Savant fou | Marshall Family

Se lever avec un vacarme pareil, ce n’était en rien agréable et ça donnait un bon coup au cœur qui s’était réjoui de rêver d’un élevage de pingouins en Alaska. Haniel ouvrit un œil larmoyant et passa une main sur son visage encore couvert de sommeil. Il se redressa et grogna douloureusement, massant doucement son genou dans un soupir de soulagement. Les bruits n’avaient toujours pas cessé et son regard chercha sa prothèse dans la pièce avec un mauvais pressentiment. Non. Sa main se glissa sous le lit et tâtonna dans le vide avant de frôler le métal froid de sa jambe artificielle, il s’en saisit et la mit en place.

Il enfila un jogging et un vieux t-shirt de l’armée pour rejoindre la pièce commune dans une grimace, mais qu’est-ce qu’elle foutait pour faire un boucan pareil ? Les voisins allaient bientôt devenir fous si elle ne mettait pas un terme à ses expériences à la maison. « Anaëlle ! Bordel qu’est-ce tu fous ! » Elle était penchée sur le plan de travail de la cuisine, ses cheveux étaient attachés et de lunettes de protection étaient posées sur le bout de son nez. « Bon sang ! T’es encore en train de fabriquer une mini fusée ? »

Il fit de grandes enjambées jusque dans la cuisine et une odeur acide attaqua ses narines, il fut pris d’une toux inattendue et recula, son coude contre son nez. Il cherchait la source de tout ceci, mais son cerveau encore quelque peu endormi refusa de fournir un tel effort. Haniel avait l’habitude des expériences de sa sœur, il avait été toujours là pour empêcher le pire, mais là elle faisait clairement fort.

Dormir ? À quoi ça pouvait bien servir ? Pas à grand-chose selon Anaëlle dont le cerveau fusait à mille à l’heure vingt-quatre heures sur vingt-quatre. En tout cas, c’était ce qui était en train de se passer en cet instant.
Elle regardait les plans devant elle, ajustant certains chiffres, certains calculs avant de les mettre en application Elle avait fait l’effort d’attendre assez longtemps pour que son frère ait pu profiter d’un temps de sommeil suffisamment long, sachant pertinemment que lui ne trouverait certainement pas ça suffisamment long. Elle avait complètement dégagée la table de la salle à manger et celle du salon, sans parler du plan de travail de la cuisine, des pièces diverses et variées traînant de façon parfaitement ordonnée. Ca faisait quelques temps maintenant qu’elle préparait tout ça, même si elle n’avait pas eu plus le temps que ça de s’y pencher.
Mais ce matin si, elle pouvait, elle ne consultait nulle part et elle avait tout le temps du monde devant elle.

Des lunettes de protection sur le nez, elle se mit au travail, montant un long tube de verre aligné d’un maillage de métal fin et surtout aimanté. C’était un premier test elle voulait voir aussi si simplement placer le métal à intervalle régulier marcherait aussi. À priori elle ne voyait pas de raison que ça ne soit pas le cas, mais on ne savait jamais. Elle disposa ensuite d’une capsule à l’intérieur du tube qu’elle scella, observant le petit vaisseau immobile flotter dans le tube. Sustension magnétique.
Maintenant il ne lui restait plus qu’à faire le vite et à lancer l’engin, et elle verrait bien ce que ça donnerait.
Elle appuya sur le bouton pour commencer à vider le tube qui allait d’un bout à l’autre de la pièce quand Haniel débarqua dans la pièce. Elle se tourna vers le jeune homme qui se plaignait déjà de si bon matin et leva les yeux au ciel.
« Pas une fusée, un hyperloop, et c’est juste en attendant que je termine de synthétiser le carburant pour la fusée que j’ai commencé sur le toit dans la nuit. » Et pour celle-là on ne pouvait pas lui reprocher de ne pas avoir été discrète.
« J’ai enfin un jour de congé, il fallait bien que je le mette à profit. » Quelque chose que son frère ne semblait pas vraiment comprendre. « D’ailleurs si tu veux, tu pourras mettre un message dans la fusée, des fois qu’il trouve son chemin vers des sources de vie extraterrestres et intelligente. »
Quelque chose de bien plus probable que ce que la plupart des gens pensaient, du moins si on en croyait les maths. Et Anaëlle croyait toujours les maths. Le fait qu’on ne soit pas tombé dessus ne changeait rien.
« Ceci dit, si tu veux je peux l’utiliser pour améliorer ta jambe. Je ne sais plus si tu aimes Iron Man ou pas… »

Il était à peine réveillé, ses sens étaient littéralement agressés par l’ensemble de l’environnement et sa sœur commençait déjà à l’embrouiller avec des explications qu’il ne comprenait pas. Mais le mot fusée lui suffit pour suivre le reste de la phrase, il passa ses mains sur son visage avant de les réfugier dans ses cheveux coupés courts. « SUR LE TOIT ?! » Mais elle était complètement tarée, en même temps il s’agissait de sa sœur il aurait dû être habitué avec le temps. Les derniers pingouins de ses rêves s’enfuirent sous la panique soudaine.

Il se laissa lourdement tomber dans le fauteuil encore vide de toutes affaires et claqua la paume de sa main contre son front dans un profond soupir. Comment allait-il expliquer ça aux propriétaires ? « On le met à profit en lisant des livres, en sortant, en faisant des petites expériences Ana, pas en faisant des fusées ! » Il se souvenait encore de la fois où il avait dû la choper par la taille pour la balancer sur son épaule pour éviter l’explosion de la maison familiale. A cette époque, Anaëlle avait déjà eu comme projet de créer une fusée dans le jardin, l’air de rien.

Il se massa les temps et eut le réflexe de ramener sa prothèse vers lui quand sa jambe fut abordée dans le sujet. « Non Ana. Tout sauf ma prothèse s’il te plaît. » Il s’agissait encore d’un sujet sensible pour le jeune homme, il venait à peine de s’habituer au nouveau modèle, il ne voulait pas se faire propulser au pur hasard dans la rue. « Tu peux arrêter deux minutes s’il te plaît ? »

Pourquoi Haniel semblait si surpris que la fusée soit construite sur le toit ? Ils avaient certes un petit balcon, mais c’était loin d’être assez stable pour supporter une poussée nécessaire pour envoyer quoi que ce soit dans l’espace. Bon, peut-être que l’immeuble non plus, mais à priori, en utilisant une rampe de lancement ce devrait mieux répartir la force et éviter un effondrement. Et puis elle n’était pas si grosse que ça, c’était plus un modèle réduit de fusée, sinon elle n’aurait aucun espoir que ça aille où que ce soit.
Et puis bon, il râlait pour rien, c’était une petite expérience, ils étaient d’accord là-dessus au moins.
Fort heureusement, la technique de la jambe marcha et il laissa tomber l’histoire de la fusée, ou encore de la construction qui se trouvait dans le salon et débordait jusqu’à la cuisine. Elle poussa tout de même un peu le vice pour le taquiner.
« Oh, allez, tu es sûr ? Tu pourrais aller partout dans le monde avec ça ! »
Finalement, il ne semblait plus rigoler et Anaëlle le remarqua – un peu tard peut-être – et rentra les mains dans ses poches comme une gamine qu’on engueulait quand son frère lui demanda de s’arrêter deux minutes. Elle s’approcha alors de lui et s’assit sur l’accoudoir du fauteuil, passant un bras autour de son épaule pour garder son équilibre et ne pas balancer du côté du vide. Ce n’était pas qu’elle n’avait pas dormi de la nuit, mais si, c’était exactement ça.
« Deux minutes. Mais bon, tu sais, le temps est relatif alors ça sera peut-être plus… » Elle lui ébouriffa des cheveux qui n’avaient pas besoin de l’être et se glissa un peu plus sur lui, commençant à tomber dans l’interstice entre l’accoudoir et lui. Elle savait qu’il y avait assez de place pour qu’ils rentrent les deux, même s’ils étaient un peu serrés. Entre le fait qu’elle était un bâton et qu’il n’avait pas de hanches, ça rentrait tout pile.
« Je t’ai réveillé ? »

Il aimait sa sœur, il n’y avait aucun doute là-dessus, c’était la seule perle rare qui méritait qu’il s’inquiétât des heures durant sur son état, mais parfois il était difficile de gérer son caractère têtu et il devait toujours se retenir de hausser le ton parce qu’il savait que c’était elle et qu’elle ne changerait pas. Et puis surtout sans cette tête brûlée, il n’aurait jamais adoré cette personne. Clairement, il se serait ennuyé tous les week-ends au lieu d’empêcher Anaëlle de tuer le chat des voisins en lui installant des propulseurs dessus ou encore de détruire la voiture des parents en installant un système de sièges éjectables. Et puis il n’aurait pas survécu à ses détracteurs. Une relation fraternelle était loin d’être paradisiaque, il y avait toujours des hauts et des bas qui forgeait et soudait le lien jusqu’à devenir vieux.

« J’ai dit non Ana, NAN. » continua-t-il toujours planqué dans son fauteuil où elle le rejoignit finalement. Il n’était pas fâché ou énervé, seulement dépassé par les évènements. Il attrapa sa main qui ébouriffait ses cheveux et captura sa sœur contre lui dans une étreinte un peu trop serrée. Il oubliait parfois la fragilité d’Anaëlle et se retenait donc de lui casser quelque chose. Il déposa un bref baiser contre sa tempe et la libéra pour ainsi mieux la regarder. « T’es vraiment trop perchée pour ce monde Ana. » Il secoua la tête mais un sourire finit par naître sur son visage. « Bien sûr que tu m’as réveillé, je faisais un rêve merveilleux où j’élevais des pingouins en Alaska, c’était génial il n’y avait aucune fusée. » Il lui donna un gentil coup de coude. « Tu sais on pourrait économiser pour t’acheter un atelier au lieu d’exploiter notre appartement, tu sais que la caution est à mon nom ? » Et avec sa retraite miséreuse de militaire, il avait un peu chaud aux fesses. « Pis je sais pas, tu pourrais aussi utiliser ton profil The Chart que je viens de te créer. »

Il venait de lâcher la bombe et était prêt à fuir s’il le fallait. Sa sœur n’allait sûrement pas comprendre sur le coup, mais un bref coup d’œil sur sa boîte mail suffirait. Elle allait le tuer clairement, mais ça en valait largement la peine.

Trop perchée, c’était une façon de le dire en effet, mais il n’était pas difficile d’imaginer que ce devait être le terme employé pour toute personne qui sortait du lot dans ses idées. À la condition bien sûr que les idées en question ne viennent blesser personne. Malheureusement Anaëlle ne pu continuer de le décoiffer. Elle s’y était attendue, mais elle était déçue quand même. Elle aimait bien faire ça, de la même façon qu’elle appréciait de caresser un chat : c’était doux et agréable au toucher, familier et rassurant. D’ailleurs en parlant de chat, l’animal de la fratrie vint renifler la pompe à air qui continuait de vider l’air du tube de son hyperloop miniature.
Elle regarda l’animal en écoutant le rêve de son frère. Un élevage de pingouin en Alaska… Il aurait pu choisir une autre destination, comme l’Ecosse par exemple. Ils auraient pu rentrer au pays comme ça, ça aurait été agréable. Des fois l’endroit manquait à la jeune femme, surtout qu’ils auraient pu s’installer quelque part sur les îles du Nord. Mais bon, l’Alaska c’était bien aussi.
« Génial sans fusée… ? » bougonna Anaëlle. Impossible. Rien n’était génial s’il n’y avait pas de véhicule susceptible d’exploser en plein vol.
Ceci dit, l’idée d’avoir un atelier n’était pas mauvais, mais Anaëlle n’ayant pas le permis, elle s’imaginait mal devoir faire des allé-retour à chaque fois. Peut-être qu’acheter une maison et y bâtir un atelier dans le fond serait mieux. La jeune femme économisait beaucoup avec le fait de vivre avec son frère – et d’ailleurs, c’était lui qui avait insisté pour signer, alors qu’Anaëlle aurait tout à fait pu le faire.
« On pou— » Elle s’interrompit lorsque son frère parla d’un profil The Chart. Elle fronça les sourcils. C’était quoi ce truc ? Ca lui disait quelque chose mais elle n’arrivait plus à le remettre, alors elle sortit son téléphone en reprenant ce qu’elle disait. « On pourrait, mais je n’ai pas envie de faire les trajets. »
Enfin son application de mails s’ouvrit et elle ouvrit de grands yeux ronds. C’était une application de dating ? Qu’est-ce que…
« Han… c’est quoi ce truc ? » Très calmement, son regard vint se planter sur le visage de son frère qui semblait prêt à fuir. « Tu n’as pas osé faire ça quand même… ? »
Si si, il avait osé, clairement. Anaëlle se leva alors pour se détacher de lui et attraper le premier truc qui lui tomba sous la main – la télécommande de l’hyperloop – et le balança à la figure de son frère. « Tu sais bien que je ne voulais pas ! Je n’ai pas envie de sortir avec qui que ce soit ET MA MAIN DROITE EST TRES BIEN ! » Elle lui lança autre chose, un coussin, puis une tasse – heureusement elle ne savait pas viser -, et quelque part dans toute cette agitation, quelque chose appuya sur le bouton et un bruit sourd plus tard, un trou venait d’être percé dans le mur de la cuisine directement vers l’appartement du voisin. Hm. Le système de ralentissement ne marchait pas apparemment. Oops ?

Haniel attendait qu’elle finisse par se rende compte de sa bêtise et fit mine de l’écouter en attendant, hochant la tête à l’évocation de l’atelier possiblement solution pour les inventions de sa sœur. « Si j’ai osé pourquoi ? » Il plongea son regard dans le sien et comprit rapidement qu’il était bon pour l’abattoir, il s’en était toujours douté de toute manière, mais si lui devait faire des efforts pour se trouver des amis pourquoi pas elle après tout ? Elle se leva et Haniel pensait échapper à une sanction physique mais une télécommande lui claqua violement la bise et il se protégea de son bras dans un rire. Il attrapa le coussin et cria de surprise en voyant la tasse voler dans sa direction mais fut heureux de l’entendre se briser plus loin.

Il continuait de rire. « Allez ! Je suis sûre que la compagnie féminine te manque ! » Il lui tira la langue avant de se figer en voyant le trou dans le mur. Il lâcha le coussin sur la surprise et se prit la tête dans les mains dans un rire nerveux. La tête du voisin glissa un coup d’œil dans leur direction et commença à brailler des insultes. Haniel se redressa rapidement et posa ses mains sur les épaules de sa sœur pour faire face au voisin. « Pardon excusez-nous, vous savez ce que c’est la nouvelle technologie hein, c’est incontrôlable. » Il attrapa sa sœur pour l’emmener un peu plus loin de l’accident.