bien fait de laisser le champ libre, j’aurais peut-être dû choisir quoi mettre en jeu, histoire de maitriser un peu plus les choses. Mais je joueuse donc je ne reviens pas sur ma décision et joue mon tour. Thylo m’informe que je suis la cible d’une jeune femme mais lorsque je regarde dans la direction de la concernée je trouve difficile de dire vers qui son attention se porte. L’opportunité est trop belle pour ne pas être saisie, je demande à la journaliste ce qu’elle ferait si l’inconnue était d’avantage intéressée par elle que par moi. Ça la perturbe plus que je ne l’aurais cru, elle avoue sans détour qu’elle solliciterait mon aide. J’échappe un rire franc « Je serais une parfaite Maitre Jedi, jeune padawan. » je n’ai pas la moindre idée de si elle connaît la référence, mais moi ça m’amuse, c’est l’essentiel. Le point positif c’est que la blonde a fait un score pourri et c’est à mon avantage.
Nouveau tour, je me concentre sur mon lancé mais suis interrompue par la dite inconnue qui nous a rejoint. Perspicace, elle a bien comprit que nous nous interrogions sur son intérêt. Le verdict tombe, c’est une égalité parfaite. Je vois dans le regard de Thylo qu’elle me laisse me charger de ça. J’affiche un sourire à l’intention de l’inconnue, je trouve un peu facile de jour sur deux tableaux, se donne t’elle l’illusion d’être sûre de ne pas rentrer seule ? Je peux au moins reconnaître son audace « Rien que ça… » lâché-je en soutenant son regard. Elle s’interroge sur notre statut, si l’on est ensemble. Sa question m’ouvre tout un panel de réponses différentes, il me reste juste à choisir le jeu auquel j’ai envie de jouer. D’habitude je me décide assez vite, là j’hésite étrangement. Ça serait l’occasion de mettre la journaliste à l’épreuve et voir comment elle s’en sort, même si se serait un peu vache de ma part ça peut-être drôle. J’ai juste à dire à l’inconnue que Thylo est libre et a besoin de distraction, que je suis juste là en back up. Mais au moment de lui répondre « Ouais. » quoi ? Je viens vraiment de dire ça ? « Quelque chose comme ça. » ajouté-je d’un ton entendu. Je ne sais pas moi-même à quoi je joue sur ce coup là. En fait je crois que j’ai juste envie de finir cette partie de fléchette tranquillement et aussi agréable soit-elle à regarder, cette jeune femme dégage un truc qui ne m’inspire pas. Elle hausse les épaules « Je me disais bien aussi… » elle se disait quoi ? Petit échange de regard faussement désolé et elle fait demi-tour. Je sens déjà la pluie de questions qui m’attend de la part de Miss Weirdo en chef alors j’anticipe tout en me remettant face à la cible, prête à lancer mes fléchettes « C’était pas mon genre. », ça pourrait être vrai si j’avais un genre.

Je n’ai aucune idée de la tournure que peut prendre cette soirée et je dirais que c’est bien une des rares expériences sans recul que je peux m’autoriser, du moins elle est la première depis très longtemps. J’ai toujours fais les choses en me fixant un but. Sinon quel intérêt ? Le plaisir me parait illusoire et contre-productif. Une perte de temps en somme et c’est tout ce qu’on nous a toujours enseigné.
Alors je tente de prendre un minimum de plaisir parce que c’est ce que cherche Jules au fond. Me faire passer un bon moment et me sortir de mon quotidien, de mes habitudes. Et c’est très louable de sa part. Elle me demande ce qu’on doit parier. Et je dois avouer être prise de court, ça n’était pas du tout prévu comme ça. « Ah ouais c’était une publicité mensongère en fait. » « Je comptais sur ton sens de la répartie. » « On avisera à la fin de la partie. » De nous deux, la plus créative, l’artiste, c’est elle, pas moi. Elle a cet esprit innovant et plein de ressources alors que je suis encore à vieille école. Imaginez ce que pourraient donner des investigations communes… elle a parfaitement conscience du monde qui l’entoure et la façon dont il fonctionne, sans se poser la moindre question ou presque. En tout cas, c’est le sentiment que ça donne.
Elle me demande ce que j’aurais pu faire si la fille en question était intéressée par moi, et non par elle comme je semble le penser. Grand moment de solitude… Et je lui demanderais son aide, sans aucun doute. « Je serais une parfaite Maitre Jedi, jeune padawan. » « Rappelle-moi une chose… ils sont patients les Jedi, pas vrai ? » Un trait d’humour, je crois que je commence à comprendre comment on joue à ce jeu-là.

La jeune femme a une audace sans pareille, je me rends compte que j’ai le sentiment d’avoir un peu de courage ce soir, et de dépasser mes propres limites, mais je n’atteindrais sans doute jamais les siennes, pas même la moitié ! Mon aplomb est dénué de tout volonté, il est spontané, voilà tout, alors que le sien m’a l’air tout à fait calculé et bien dosé en plus de ça. C’est une manœuvre assez surprenante, et impressionnante. Presque intimidante.
« Rien que ça… » Elles sont en train de se toiser, de se jauger et sans doute de juger de qui sera la plus à même d’avoir le dernier mot. C’est très intéressant à observer, un peu comme deux personnalités alpha qui se défient. La question est de savoir si nous sommes ensemble, ce à quoi Jules répond la première. « Ouais. Quelque chose comme ça. » J’hausse un sourcil en sa direction, vraiment ? Je pense que c’est une manœuvre pour l’éloigner, mais je n’en suis pas certaine. Le second degré et moi vous savez… Elle repart bredouille en se disant bien… elle se disait bien quoi ? Encore une fois j’ai l’impression d’avoir loupé un chapitre, de ne pas avoir eu tous les éléments, ça me perturbe et en même temps le fait qu’elle soit repartie sans nous en demander plus me rassure. Mais c’est sans doute l’attitude de Jules qui me perturbe le plus. « C’était pas mon genre. » Galvanisée par l’idée d’être à nouveau deux et non pas trois, je rétorque. « Encore faudrait-il que tu aies un genre. Tu es bisexuelle et parfaitement assumée. » Je le sens, c’est comme ça, je le lis en elle et je ne me pose pas plus de questions. « Mais tu n’as pas de genre. C’est justement ça ton genre. » C’est implicite, mais Jules ne se colle pas d’étiquette et elle déteste ça, elle déteste l’idée de devoir d’office appartenir à une case. Elle est trop libre pour ça. Je joue une nouvelle fois, et retrouve mon score un peu plus élevé, mais j’ai pris un sacré retard… Tant pis. « Donc si je n’avais pas été là, tu ne serais pas repartie avec cette fille qui n’attendait sans doute que ça… ? » Je cherche à comprendre, je m’interroge, c’est légitime que je sache. Nos bières sont vides, et je vais nous en chercher d’autre, une fois qu’elle eut répondu à ma question. « Excuse-moi de revenir là-dessus mais… elle a eu une drôle de réaction quand tu as dit que nous étions ensemble, ou quelque-chose comme ça. Ca doit signifier quoi ? » C’est rare que je pose des questions, si ce n’est en genre humain. Qui est pour moi un parfait mystère que je ne parviens à déchiffrer, et pourtant j’en ai percé à jour des questions fondamentales. Je dépose sa bière sur la table et m’interroge en observant autour de moi.

J’aime assez que Thylo se mette à l’humour, comprenant de mieux en mieux les codes subtils de cette pratique. Mais je suis également ravie de constater qu’elle ne manque pas de culture cinématographique, même si elle me tacle au passage sur ma patience. Pas le temps de répliquer, l’inconnue qui nous observait s’avance dans notre direction avec aplomb et tout aussi directement faire part de son intérêt pour chacune de nous deux. C’est beau cette audace, mais il y a dans la sienne un petit quelque chose de trop. Un surplus d’assurance peut-être ou une façon de ratisser large qui ne me plait pas vraiment. Je suis probablement moi-même trop confiante pour être attirée par une personnalité similaire à la mienne. Je ne me cherche pas d’excuses, juste des explications quant à mon envie de la voir s’éloigner. Je saisie l’opportunité offerte par l’inconnue elle-même, confirmant ses doutes sur un éventuel lien entre la blonde et moi. De quoi lui faire comprendre qu’elle arrive trop tard et qu’il n’y a pas de place pour elle au milieu de notre soirée. Que ce soit clair je ne protège pas réellement un quelconque “territoire“, c’est pour un aspect pratique, rien de plus. Pourtant à peine a t’elle tourné les talons que je me justifie, prétextant qu’elle n’était pas mon genre. Thylo n’est pas dupe, elle réagit instantanément me vendant une rapide analyse de ma personne « Hum… ouais si tu le dis. J’ai peut-être pas de genre, mais j’ai quand même des préférences, un feeling. » je hausse les épaules « Et là je le sentais pas. ». La partie reprend, la journaliste se ressaisissant ce qui profile une possible remontée de sa part. Visiblement pas encline à clore le sujet elle continue avec ses questions et mon regard se tourne en direction de mon verre vide. « Non. » probablement que je ne serai pas partie avec elle. Et à la fois je ne peux pas en être totalement sûre puisque les choses auraient été différentes… peut-être qu’un jeu se serait installé, qui sait ? Je ne me perds pas dans de telles explications, je crois qu’on est déjà sur le fil avec Thylo et je ne veux pas la précipité dans le vide de l’incompréhension.
Elle va nous chercher de nouvelles bières et j’en profite pour m’exercer à tirer quelques fléchettes dans l’espoir de faire revenir un peu de maitrise. C’est pas gagné et je n’ai que peu de temps. Nous trinquons à nouveau, à rien de spécial si ce n’est de passer une bonne soirée et je bois deux grosses gorgées de bière. Mon verre à peine reposé la blonde revint encore sur le même sujet. Putain ça la travaille ! Je plisse légèrement les yeux, réfléchissant à ce dont elle fait référence. Je percute assez vite « Oh. Bin elle était pas surprise. » typiquement le genre de réponse qui ne lui suffit pas, je le sais, j’enchaine alors en me tournant vers elle « Faut croire que tu te fonds tellement bien dans la masse qu’il ne semblerait pas invraisemblable que nous soyons là pour une sorte de rencard. » j’esquisse un sourire « On est pas si mal assorties. » je ris légèrement et me rapproche d’elle, joueuse « T’apprends vite ou alors je suis vraiment une maitre Jedi très douée. ».

Je ne peux que reconnaître que les réactions de Jules et de cette fille me sont inconnues, tout du moins quand je suis mêlée à la partie. Je n’ai pas l’habitude de me retrouver dans un échange à trois, c’est toujours deux par deux, c’était déjà le cas quand j’étais gamine, lors des auditions, ces petites séances psychologiques visant à assurer que j’avais compris une notion, ou pas, et qu’il m’était alors recommandé de recommencer, encore et encore, jusqu’à obtenir un gain. Un gain à partager avec le reste du groupe. Sous forme de progrès ou de quoi que ce soit qui puisse apporter quelque-chose à ma propre personne, dans le but de le retranscrire ensuite à l’Eglise. J’ai simplement été conditionné à faire quelque-chose pour en faire bénéficier la communauté, et là, je ne sais pas si j’aurais été d’une grande aide au trio. Si tel avait été le cas. « Hum… ouais si tu le dis. J’ai peut-être pas de genre, mais j’ai quand même des préférences, un feeling. Et là je le sentais pas. » « OK, tu le sentais pas. » Levant les mains au hauteur des épaules pour me dédouaner de toute nouvelle contradiction.
Nous poursuivons la partie et je me sens largement plus à l’aise, plus à même d’être performante, et concentrée, chose qui n’est pas aisée en règle générale. Je maîtrise certaines choses, mais celles que je ne maîtrise pas sont une sorte d’épreuve pour moi.

J’ai besoin d’expliciter tout ce que je viens de voir passer, et ça me demande un peu plus de temps et d’explications qu’à une personne normale. Je me sais socialement inadaptée, et un vrai diagnostique n’a jamais réellement été posé, l’Eglise était totalement contre toute forme de psychologie, je crois même que le diable des chrétiens, Satan, aurait pu trouver sa forme sous celle de la psychologie, au sein de la communauté dans laquelle j’ai grandis. Je sais simplement que tout n’est pas aussi évident pour moi que pour les autres, quand cela concerne un échange humain, ou une émotion à identifier. C’est tout. Mais je peux faire des progrès, j’en ai fait, des tas, au contact des suppressifs, qui forment le monde « extérieur », qui est le mien à présent, le monde normal.
« Oh. Bin elle était pas surprise. » Nos relations avec Jules sont encore fragiles, et je n’ose pas la bombarder de questions, pourtant j’en meurs d’envie. Mais comme pour répondre à ces questions silencieuses qui se bousculent dans ma tête, elle rajoute une couche d’explications supplémentaires. « Faut croire que tu te fonds tellement bien dans la masse qu’il ne semblerait pas invraisemblable que nous soyons là pour une sorte de rencard. » « Elle a cru que toi et moi on… OK. » Je crois que je commence à saisir l’idée. Pourtant, je ne suis pas exactement le genre de nanas que pourraient fréquenter Jules, au contraire. Elle perdrait patience au bout de deux jours. Encore faudrait-il qu’elle ait un genre. Et je ne sais pas si je me sens flattée ou pas, mais ça me confère un sentiment d’importance particulière. « On est pas si mal assorties. » « C’est que tu as dû faire un très bon choix pour les vêtements. » Pragmatique, c’est déplorable. Je sens déjà que je la dépasse par mes réflexions un peu trop terre à terre. « T’apprends vite ou alors je suis vraiment une maitre Jedi très douée. » Là je commence à comprendre que s’opère un jeu implicite. Vous voyez, je fais des progrès, et même si ça me demande une concentration extrême, je la suis. « Et j’aurais peut-être la prétention d’un jour dépasser le maître… Enfin pour le moment, je n’ai eu que le début de ma formation. » Je lève un sourcil, tentant d’être un peu moins binaire, et je comprends à sa réaction que je ne suis pas si mal foutue que ça dans ma démarche. Ça a l’air de fonctionner, et elle a surtout l’air de garder à l’esprit qu’il y a deux niveaux, ce que nous sommes réellement et le pseudo rôle que nous jouons là tout de suite.
« Si je gagne, j’ai le droit à quelques cours de perfectionnement ? »

Pour moi tout ça n’a rien d’inhabituel, cependant je peux comprendre qu’il en soit autrement pour Thylo. Elle n’est clairement pas dans son élément et ça n’a rien à voir avec une quelconque faiblesse d’esprit, juste à une éducation différente, je suppose. Plus je passe du temps en sa compagnie, plus les pistes s’éclairent la concernant. Je n’ai pas envie d’en faire un objet de curiosité, mais une part de moi ne peut s’en empêcher. Déroutée par ce qui vient de se passer avec cette inconnue venue nous aborder, la blonde a dû mal à passer sur le sujet. Elle a besoin d’analyser les choses, comprendre les détails de certains comportements et leurs finalités. Je lui explique simplement que la jeune femme n’a pas été surprise que je prétende que nous soyons ensemble, ça n’a rien d’invraisemblable et je mets en avant sa capacité à se fondre dans la masse. Visiblement elle connecte, comprend de quoi il s’agit. Toujours dans le pragmatisme, la journaliste attribue ce camouflage réussi au choix de sa tenue, je ne peux m’empêcher de rire. Je vante mes capacités d’enseignement, jouant un rôle un peu plus poussé sans être assurée qu’elle va le comprendre. Mais bonne surprise, Thylo joue le jeu à son tour prétendant vouloir dépasser le Maitre. « Oh, ambitieuse en plus de ça. » lâché-je, amusée. J’apprécie ses efforts, je sais que ça lui en demande et elle s’en sort très bien. Plus que ça, elle en rajoute même une couche, trouvant d’elle-même l’enjeu de notre partie de fléchette inachevée. Des cours de perfectionnement. Ça pourrait sembler être pleins de sous-entendus, mais venant d’elle je sais qu’il n’est question que de passer un peu plus de temps ensemble, comme cette soirée. Lâcher du leste, mettre de côté son quotidien durant quelques heures. « Deal. » lâché-je avant de prendre place pour tenter de défendre mon honneur, c’est mal barré…
Quelques bières et trois parties de fléchettes perdues plus tard, même si pour la dernière j’étais à un rien d’égaliser, nous quittons le bar. L’immersion dans le monde réel touche à sa fin, Thylo va pouvoir retrouver son antre, ses dossiers, ses infos. « Alors, ton verdict ? C’était totalement inutile et dénué de sens ou t’as quand même réussi à trouver un peu de plaisir dans ces activités ? » demandé-je, sincèrement curieuse de connaître son ressenti. « En plus tu viens de gagner des cours de perfectionnement. » déclaré-je sans trop savoir ce qu’il y a sous ce terme là. Je n’ai rien d’une prof, même si pour cette journée je me suis improvisée comme guide à la survie en société.

Moi qui pensais ne rien avoir à tirer de quelconque sortie frivole, je m’en trouve la première surprise. Finalement, s’amuser ça a du bon, mais j’ai peur d’avoir vite besoin de reprendre une dose. De me rassurer en retournant à mes activités premières, mon job, ma routine, qui me permettent de me cadrer un minimum. Tout ça me rassure et me permet d’être encore plus performante. J’ai ce besoin de faire toujours mieux, toujours plus, et toujours plus juste. Je me rends bien compte que ça n’est pas aider pour les autres, parce que Jules se trouve vite dépassée par ma façon de penser et j’ose deviner que ça peut l’agacer au plus haut point. Même si elle semble se faire à ma particularité et même à s’y habituer, trouver une raison à tout ça. « Oh, ambitieuse en plus de ça. » C’est un trait de ma personnalité que je n’ai jamais caché. Pour tout avouer, c’est même ce qui frappe le plus quand il s’agit de moi. J’ai de grandes ambitions, menées par mon enquête, et je dois avouer que c’est ce qui me rend le plus normale.
Je parie donc des cours de perfectionnement, dispensés par ses soins, en cas de victoire me concernant. « Deal. » Elle accepte et nous pouvons y retourner.

Il en faut au moins trois pour convenir de ma victoire pleine et entière. Et sans conteste, elle honorera son deal. Je crois sentir que Jules est quelqu’un d’assez droit concernant ses propres engagements, un peu moins avec la loi. Mais qu’importe, je ne suis pas flic, juste journaliste politique et ça me convient très bien comme ça. J’ai pensé intégrer la police, mais j’aurais alors eu les mains liées.
Nous quittons le bar, pour rejoindre le parking. Nous avons descendus quelques bières et Jules veut s’enquérir de ce que j’ai pu apprendre de cette soirée relâche. « Alors, ton verdict ? C’était totalement inutile et dénué de sens ou t’as quand même réussi à trouver un peu de plaisir dans ces activités ? » « Non, je me suis amusée. Mais ça n’était pas que plaisir, j’ai appris beaucoup de choses. » C’est indispensable pour moi et je crois que c’est un trait qui ne changera pas, même si les autres peuvent se modifier et se modeler à devenir un peu plus sociable, tout du moins adaptée au monde extérieur.
« En plus tu viens de gagner des cours de perfectionnement. » « Tu vois que j’y ai gagné quelque-chose. » Je considère que la soirée est un franc succès. Je ne sais pas si elle peut le considérer elle aussi ainsi mais quand je prends un peu de recul, oui, ça m’a sans doute aidé d’une certaine façon et n’était donc pas une perte de temps. Comme elle le dit si bien, je suis binaire, et ça me rassure… Je regarde l’heure, presque une heure du matin. « J’ai un rendez-vous. Je devrais y aller. » Avec un indic qui ne vit que la nuit, un genre de geek qui ne sort jamais mais qui révolutionne l’idée même de surveillance. Pour le joindre, il me faut rester alerte jusqu’au petit matin. Je ne peux pas louper l’occasion. « Mais si l’envie te dit de me rappeler que les sorties sont indispensable à… la vie sociale ? Alors tu sais où me joindre. » Je lui adresse un léger sourire et disparais dans ma propre voiture.

FIN