de mes souliers blessés, un pied près de mon cœur (mehdi)

L’un des bienfaits de l’argent durement acquis était qu’on le dépensait d’autant plus joyeusement ; les fruits du travail, Moiz en était venu à les déguster par l’achat compulsif de vêtements. Il avait vendu l’une de ses toiles dans la rue à une de celles dont le visage lui était devenu familier ; autour d’un café, dans une immense cuisine typique de l’Amérique, ils avaient échangé, d’abord de bienveillantes paroles, puis des billets. Le tableau était rudement beau, après tout ; un mélange de rouge velours et de nuances d’or qui venaient se mêler les unes aux autres, créant des vagues ambrées qui se jetaient contre les rochers sanguins. Une pure merveille ; le jeune marocain en avait été particulièrement fier, et il n’était pas si étonnant qu’il fut vite troqué contre une jolie liasse dont les nuances égayaient encore plus sa vie.

Le zénith tapait fort lorsqu’il sortit du café ; une habitude. A chaque billet obtenu, il venait prendre ici un diabolo melon, une de ces saveurs originales dont il ne pouvait se passer ; quelques mètres plus loin, des groupes de jeunes californiens se pressaient, échangeant des cris de joie dont il ne discernait aucune syllabe. Par curiosité, il les suivit ; il fit vite face à une devanture basique, accompagné de vingt adolescents et de quelques jeunes adultes ; Moiz parvint à entendre quelques mots, qui lui firent comprendre qu’il y avait là une vente flash de baskets rares, pour pas très cher. Les portes s’ouvrirent, le petit groupe s’infiltra dans l’établissement ; c’était là des pyramides de sneakers, avec des prix, il était vrai, plutôt ridicules ; absorbé dans sa contemplation -les chaussures étaient de ses pêchés mignons, elles s’entassaient dans son minuscule studio, au milieu des autres étoffes précieuses- il vint à heurter de plein fouet un autre client. Des étoiles plein les yeux, comme un gamin, il s’excusa doucement, l’air béat, le regard rêveur.

Mehdi avait reçu une éducation ô combien stricte mais il ne s'en plaignait pas une seule seconde ! Bien au contraire, le jeune Algérien pouvait dire merci à ses parents et surtout à sa mère pour avoir fait de lui le jeune homme qu'il était aujourd'hui.... En plein mois d'Aout, Messaoudi venait tout juste de décrocher son premier job d'été et il n'était pas peu fière.... Le travail tenait en effet une place très importante dans la religion musulmane alors hors de question de passer sa vie sur les plages contrairement à bon nombre de jeunes de son âge.. L'argent qu'il allait pouvoir dépenser serait l'argent qu'il aurait lui même gagné et au final la satisfaction n'était pas du tout la même.... Elle était bien meilleure.... Et puis avec son père qui avait perdu son travail les Messaoudi étaient parfois obligés de se serrer un peu le ceinture alors Mehdi partait principe qu'il pouvait lui aussi participer aux frais courants tout en se faisant plaisir....

Il bossait en tant que maitre nageur dans une des nombreuses piscines de Los Angeles ! Ce n'était pas non plus le métier le plus fou au monde mais ca lui plaisait bien... Il était dehors, profitait du soleil.... Il y avait largement pire...... Et avec l'argent gagné cette première semaine, Messaoudi allait pouvoir se faire un petite cadeau... Son choix s'était porté sur un nouveau magasins de sneakers proposant des modèles originaux à des prix on ne peut plus bas.... Faut dire que les baskets c'était un peu son péché mignon... Il en possédait déjà plus d'une cinquantaine...

C'est en voulant prendre une des nombreuses boites qui se trouvaient devant ses yeux qu'un autre client le bouscula... Non, Mehdi n'allait pas s'énerver pour si peu... Bien qu'il puisse être sanguin dans certaines situation là ça ne servait à rien... ''Toi aussi t'es branché Stan Smith ?'' Autant faire connaissance non ?

Du coin de l’oeil, Moiz resta silencieux quelques secondes, détaillant celui qui venait d’entamer la conversation. Le physique entretenu, les baskets soignées, c’était évidemment un addict de ce genre de dépenses ; quelqu’un qui accordait du temps à son apparence, sans doute. Le jeune marocain reprit vite le contrôle de ses pensées, cessant sa contemplation, pour tendre une main amicale à l’autre. « Je suis pas trop branché tennis, je t’avoue… Toujours eu du mal avec les raquettes. » Face au regard surpris de son interlocuteur, Moiz secoua sa tête, comprenant la bourde qu’il venait de faire. Riant doucement de son erreur, il se ravisa, s’excusant faiblement. « En toute honnêteté, j’ai toujours eu du mal à retenir le nom des modèles… J’ai vu une paire de très belles Vans, dans un coin. » Toujours cette flegme, cette douceur dans la voix ; il incarnait la bienveillance, elle transpirait de chaque parcelle de sa peau, de chaque son sortant de sa bouche. Ses yeux vinrent farfouiller dans les articles aux alentours, cherchant ces syllabes… Stan Smith, comme le tennisman, évidemment.

Il trouva rapidement les baskets blanches à l’arrière vert, qui étaient ici déclinées dans de nombreuses autres couleurs ; une d’entre elles lui tapa droit dans l’oeil. D’un bleu nuit somptueux avec l’arrière blanc pur, il fut instantanément sous le charme ; tactile, Moiz posa une main ferme sur l’épaule du jeune homme qui lui parlait, durant plusieurs secondes, se penchant pour récupérer la boîte. « Celles-là seront parfaites. » Un grand sourire, radieux, ouvrant la boîte pour vérifier si elles étaient aussi belles de près que ce qu’il avait pu voir. Conquis, son sourire s’agrandit encore. « Au fait. Je m’appelle Moiz, et toi tu es ? » Curiosité pure ou simple désir d’avoir un compagnon pour cette journée, toujours est-il que le jeune marocain était persuadé qu’ils s’entendraient bien ; intuition fortuite, peut-être, mais il y croyait.

Des baskets ? Mehdi plusieurs dizaines voir même une petite centaine ! C'était selon lui l'accessoire de mode par excellence ! Celui qui permettait de finaliser et de sublimer n'importe quelle tenue... Même avec un costume une jolie paire de sneakers blanche pouvait convenir.... Il suffisait juste de bien savoir coordonner le tout....  Dans son modeste appartement, ce qui à la base devait servir de garde manger avec les boites de conserves avait été transformé en dressing à chaussures.... Et puis merde, il y avait plus grave comme addiction non ? Il était préférable d'etre accro à ça plutôt qu'à l'alcool voir à la drogue...

La réponse de l'inconnu face à sa tentative d’approche l'amusa plus qu'autre chose....  Ce n'était pas ce qu'il y avait de plus commun comme réponses et c'est justement ça qui était intéressant....  Bien évidemment il avait fait le lien avec le sportif professionnel mais toujours est-il que c'était amusant... De premier abord, l'inconnu semblait sympathique... ''Une paire de Vans ? Je dois avouer que depuis quelques temps ils en font des sympas.'' Ce n'était pas sa marque fétiche préférant de très loin celle aux trois bandes mais Messaoudi en possédait quand même quel qu’unes.

''Classe ! J'avoue ! Je valide !'' En soit, l'inconnu se fichait probablement de son avis mais c'était histoire de poursuivre ce début de conversation.

''Mehdi'' dit-il en tendant sa main histoire de faire les présentations en bonne et due forme. Mine de rien et même s'il détestait réfléchir comme ça le fait que cet inconnu prénommé Moiz soit lui aussi arabe pesait dans la balance.... ''Si ça te branche, je sais qu'au centre commercial d'Olvera Street ils font des reducs sur pas mal de produits avant les travaux...'' Un moyen comme un autre de tenter de poursuivre cette journée à deux ! Messaoudi n'étant jamais contre le fait de se faire de nouveaux potes.

Moiz avait esquissé un fin sourire sur son visage figé par la douceur en entendant le prénom de l’autre ; Mehdi, celui qui est éclairé par Allah. De jolies sonorités pour un visage qui ne le laissait pas vraiment indifférent. « Avec plaisir. Je passe juste à la caisse et on y va. » Ce ‘‘on’' là tintait bizarrement dans sa bouche, sans qu’il parvienne à se l’expliquer. Deux billets et un joli sac en papier plus tard, ils émergeaient de la boutique, se dirigeant vers le centre commercial ; à pied, évidemment, jusqu’aux vélos que Moiz adorait emprunter. Pas d’empreinte carbone, pas de dégâts sur leur si belle planète ; il n’y avait pas de petites économies, c’était sa philosophie à lui.

Sur le chemin, il tenta d’engager la conversation plusieurs fois, sans vraiment y arriver ; c’était étrange mais il avait un peu peur d’être mal jugé, de faire fuir Mehdi. Il y avait une énergie folle qui se dégageait de lui, à la fois très lumineuse, montrant sa bienveillance profonde, mais quelque chose d’un peu plus sombre, comme s’il était un petit peu cassé ; se perdant dans ses pensées, Moiz remit les pieds sur terre en heurtant un pot de fleurs. « Mince. » Un sourire qui se transforma en fou rire partagé ; c’était un miracle que la vie avait provoqué.

Arrivés aux vélos, ils les enfourchèrent, se préparant à pédaler, lorsque Moiz, passant devant lui, le provoqua à la course, dans une invective de sa langue maternelle, l’arabe. C’était agréable d’à nouveau prononcer quelques mots dans ce langage qu’il aimait tant mais pratiquait de moins en moins ; dominant la course pendant de nombreuses minutes, comme si Mehdi ne voulait pas vraiment jouer, il baissa la garde ; se faisant soudainement doubler, il accéléra à nouveau, restant vigilant à la circulation autour d’eux, alors que les baies vitrées sur Olvera Street commençaient à apparaître.

Le contact se voulait dès plus simple ce qui le rendait on ne peut plus agréable ! Pourquoi soulever un tel point ? Parce que plus on avancait dans le temps et plus la société faisait preuve d'individualisme alors pour un jeune homme comme Mehdi qui ne demandait qu'à rencontrer de nouvelles personnes c'était important....

Bien évidemment dans un tel contexte il s'avérait compliqué d'engager une conversation dites ''sérieuse'' ce qui expliquait pourquoi des banalitées avaient été échangé sur le chemin entre le ''sneakers stores'' et le centre commercial.... En soit un comportement dès plus normal, Messaoudi ne se voyant pas une seule seconde aborder des sujets personnels alors qu'ils ne se connaissaient pas du tout... Chaque chose en son temps !Pas besoin de précipiter les choses et de bruler les étapes...

Pot de fleur renversé, rires échangés, le feeling continuait de s'installer malgré plusieurs silences... Laissant tomber la marche pour une balade en vélo afin d'atteindre leur point de chute, une petite course vint animer la fin du trajet où la dualité fit volte face jusqu'à la dernière minute.... Comme quoi avec ce semi-inconnu il n'y a pas besoin de grand chose pour passer un bon moment.... ''Je crois que t'as gagné....'' Mais là n'était pas le plus important... Les deux garçons n'étaient pas là pour faire la course... Pas Mehdi en tout cas... ''Ca me fait du bien de pas me prendre la tête pour une fois..'' Le jeune algérien se surprenait même à faire preuve d'une certaine timidité... ''… de faire les choses simplement...'' ajouta t'il avant de descendre du vélo.

Moiz se sentait juste bien, là, maintenant, sous le soleil californien, les yeux perdus dans les expressions qui l’étaient d’autant plus de Mehdi. Il y avait une entente franchement agréable entre eux deux, et la course avait joué à accélérer un peu les choses, sans doute, les aidant à dépasser la faible gène qu’aurait pu leur inspirer la situation. “Je crois bien que tu as surtout perdu.” Un grand sourire, un rire cordial, alors qu’il s’appuyait sur son épaule pour descendre du vélo ; un contact direct encore une fois, qui était dans les habitudes du marocain. A ses yeux, ça n’avait rien de déconcertant ; c’était juste de la chair humaine qui allait et venait, s’autorisant parfois une entraide sympathique. Aucune pensée sur la chaleur des épaules du Messaoudi ; Moiz n’avait jamais goûté à ce pêché-là, et l’envie n’était même pas au rendez-vous (il était de ceux qui aimaient faire les choses biens, croyaient encore à une flèche de Cupidon).

Un autre sourire franc vint s’inscrire sur les lèvres d’Antar, face aux remarques de son “ami” -quel qualificatif pourrait réellement être le bon ?- ; ça lui faisait chaud au coeur, ces mots que Mehdi lui jetait d’un seul coup. “Je me sens bien aussi. C’est cool de t’avoir croisé. Vraiment cool.” Posant son vélo dans l’une des stations de récupération, il esquissa quelques pas vers le centre commercial, de l’autre côté de la route. “Prêt pour une nouvelle aventure ?” Grand sourire sincère de bonté, une armure d'enthousiasme. “Le premier qui trouve une paire de Stan Smith noires et blanches a gagné la partie.”

''Perdre ? Ce mot ne fait pas partit de mon vocabulaire.'' Bien évidemment Mehdi usait une nouvelle fois de la plaisanterie, ce n'était pas un mauvais perdant mais c'était bien plus drôle de laisser penser le contraire.... Ce n'était pas très original mais pour lui l'important était de participer... Il n'avait pas cet esprit de gagne et encore moins ce besoin d'écraser les autres.... Ca ne l'intéressait pas.... Sous ses airs de bad boy qu'il adorait se donner, Messaoudi restait un bon gars !

Il ne prêtait pas non plus attention aux différents contacts qu'il y avait entre lui et Moiz... Pour l'instant, il n'y avait pas le moindre geste ambiguë et même s'ils ne se connaissaient que depuis quelques minutes il n'y avait pas de mal à se toucher l'épaule et ainsi de suite... Toujours est-il que ce contact était agréable.... On ressentait toujours un petit quelque chose lorsqu'une personne nous touchait que ce soit un geste amicale donné pour un ami ou un geste plus tendre comme peut donner une maman a son enfant.... ''Cool si c'est réciproque.'' Mine de rien chez les musulmans il y avait une certaine pudeur vis à vis des divers sentiments qui existaient encore plus chez les hommes...

''Quand tu veux... Je sens que je vais te mettre minable ce coup-si....'' La course à la basket était donc lancée... Parcourant les diverses allées, Mehdi eu la chance de trouver le précieux sésame très rapidement... Le jeune homme ne manqua d'aller crier victoire auprès de son ''compagnon'' de galère. ''Qu'est-ce que je t'avais dit ?! Aller viens, je te paye une glace histoire que tu déprimes pas trop.'' Oui, il n'avait toujours pas envie de mettre un terme à cette rencontre.

Antar souriait bêtement face au faux esprit de vainqueur de celui qui lui faisait face ; il se dégageait de ce Mehdi une bonté incroyable, mêlée à une énergie très pure, très douce, très calme. Il avait évidemment déjà entendu dire qu'il fallait se méfier de l'eau qui dort, et tout un tas d'autres dictons qui convergeaient dans ce sens-là ; mais il préférait ignorer ces pensées et se fier à cette première impression. "Je suis sûr que tu auras l'occasion de me battre à d'autres moments de la journée." Aucune arrière-pensée, juste cette phrase lancée un peu dans le vent pour lui montrer que lui non plus n'accordait pas d'importance à cet esprit de compétition.

Quand Mehdi avait exprimé la réciprocité du plaisir de s'être rencontrés, Moiz avait mis toute la chaleur du monde dans son sourire ; il savait combien c'était dur pour certains d'exprimer leurs ressentis, et ça lui était très agréable de confronter quelqu'un qui partageait le même sentiment que lui ; et en plus, l'exprimait.

La course fut donc lancée ; arpentant les allées comme un loup guettant une proie, les doigts dans les airs, comme un chef d'orchestre, pour analyser plus rapidement tous les modèles qui lui faisaient face, et soudainement, une expression de joie dans son dos. Un peu dépité d'avoir perdu, mais reprenant son éternel sourire bien rapidement, Moiz lança une tape dans la main de Mehdi pour le féliciter. "Chapeau. Très fort." Grand sourire, les dents dehors. "Je m'incline sur ce coup-là." Et le visage d'autant plus réjoui face à la proposition d'une glace. "Allez, va pour une glace." Les pas qui venaient à nouveau se heurter sur une même partition alors qu'ils marchaient silencieusement vers le marchand de glaces, à quelques dizaines de mètre et un étage de là. Dans l'escalator, Moiz constatait ce silence persistant, mais sans aucune gêne. D'une voix neutre, il prit la parole. "Il y a 1-1, du coup. Qu'est-ce qu'on fait pour la prochaine manche ?"

Ça lui faisait vraiment du bien de penser à autre chose et de s'évader avec cet inconnu. Ce qui était plaisant c'est que son acolyte semblait s'amuser tout autant que lui... Cette fausse compétition servait juste à en apprendre un peu plus sur l'un et l'autre mais on soit les deux garçons s'en fichaient de perdre ou de gagner.... Il n'y avait rien de malsain et encore une fois c'était appréciable.... La société devenait tellement mauvaises de nos jours qu'il était nécessaire de souligner le fait de côtoyer des ''bonnes'' personnes. Certes, ce n'était pas très malin de se faire un avis aussi rapidement mais les premières impressions sont souvent les bonnes... A ce qu'il parrait...

''Mais j'y comptes bien.'' dit-il en souriant.

La compétition ayant prit sa retraite, Messaoudi venait de proposer de lui donner une conclusion à l'aide d'un petit plaisir sucré... Après avoir passé commande, ils se posèrent un peu à l’écart sur une des tables situé prêt du marchand de glace.... Mehdi avait opté pour mangue, fruits de la passion et son acolyte avait joué la carte du classique avec le traditionnel vanille, chocolat.

Messaoudi n'avait pas oublié la question posée dans l'escalator ''Pour répondre à ce que tu demandais de toute à l'heure, je sais pas trop.... On a déjà assez fait de sport pour aujourd'hui....'' dit-il en éclatant de rire. Non, Mehdi n'était pas spécialement mais disons que ce n'était pas non plus le jeune homme le plus courageux au monde. ''Faudrait qu'on trouve une autre idée.... '' Reste à savoir laquelle serait suffisamment originale pour continuer dans la lancée de cette belle journée. ''Je sais qu'ici on peut accéder au bureau de la direction assez facilement.... On pourrait essayer de s'y introduire et de faire une annonce dans le micro comme quoi tous est à moins 90 % pendant une heure.... Deal ?!''