Quand la cloche annonçant la fin du cours retentit, tu n’imites pas tes camarades qui s’empressent de ranger leurs affaires sans se soucier de savoir si leur phrase était même terminée. A peine le temps de cligner un instant que la moitié s’est déjà envolée et que ta meilleure amie te regarde avec insistance, t’intimant de t’activer à ton tour. Mais ce n’est pas dans tes plans.
« Vas-y, garde moi une place en français, je te rejoins. » Elle lève les yeux au ciel avec l’air de celle qui voit clair dans ton jeu. Tes joues rosissent un peu mais tu fais mine de ne pas comprendre ses insinuations. C’est avec une lenteur presque douloureuse que tu écris quelques mots sur ton papier, avant de replacer minutieusement les stylos dans ta trousse, et tes effets personnels dans le cartable en cuir qui te suit partout. L’amphithéâtre, jusqu’alors plein à craquer se vide de ses dernières âmes, et c’est ce moment que tu choisis pour te lever, finalement, et descendre les quelques marches qui te séparent du pupitre. Certains diraient que c’est beaucoup d’efforts pour t’assurer un échange de regards insignifiant, ton cœur manquant de s’évader de ta poitrine, d’autres que tu es ridicule, mais tu savoures chaque micro seconde de ce contact furtif avant de baisser la tête et de te diriger vers la porte, un sourire béat aux lèvres.
« Juliet ? » La voix du professeur qui prononce ton prénom et pas l’habituel
Miss Vaughn t’interpelle aussitôt. Tu fais volte-face, manquant de tomber à la renverse tant ton geste est rapide, en répondant :
« Oui ? » Tu crois ton visage impassible, mais il ne faut pas être un fin analyste pour y lire ton trouble inscrit en lettre d’or.
« Je cherche un chargé de TD pour le prochain semestre, pensez-y. » Tu es presque sûre de remarquer un clin d’œil ponctuant sa phrase, mais impossible de savoir si tes fantasmes n’ont pas en fait pris le pas sur la réalité.
« Merci, j’y réfléchirai. » Tu prends, définitivement cette fois-ci, la direction de ton cours de langue qui a déjà dû commencer. Il n’y a rien à considérer. La réponse est évidemment positive. Tu commencerais demain matin si tu pouvais, si ça voulait seulement dire passer quelques secondes de plus en sa présence toutes les semaines.
« Oui, double mastectomie. » Tu entrelaces tes doigts et poses tes mains jointes sur ton genou pour te donner un semblant de contenance. C’est un bon jour aujourd’hui. Tu es maquillée, apprêtée, tu maitrises la situation.
« Ma chérie, tu… » Toi qui te plies d’ordinaires aux moindres volontés de ton petit ami, tu surprends tout le monde en levant les yeux au ciel et haussant le ton.
« Oui enfin ! Je suis sûre ! Arrêtez de me poser mille fois la même question ! » Tu es malade, pas sénile, et tu n’as pas 6 ans non plus. Tu es capable de prendre une décision rationnelle, faisant partie des propositions que t’ont fait l’équipe médicale. Ce n’est pas une lubie qui t’es passé par la tête un beau jour au réveil. Tu as étudié les pour et les contre, longtemps, très longtemps. Tu as lu des pages et des pages sur la question. Des témoignages, des études, du texte à en vomir. Alors oui, tu es certaine.
« Enlevez les deux, je ne veux plus en entendre parler. » Tu ne veux pas te regarder dans la glace tous les matins et te demander quand ton corps te trahira pour la seconde fois. Quand tu devras traverser tout ça à nouveau. Parer tes cheveux d’un foulard de soie. Respirer de la menthe à longueur de journées pour ne pas céder à la nausée. Tu ne veux plus y penser.
« Le chirurgien plastique vous parlera de vos options le moment venu, dans ce cas. » « … Saline ou silicone. » Tu t’en veux d’avoir manqué une partie du speech du plasticien. Ton attention, ces derniers temps, ne tient qu’à un fil, et ce fil est plus léger qu’une barbe à papa. C’est dans un état second, à la fois présent dans la pièce mais si distant, que tu peines à te concentrer sur les deux petites poches qu’il vient poser sur la tablette de ton lit d’hôpital.
« hmpf ? » C’est avec détachement que ton index caresse leur surface quand tu comprends finalement de quoi il en retourne. Les implants, évidemment. Une voix au loin dit quelque chose, mais tu n’essaies même pas d’en imprimer les mots. Si c’est à toi qu’on parle, on finira bien par t’interpeler directement. Pour l’instant, tes sens sont obnubilés par les deux textures que tu n’oses même pas imaginer flotter au-dessus de ta cage thoracique. Elles sont si lisses, si artificielles, si… froides. Ce n’est pas à ça que ta peau, ta chair est censée ressembler. Par réflexe, ta paume gauche se pose sur ton sein, celui qui n’est pas encore atteint.
« Monsieur, vous pouvez aussi vous approcher, les toucher, exprimer votre res… » Cette fois-ci, tes oreilles te donnent l’alerte et tu tournes la tête à temps pour écouter Jack interrompre le médecin.
« Ah non ! C’est son corps, son choix. » Il ne te regarde pas. Personne ne te regarde à vrai dire. Ils sont à l’autre bout du lit, et tu es là, à des années lumières d’eux. Tu n’avais pas remarqué le film humide qui trouble ta vision ni le petit tremblement dans tes doigts qui serrent pourtant toujours le silicone. La voix parle plus bas cette fois, te donnant l’impression que c’est définitivement une conversation qui ne t’est pas destinée.
« Généralement c’est important pour les patientes. Ca les aide à se sentir épaulées et à avoir confiance dans leur décision. » Le reste de ce qu’il dit t’échappe, mais tu aperçois du coin de l’œil ton ancien professeur s’installer dans un fauteuil, les yeux rivés sur les lignes de sa main. Au fond de toi tu sais que tu devrais être fière de ses principes féministes et du respect qu’il a pour tes choix. Mais tu veux juste qu’il soutienne ton regard plus d’une seconde et qu’il te tienne la main. Ces mois partagés entre l’hôpital, les rendez-vous, et le repos interminable, ont vu défiler tant de personnes. Plus qu’il n’en faut pour toute la vie de l’introvertie que tu es. Et pourtant, tu n’as jamais été si seule.
« Tout semble bon pour moi Mrs Burton. Ravi de vous avoir rencontrée de ce côté de votre rémission. » Tu suis le médecin de sa salle d’examen à son bureau après avoir réajusté ta robe noire. Tu t’assieds dans le fauteuil, en traçant des cercles sur tes genoux avec les paumes de tes mains. Tu n’y peux rien, les docteurs te rendent terriblement nerveuse.
« Une dernière chose avant de vous libérer. Vous envisagez de fonder une famille ? » Tu esquisses un sourire timide.
« Mm… Peut-être, oui c’est une option. On y réfléchit avec mon mari. » Tu t’autorises à considérer cette option depuis peu, jugeant que 6 ans
cancer-free devraient t’autoriser à reprendre une vie normale.
« Très bien. N’hésitez pas à revenir me voir quand vous aurez pris une décision. Juste par curiosité : quelles mesures conservatrices aviez-vous prises avec votre équipe à New York ? » Tes sourcils se froncent. Tu ne comprends pas où il veut en venir.
« Je… Pardon ? Des mesures conservatrices ? » Le voir plonger à nouveau dans ton dossier, visiblement à la recherche de données précises ne te rassure pas du tout.
« Hm... » Il s’arrête sur une page que tu ne distingues pas et semble relire avec attention ce qu’il y est inscrit.
« Il y a un problème ? »Quelque part, tu es contente d’avoir été seule dans le cabinet. Tu as pu faire la californienne et conduire sans destination le long de la côte pacifique le temps de calmer la tempête dans ton crâne. Le temps aussi de préparer ce que tu allais dire à Jack. Les erreurs ou la précipitation des spécialistes à New-York. Les deux médicaments utilisés dans ton traitement de chimiothérapie qui, combinés, ne font pas bon ménage chez les femmes en âge de procréer. Ces règles qui n’en étaient probablement pas. Et ces conclusions qu’on ne pourra tirer qu’après une batterie de tests. Pourtant, tu n’étais pas préparée pour ce qui t’attendait, pour la sentence qui est tombée comme un couperet de glace. Un regard faussement compatissant et une bouche qui marmonne :
« De toute façon, on ne voulait pas vraiment d’enfants. »C’est pile à l’heure prévue que tu pousses la porte de votre restaurant fétiche pour retrouver tes meilleures amies à déjeuner. Avec toi il n’y a pas de juste milieu, tu es soit extrêmement ponctuelle, soit totalement déconnectée de la réalité. Quand tu te laisses prendre au piège par un bouquin, ou même une discussion, tu peux arriver des heures après la bataille sans ciller. Tu t’installes machinalement à la même table que d’habitude et ne prends pas la peine d’explorer le menu tant tu le connais par cœur. La conversation entre vous trois va bon train, et vous arrivez presque au bout de vos plats quand tu abordes le sujet qui te brûle la langue depuis un moment.
« J’ai besoin que vous me raisonniez. Je suis peut-être en train de faire une grosse bêtise. » Ton index et ton majeur caressent ta lèvre intérieure sans que tu ne t’en aperçoive, un signe évident de ta nervosité pour quiconque a appris à te connaître.
« Pitié ne te teins pas en brune, je ne pourrai pas rivaliser. » Tu ris de bon cœur avec elles avant de reprendre ton sérieux et d’annoncer.
« Je veux ouvrir une collection parallèle chez Capulet… » Tu arrêtes ta phrase ici, incapable d’aller plus loin. On pourrait croire que tu ménages l’effet dramatique, mais tu appréhendes réellement leurs réactions.
« Ca ne semble pas délirant... Tu es éditrice Jules, je te rappelle. » A demi-mot, elle t’encourage à continuer. Tu finis par débiter en un souffle, comme si les mots ne formaient qu’une syllabe, les yeux fermés :
« Unecollectionérotique. » A en juger par deux visages interloqués, elles ne l’avaient pas vu venir. Tu ne peux pas leur en vouloir, qui aurait pu seulement l’imaginer ? Toi, la prude en col Claudine qui transpire à la seule idée de parler de sexualité, décidant d’éditer des romans érotiques ?
« Dooonc… J’en conclus que Jack n’a pas repris du poil de la bête ? » Tu manques de d’étouffer avec ton verre d’eau en entendant les mots de Leona.
« Quoi ? Que… ? » Le rose te monte aux joues et la chaleur aux oreilles. Ton amie, elle, est hilare et très satisfaite.
« Je te l’ai déjà dit. Tu parles trop quand t’es bourrée. » Tu essayes de te défendre, tant bien que mal, en torturant tes mains, mais manques cruellement d’éloquence.
« C’est… ça n’a rien à voir. » Écarlate, tu finis par abandonner, et t’emballer, parlant un peu plus vite et un peu plus fort qu’à ton habitude.
« Oh, et puis vous savez quoi ? Si. Si, ça a tout à voir. J’ai pas envie de regarder du porno dégueulasse sur un écran. C’est trop demander que de vouloir une histoire palpitante à tout point de vue ? » Ton malaise doit être évident puisque Beth pose sa main sur la tienne avant de te conforter :
« C’est une très bonne idée. » Tu te retournes vers la pianiste, cherchant son aval du regard. D’un signe de tête, elle semble acquiescer avant de te demander :
« T’as avancé, ou c’est juste un projet ? » Retrouvant un semblant d’assurance, tu avoues partagée entre l’embarras et la fierté :
« J’ai déjà déposé le nom. » « Je peux vous offrir un verre ? » Tu lèves tes prunelles de givre, jusqu’alors rivées sur ton téléphone. Un sourire étincelant te fait face et tu ne peux t’empêcher de lui répondre. Un sourcil arqué et l’air amusé, tu l’interroges :
« Vous savez que la soirée est open-bar ? » Le visage ne se démonte pas et semble, au contraire, gagner en aplomb.
« Raison de plus ! » D’un geste de la main, agrémenté d’un clin d’œil, un second verre t’est commandé et arrive aussi sec devant le tien, encore à moitié plein.
« A quoi bon venir dans ces soirées guindées, pour écouter des discours chiants à mourir, si on doit en plus payer pour son alcool ? » Tu ris bien volontiers, laissant une petite partie de ton stress s’échapper par la même occasion.
Tu discutes un temps avec la voix suave, bien meilleure compagnie que les textos de Jack qui n’arrivent pas et ta prose vantant les mérites de la rentrée littéraire. Il y avait longtemps que tu n’avais pas rencontré quelqu’un de manière aussi naturelle, sans arrière-pensée, sans contexte ni intérêt, sans l’intervention de quiconque. Rattrapée par l’heure qui tourne et s’approche de l’instant fatidique, tu avales cul sec le fond de ton troisième chardonnay avant de se lever habilement sur tes impressionnants talons aiguilles.
« Vous me quittez déjà ? » La moue qui te dévisage est faussement déçue, mais elle ne semble pas déterminée à te retenir.
« Un discours chiant à mourir à prononcer. » L’effet que tu as sur une mine déconfite mais pourtant hilare t’amuse alors que tu t’éclipses vers le podium en sortant une feuille blanche de ta pochette.
« J’ai été fidèle à ma réputation ? Soporifique ? » Tes mains ont arrêté de trembler, ta respiration a repris un rythme normal, et tu es surprise de voir que ton inconscient a esquivé tes auteurs fétiches et autres employés pour retrouver le chemin du bar.
« Je ne saurais pas vous dire… Je n’ai pas écouté. » Un vent de confusion te gagne. Tu étais pourtant sûre d’avoir remarqué son attention, braquée sur toi pendant tout ton speech. Un souffle incohérent répond aussitôt à tes interrogations.
« … une bien trop grande distraction. ! » Des iris sombres quittent les tiennes pour s’attarder sur tes lèvres. Face à ton palpitant qui s’emballe, tu tournes les talons en chuchotant un confus :
« Je suis désolée. Je reviens. » Tu t’enfuis vers un couloir estampillé
« Privé » pour reprendre tes esprits. Rapidement, des pas précipités rejoignent les tiens. La silhouette te dépasse et saisit ton bras. Une bouche passionnée capture la tienne. Tu te laisses embrasser un instant avant de te dégager de l’étreinte.
« Je…j… vous cherchez un job ? » Les yeux qui te dévorent semblent te crier que tu te trompes du tout au tout. C’est à ton cou d’être pris d’assaut, te dérobant un gémissement étouffé. Encore une fois, tu repousses les bras qui te serrent, avec moins de volonté qu’avant.
« Vous avez la moindre idée de l’âge que j’ai ? » La contradiction est exprimée à voix haute, balayant tes doutes et tes hésitations.
« Je m’en fous. » Alors que des mains descendent dangereusement le long de ta colonne vertébrale et des courbes de tes hanches, tu te retrouves à court d’arguments.
« Mais… Pourquoi ? Je… » Jugeant que le moyen le plus efficace de te faire taire est encore d’immobiliser tes lèvres, un murmure t’interrompt.
« Chuuut ! » Et alors que cet adultère, protagoniste de tant de livres que tu publies et auquel tu t’étais juré de ne jamais céder, frappe à ta porte, tu lui ouvres de bon gré sans te retourner, oubliant l’alliance qui s’accroche dans une mèche de cheveux.