she's a rainbow. (JARL&SHAYNA)

Ma vie est quelque peu compliquée ces derniers temps, j’ai du mal à voir le bout de ce tunnel qui me semble interminable. Ma relation avec mon mari se dégrade de jour en jour, je ne sais pas comment lui annoncer que je ne pourrai pas lui offrir l’enfant qu’il attend depuis si longtemps. Et à côté de ça, je dois aussi gérer les sentiments d’Austin me concernant, et ces rêves qui me tourmentent depuis qu’elle m’a embrassée de force. J’ai l’impression de ne plus savoir qui je suis, ne plus savoir quoi faire, comment agir. Il m’arrive même ces derniers temps, de me laisser porter par mes pensées alors que je suis censée m’occuper d’écouter mes patients. C’est n’importe quoi, je crois que j’ai besoin d’une pause, j’ai besoin de parler à quelqu’un. Et comme on dit que les cordonniers sont les plus mal chaussés, c’est pareil pour les psys, qui ne sont pas du genre à aller voir les confrères pour se livrer. Alors au lieu de ça, j’ignore pourquoi, je décide d’aller voir Jarl. C’était avant tout mon patient, c’est devenu un ami. Je sais que ce n’est pas recommandé, même plutôt interdit, mais les choses se sont faites ainsi, et je tâche de garder le côté professionnel lorsqu’il vient me voir pour une séance, prévue ou imprévue. Aujourd’hui, c’est moi qui réclame son attention. J’hésite tout de même un instant une fois devant la porte de chez lui, et finis par appuyer sur le bouton de la sonnette. A l’instant même où la porte s’ouvre et que mon regard se pose sur le jeune homme, je comprends que quelque chose cloche. Il n’est pas dans son état normal. Il bredouille deux mots, m’invite à entrer, ce que je fais, sans un mot pour le moment. Mon regard accroche immédiatement la seringue sur la table basse et je comprends l’attitude étrange de mon ami. Je me tourne vers lui, plongeant mon regard dans le sien. Je suis partage entre l’envie de l’engueuler comme un gosse, ou celui de rester à ma place comme la psy que je suis. L’amie ou la psy ? « Je… je dérange.. » Mon regard alterne entre la seringue et le regard de Jarl. « Tu fais ça depuis longtemps ? » L’amie donc. Enfin, pour le moment je reste calme mais c’est pas sûr que ce soit longtemps le cas.

A peine j’ai eu les yeux posés sur lui que j’ai compris que quelque chose n’allait pas. Jarl est mon patient depuis un an maintenant, et il est même devenu mon ami alors que c’est complètement contraire à mon mode de fonctionnement. Mais il y a des choses qu’on ne peut contrôler, tout comme ce foutu lien que je suis en train de tisser avec la coéquipière de mon mari. Je pose la question, j’ai besoin de savoir. Je crois que j’ai peur de la réponse aussi. S’il n’avait été qu’un patient, j’aurai eu ce recul nécessaire pour lui faire la morale comme l’aurait fait un professionnel. Mais avec lui, chez lui, je ne vois pas comment avec le discernement qu’il faudrait. « Depuis qu’ils sont morts… » lâche-t-il en se laissant tomber dans le canapé, rangeant le matériel qu’il a utilisé pour se droguer. Je reste debout, immobile à le regarder sans rien dire. Mon coeur se serre et je ne dis toujours rien. Il se lève alors, passe devant moi, se récupère une clope et va la fumer à la fenêtre. « Je… tu… enfin merde quoi, m’en veux pas pour ça ! Je n’y peux rien… » « Tu n’y peux rien ? » Le ton de ma voix est devenu d’un seul coup plus élevé, sans que je ne puisse le contrôler véritablement. « Tu te fous de ma gueule Jarl ! » Je m’approche vers lui, cherchant son regard qu’il ne veut visiblement pas me donner. « Ça fait un an qu’on travaille, tu m’as menti alors, tu m’as menti en me faisant croire que ça allait mieux, que tu avais envie de remonter la pente, et je te retrouve là en train de… de te bousiller ? » Je secoue la tête, les larmes me montant aux yeux. Parce que je suis déçue e son comportement, mais aussi et surtout déçue de moi-même, parce que j’ai l’impression de m’être fait rouler dans la farine, et surtout l’impression que je ne suis pas une bonne psy, que je n’ai pas pu l’aider comme j’aurai voulu. « Ça changera quoi hein ? Ça les ramènera pas, ouvre les yeux merde ! » Oui alors ça c’est pas du tout ce qu’un psy dirait à son patient, clairement je ne suis plus sa psy là, je parle seulement en tant qu’amie.

Je suis peinée, je me sens abusée en un sens, même si le terme est un peu fort je peux le concevoir. Mais c’est une blessure qui s’ouvre en le voyant là, défoncé. Je m’énerve un peu contre lui, c’est plus fort que moi. Ce n’est pas la psy qui parle à son patient mais bel et bien une amie, à son ami. J’ai été là pour lui depuis un an, il a été mon premier patient quand je suis arrivée à Los Angeles, je l’ai accompagné, et je pensais avoir soulagé une bonne partie de ses douleurs. Mais aujourd’hui je me prends de plein fouet la réalité. Rien n’est jamais acquis. Peut-être aussi que ça fait écho à ma propre vie, même si je ne suis pas assez détruite comme il l’est, pour aller jusqu’à me camer. La colère me fait aller trop loin et je n’en ai conscience qu’après coup. Mes mots ont dépassé ma pensée, et jamais je n’aurai dû dire une chose pareille, encore moins dans cette intonation. « Ne parle plus jamais d’eux comme ça… » lâche-t-il, acerbe, alors que je serre les mâchoires, passant nerveusement une main dans mes cheveux. « Excuse-moi je… c’est pas ce que je voulais dire… » Si, quelque part c’est bien ce que je voulais dire, mais sans doute pas comme ça. J’ai beaucoup plus de tact d’habitude. « Tu crois que je suis con ? Je sais que rien ne les fera revenir et c’est bien ça le problème ! Oui, je vais beaucoup mieux Shayna, mais parfois c’est dur, beaucoup trop pour le supporter, et je ne veux pas emmerder tout le monde. » Je souffle un peu et m’approche de lui, doucement, m’asseyant sur le bord du canapé dans lequel il est avachi. « T’emmerde personne… en tout cas moi tu m’emmerde pas. » Je voudrais qu’il comprenne que je suis là, et que se droguer n’est clairement pas la solution à ses problèmes. Il m’affirme ne faire ça que très rarement, une fois par moi, un jour bien précis visiblement. Son raisonnement est complètement idiot mais je ne peux pas lui dire, pas comme ça en tout cas. Je comprends qu’il ait besoin de se souvenir, et d’oublier, tout ça en même temps. Le deuil est si complexe, il change en fonction de chaque personne. « Je ne t’en ai pas parlé, parce que c’est anecdotique, et que ça n’impacte en rien ma vie, je ne suis pas un putain de camé ! » Je baisse les yeux en l’entendant me dire ça, sa voix brisée sur la fin de sa phrase. Je secoue légèrement la tête avant de reprendre la parole. « Pardonne-moi d’avoir été si directe, j’ai juste été surprise mais… » Nouveau soupir. « C’est pas te faire du bien ça. Peut-être que tu as l’impression que c’est pas grand chose, mais tu devrais pas en avoir besoin. Si tu veux un rituel, le septième jour du mois, rien ne t’en empêche, mais je t’en prie ne détruis pas ta santé avec cette merde… » Je sais ô combien la drogue fait des ravages irréversibles, même à petite dose. Je voudrais simplement l’aider à se sortir de cette tornade qui gravite autour de lui.

Je me sens mal. C’est le souci de franchir la barrière médecin/patient, il y a une limite qui disparaît et je n’aurai jamais dû me permettre une chose pareille. Même à un ami, ce qu’il est. J’ai été maladroite et je m’en veux, ça ne me ressemble pas. J’imagine que ma situation personnelle y joue pas mal, mais ce n’est pas une excuse, je n’aurai jamais dû lui dire ce genre de chose. Je m’excuse platement, une fois, deux fois, plusieurs fois jusqu’à ce qu’il semble l’entendre. Et enfin il vient poser une main sur la mienne, un peu tremblante, hésitante. Jarl est un mec bien, perdu, brisé, mais il est profondément un homme bon. « J’ai tout essayé, et c’était soit ça, soit les tranquillisants, et franchement, l’idée de prendre du xanax ne m’enthousiasme guère. » Je soupire un peu, pas par exaspération de ce qu’il me dit, mais sans doute plutôt par résignance. Sa main retirée, Jarl reprend la parole, je le laisse faire, je n’ai pas la nécessité d’intervenir pour le moment. « Tu sais, c’est… en fait, j’ai honte de l’avouer, mais ça me soulage beaucoup l’héroïne, ce que je cherche, c’est ne penser à rien pour panser mes plaies le septième jour du mois, le jour de leur mort, et c’est la seule chose que j’ai trouvé. » Je serre les mâchoires. Parce que ça me fait mal au coeur d’entendre une chose pareille, je me rendre compte que le chemin parcouru ensemble pendant nos séances est loin d’être terminé. Jarl souffre encore énormément et mon coeur se serre en entendant ses propos. « J’ai rencontré quelqu’un… enfin rencontré, c’est pas le terme exact, mais il y a quelqu’un qui me plaît, et j’ai un peu honte vis-à-vis de Freyr… » J’ouvre un pau grand les yeux, surprise de ce qu’il est en train de m’avouer. « Que… quoi ? » Je croise son regard et enchaîne sur une question qui me semble la plus importante. « Il est… fiable ? Enfin je veux dire.. c’est quelqu’un de bien ? » C’est la première question qui me vient à l’esprit. « Jarl, tu n’as pas à t’en vouloir par rapport à Freyr. Je sais que c’est plus facile à dire, mais je suis certaine qu’il préfèrerait te voir heureux avec quelqu’un d’autre, poursuivre ta vie, sourire, plutôt que te morfondre et te droguer dans l’espoir d’apaiser tes peines… » Je glisse une main chaleureuse sur son épaule et enchaîne. « Tu veux m’en parler ? » Je ne veux le forcer à rien, mais s’il a ouvert la brèche, autant que je m’engouffre à l’intérieur, en douceur.

Mon ami me remet en place après que j’ai demandé si cette nouvelle rencontre était fiable. Je n’y peux rien, c’est plus fort que moi, je ressens le besoin de m’inquiéter pour lui. J’attends quelques instants et finis par lui dire le fond de ma pensée. Il m’a tellement parlé de son défunt époux eu je crois ne pas avoir de mal à faire sa psychologie. Et s’il est là pour veiller sur Jarl, je suis certaine qu’il préfèrerait le voir heureux plutôt qu’au fond du trou. Je suis là pour y veiller, comme envoyée par cet homme qu’il a tant aimé. Le sourire du jeune homme me donne du baume au coeur. Tout n’est pas perdu. Et sans le forcer, je laisse la porte ouverte, lui demandant le plus simplement du monde s’il a envie d’en parler. Il sait qu’il n’est forcé à rien, c’est seulement sous son bon vouloir. « Honnêtement, non, mais je le dois, il faut que je parle, ça me fera du bien, enfin j-je cr… je crois » Je secoue légèrement la tête, restant toujours bienveillante avec lui. « Ne te sens pas obligé, fais le seulement si tu en ressens l’envie ou le besoin. » Je le sens hésitant, mais il ne tarde pas à lâcher ce dont il avait besoin. « Au début de l’année dernière j’ai fait un voyage en Islande pour aller sur leur tombe, pour la fleurir et leur parler. Puis je suis allé au poste de police voir mes anciens collègues. C’est en partant du commissariat que je l’ai croisé. Nous avons parlé ensemble, alors que l’on ne se connaissait pas… » Les joues de Jarl s’empourprent sans attendre et je me contente d’une esquisse de sourire, comprenant aisément ce qui a bien pu se passer entre eux après ça. Mais je ne me risque à aucun commentaire, préférant continuer de l’écouter avec grande attention. « Puis est venu le temps du retour à Los Angeles. Je l’ai retrouvé la semaine dernière, au théâtre, voir une pièce que j’avais joué quand j’étais encore au collège. » Je souris de nouveau, heureuse de savoir qu’il y a un espoir de le voir se sortir de sa spirale infernale. « Je suis contente que tu aies pu le retrouver, et que tu arrives à penser un peu à autre chose. » Je ne dis pas qu’il doit oublier son mari et sa fille, je dis simplement qu’il est là, lui, qu’il est vivant, et que si la vie en a décidé ainsi, alors c’est qu’il a encore de jolies choses à vivre, j’en suis intimement persuadée. « Tu vas le revoir ? » Oui, je suis curieuse, aussi.

Je suis curieuse, parce que c’est une forme de déformation professionnelle mais aussi et surtout parce que Jarl est devenu un ami, et que j’ai envie de savoir ce qu’il pense, ce qu’il ressent vis à vis de cette nouvelle rencontre, de cette nouvelle personne dans sa vie. « J’espère que oui, nous verrons bien la suite des événements » finit-il par répondre, visiblement un peu dans le flou quant à cette histoire. Je comprends, du moins je n’ai pas trop de mal à imaginer ce que je pourrai ressentir si j’étais dans sa situation. Jarl se laisse tomber dans le canapé et m’avoue avoir très envie de manger un kebab, ce qui me fait un peu rire sur le moment. C’est la première fois que je le vois aussi détendu, mais je sais que c’est la drogue qui le met dans cet état, et y repenser m’irrite un peu d’ailleurs. « Tu veux rester manger ce soir ? Je paye ce que tu veux. » J’esquisse un sourire et secoue doucement la tête. « C’est gentil, mais je vais te laisser planer tranquille ! » Autant s’en amuser, je crois qu’il préfère ça plutôt que je l’engueule comme j’ai fait en arrivant. Ce n’est pas un enfant, je ne suis pas sa mère, je n’ai aucune leçon à lui donner. « Je dîne avec une amie ce soir, je vais y aller d’ailleurs. » Je me lève et m’approche de mon ami pour déposer un baiser sur sa joue, ne l’obligeant pas à se lever à nouveau. « Prend soin de toi, et tu sais que si tu as besoin, tu as mon numéro ! » Il le sait, mais je préfère lui rappeler, au cas où. Je lui adresse un signe de main accompagné d’un sourire et me dirige finalement vers la porte. Je m’efforce de ne pas culpabiliser, je n’aurai jamais pu deviner que Jarl se drogue, ce n’est en aucun cas de ma faute. Pourtant ça tourne en boule dans ma tête, et je vais devoir travailler sur moi, pour peut-être trouver une façon de l’en dissuader à l’avenir, en travaillant davantage sur sa psychologie. Peut-être..