Retrouvailles inattendues - Einar & Aiden

« Envoie le banc de blancs Max, s’il te plait. »
Son ami fit glisser la bouteille vers lui, qu’il s’occupa de déboucher pour la vider dans la grande coupe qu’ils avaient réservée pour la champenoise. Alors qu’il se débattait avec les framboises congelées sous le rire discret de l’un ses hôtes, visiblement trop occupé à vider tranquillement sa bière pour venir lui prêter main forte, Einar se surprit à apprécier cela. Cette légèreté dans l’atmosphère, dans son esprit. Cette joie innocente et candide qui réchauffait sa poitrine. Cette normalité (qu’importe ce que cela pouvait vraiment signifier, ou ne pas signifier). Il se surprit savourer ces instants devenus trop rares, ceux qui lui échappaient depuis si longtemps qu’il ne se souvenait plus vraiment quand cela avait commencé –quand il avait arrêté de vivre pour ne plus qu’exister à travers les affaires qui s’empilaient sur son bureau.
C’était de la plus détestable ironie qu’il ne s’en rende compte que maintenant qu’il n’avait plus son badge.
Chassant l’amertume qui menaçait d’agripper son cœur et ternir son sourire discret, il se concentra plutôt sur les framboises qu’il déversa le plus doucement possible avant de les remuer avec une louche gracieusement tendue par Rick. Jetant un coup d’œil autour de l’îlot de la cuisine, il remarqua l’absence de Max, certainement reparti vers l’entrée (il avait cru entendre quelques coups sur la porte, vite avalés par le bruit de la musique) ou bien à nouveau parmi ses invités. L’autre homme se rapprocha sensiblement, observant avec intérêt le mélange alcoolisé qui pétillait doucement sous l’action de sa main.
«  Comment ça s’appelle, déjà ? s’enquit-il doucement, curieux.
-Une soupe champenoise.
-On sent beaucoup le champagne ? » poursuivit son hôte, le dégoût à peine voilé dans sa voix.
Un rire furtif éclata sur ses lèvres. Il connaissait bien la haine cordiale que son ami vouait à cette boisson Française, qui datait d’une bonne cuite carabinée l’ayant laissé avec la seule certitude qu’il ne pourrait certainement plus en avaler une goutte de sa vie.
« C’est pas vraiment du champagne, et non, on ne sent pas vraiment son goût, le rassura Einar, ses yeux relevé vers le visage dubitatif de l’autre homme. Allez, goûte, tu verras bien. »
Un verre lui fut tendu quelques secondes plus tard, et il s’essaya à la tâche complexe de ne pas perdre une goutte de cocktail dans la manœuvre, car le mélange de liquide et de framboise ne se montrait pas très docile avec un ustensile comme une simple louche sans bec verseur. Une moue froissée plus tard, Rick plongeait ses lèvres dedans, et patient, Einar observa son expression peu amène se teindre d’appréciation.
« Oh my. C’est bon, c’est vraiment bon. Allez, amène-moi ça dehors, ça va faire des ravages. Et mets-en un verre de côté pour Max, il va adorer. »
Ils échangèrent un sourire et une accolade fraternelle, avant que le policier ne s’exécute docilement, Rick demeurant quelques instants dans son sillage jusqu’à se faire accoster par un autre invité. L’air chaud de la Californie, même en ce début de soirée, lui parut lourd en comparaison avec le confort de la climatisation, mais traçant son chemin dans la pelouse jusqu’à la table dressée au milieu du jardin, le blond s’en accommoda peu à peu. La coupe rejoignit les petits fours et autres amuse-bouches apportés par les invités ou confectionnés par le couple d’hôtes ; il remplit deux verres qu’il mit de côté, avant d’en proposer un à l’inconnu qui semblait hésiter entre les mignardises salées ou sucrées. Malgré lui, les réflexes se mirent en marche instinctivement alors qu’il observait son interlocuteur entamer la conversation. Petite trentaine, un bon mètre quatre-vingt pour une carrure plutôt solide, brun, yeux bleus perçants. Voix agréablement grave et visage séduisant (bon, ça, c’était un peu en bonus…). Un ami du couple –comme ils l’étaient tous ici, en l’honneur de ce barbecue en comité plutôt réduit-, professeur de lettres à UCLA. Quelques sourires partagés, deux ou trois traits d’humour légers. Einar ne s’embarrassa pas à masquer son intérêt, parce que son interlocuteur ne le faisait pas non plus. Il n’avait rien à redouter ici, autant parce qu’il ne connaissait pas grand monde en dehors de leurs hôtes (rien que quelques connaissances lointaines), que parce qu’il savait les esprits ouverts. Et il savait se faire discret. Ne jamais trop en dévoiler pour les yeux extérieurs.
Après tout, ils n’étaient que deux hommes discutant ensemble, un verre de champenoise à la main.
Il ne s’attendait pas à ce qu’on agrippe soudainement son bras pour l’arracher à l’attraction des jolies prunelles de Seth (puisque c’était le nom du professeur), ni à ce que sa distraction soit cette femme qu’il connaissait un peu pour l’avoir plusieurs fois rencontrée lors de soirées précédentes. Il l’accueillie dans une accolade un peu surprise mais sincère, retrouvant la familiarité de son exubérance, le feu de son caractère enjoué. Shirley. Qui semblait également connaitre Seth, apparemment, alors qu’elle s’immisçait dans la conversation sans mal.
Et elle n’était pas venue seule, entrainant avec elle (bon gré, mal gré, c’était difficile à dire) un être qu’Einar n’avait pas vu depuis de nombreuses années. Il avait vieilli, mais n’en était devenu que plus attirant.
Aiden.
Surpris et un peu déstabilisé par cette apparition soudaine, dévisageant son ancien amant et rencontrant aussitôt son regard, il y eut comme un instant de flottement, où il sentit ses entrailles se contracter désagréablement, un mélange de contentement et de doutes assaillant sa poitrine. Puis il détourna les yeux vers la rousse qui semblait partie pour faire les présentations, lui offrant un sourire qui peina à atteindre ses yeux.
« Pas la peine de t’embêter Shir, on se connait déjà, admit-il d’un ton calme, offrant ensuite toute son attention au grand brun. Ça fait un bail, Aiden. »
Cacher son trouble derrière un sourire neutre et une attitude décontractée, ouverte. Facile, ou presque –parce qu’il ne savait pas vraiment à quoi s’attendre de la part de l’autre homme, qu’il avait quitté alors que ce dernier l’aimait encore.
Et dire que la soirée venait à peine de commencer…

Cela faisait des années.
Presque plus qu’il n’en pouvait compter sur ses doigts.
Des années qu’il ne l’avait pas vu. Et c’était étrange, étrange et troublant de se retrouver là, face à lui, dans un contexte aussi banal qu’une soirée organisée par de proches amis. Quelles étaient les chances, hein ? Quelles étaient les probabilités qu’ils aient tous deux une relation un peu privilégiée avec Max et Rick, sans jamais s’en être aperçus du temps où ils partageaient encore la vie de l’autre, sans jamais s’être croisés depuis leur rupture ? L’ironie de la situation suintait une saveur particulièrement amère.
Et au moment d’arrêt qu’eut Aiden, le visage comme figé dans une expression hésitant entre l’incompréhension douloureuse et la surprise, l’Islandais sut qu’il n’avait pas oublié. Que la violence de leur séparation ne s’était pas éteinte dans les eaux sombres de l’oubli. Que la situation troublait l’autre homme au moins autant que lui.
Le temps avait fait son office, et Einar avait tourné la page –cela faisait des années à présent. Aiden n’avait pas été qu’un amant de passage, un coup d’un soir ou plusieurs ; une histoire seulement basée sur l’appétit de la chair. Il y avait eu l’amitié paisible et l’attirance saisissante. L’attachement peu à peu tissé sur les fils du partage et du temps passé ensemble, sincère mais trop peu marqué. Des sentiments, d’une certaine façon. Mais qui jamais n’auraient pu prétendre à effleurer l’intensité de ce qu’éprouvait le pompier pour lui à l’époque. Et c’était finalement ce qui les avait éloignés. C’était ce qui les avait séparés, dans la brutalité ardente des sentiments sans réciprocité, sans écho pour les faire chanter.
Cela avait fait mal. Mais d’eux deux, Einar demeurait persuadé que c’était Aiden qui en avait le plus souffert, et cette culpabilité, même aujourd’hui, picorait encore timidement l’estomac du policier, vieille douleur fantôme qui avait fini par se calmer puis peu à peu s’endormir, s’oublier.
Néanmoins, cela faisait bien longtemps qu’il avait tourné la page.
Et c’était peut-être ce qui lui permit d’encaisser si bien la réflexion incompréhensible d’Aiden, de ne pas trop laisser paraître l’intense sentiment d’impuissance qui le saisit à la gorge.
Juste un froncement de sourcils, alors qu’il observait l’autre homme reprendre contenance avec difficulté, prétendre, mentir, en affirmant qu’Einar devait se tromper de personne.

« Peut-être, oui. » se contenta-t-il de répondre d’une voix comme assourdie, serrant la main tendue par réflexe.

Le geste avait quelque chose de froid, d’étranger.
Incapable de quitter le visage du pompier du regard, il ne pouvait se résoudre à cesser de détailler ses traits, le sourire qui peina à ourler ses lèvres, le malaise que ses mots maquillaient peut-être avec talent à une oreille qui ne le connaissait pas assez. Comme si cela allait l’aider à comprendre ce qui venait juste de se passer. Déstabilisé, des entrailles tordues par un sentiment amer et presque douloureux, il ne manqua pas les étincelles de soulagement qui détendirent les traits de son ancien amant lorsque la voix de Rick se fit entendre.
C’était une fuite, non ?
Et en dépit des multiples tentatives de l’Islandais pour tourner la situation encore et encore dans son esprit, la décortiquer à force de raisonnements, il ne parvenait pas à comprendre. Pourtant, il ne le retint pas, s’efforçant de replonger dans à la conversation qui s’amorçait de nouveau après ce court interlude. Même si cela continua de le travailler, alors qu’il ne pouvait empêcher ses yeux de venir régulièrement chercher la silhouette du pompier au cours de la soirée. Comme un bruit de fond, dans un coin de son esprit, dont il ne pouvait se débarrasser. Il continua de discuter avec Seth et Shirley pendant un moment ; ils accueillirent Max puis d’autres connaissances au fil de leur conversation. C’était agréable et rafraichissant, même s’il esquiva avec maitrise les questions qui le concernaient d’un peu trop près –dire qu’il était flic oui, mais avouer qu’il ne portait plus le badge, c’était une autre histoire.
Eventuellement, ses pas le guidèrent de nouveau à l’intérieur, sous les encouragements de Max et Shirley qui avaient décidément beaucoup apprécié la champenoise.
Il ne l’avait pas particulièrement recherchée, mais son opportunité de faire cesser les questions qui tournaient en boucle, comme vieux disque rayé, dans un coin de ses pensées, se présenta alors qu’il débouchait un autre blanc de blancs. Ses yeux agrippèrent soudainement la silhouette d’Aiden qui se faufilait entre les grandes baies vitrées.
Puis il eut la chance de capter son regard, espérant silencieusement que cela l’enjoigne à s’arrêter.
A cesser de l’ignorer.

« Aiden. » l’interpella-t-il d’une voix douce, mais ferme.

A quoi tu joues ?

« Tu peux peut-être leur faire croire que je te confonds avec quelqu’un d’autre, mais ça ne prend pas avec moi. » avança-t-il calmement, ses doigts se crispant autour de la bouteille d’alcool.

Il travaillait pour la police, mince.
Son œil était entrainé pour identifier et mémoriser les visages.
Comme s’il était possible qu’il oublie un jour un être qui était parvenu à s’immiscer jusque dans les ombres de son cœur.

« A moins que ce soit toi qui aies oublié ? »

Bien joué, V.
Pour peu, il se serait fichu une claque, parce que passer à l’offensive d’une manière aussi blessante, ce n’était clairement pas ce qu’il pensait faire en premier lieu –pire, cela risquait de braquer Aiden,  de le faire fuir.
Ou bien de le faire réagir.
Ce qui était précisément ce qu’Einar désirait.