you've got a friend in me • dani & cinna

Je me lèves, je me prépare pour le boulot, mais j'ai franchement pas envie d'y aller. J'aurais plus tendance à vouloir m'allonger sur mon lit et fixer le plafond pendant des heures, une bouteille de whisky à la main. Réfléchir. Ou Oublier. Je ne sais même pas. Mais non. Si je suis du genre à vivre au jour le jour, que je suis assez frivole dans le sens où je me laisse porter par la vie et que je suis relativement incapable de me poser pendant trop longtemps... Mais quand j'ai des responsabilités, des responsabilités que j'ai choisies en plus, et bien je les honore. Je ne suis pas du genre à me défiler, je tiens mes promesses et mes engagements. La plupart du temps en tout cas. Alors je me prépare, un peu à contre-coeur et je traverse la ville pour arriver au Planet. Je croise mes collègues et comme d'habitude je me montre souriante, insouciante, je met ce masque qui donne l'impression que jamais rien ne m'atteint. Ce qui au fond n'est pas si faux que ça. La seule personne pour qui je n'arrive plus à rien contrôler c'est... Non, ce n'est pas le moment de penser à ça. Je soupire, et puis je me met derrière le bar. Je sers ces petits cocktails ridicules avec des ombrelles à des jeunottes qui ont tout juste 21 ans et veulent juste faire la fête. Je sers des shots à ceux qui sont légèrement plus agés, entre 23 et 26 ans, et qui savent vraiment s'amuser. Je sers des bières à ces mecs qui sont dans des fraternités. Je sers des whisky on the rocks à des mecs qui veulent se montrer importants et classes, ou d'autres qui viennent de se faire larguer. C'est incroyable comment on peut deviner le caractère de quelqu'un juste avec sa commande. Je ne sais pas si c'est parce que ça fait plusieurs années que je bosse ici - et plusieurs autres en plus que je profite des plaisirs de l'alcool - mais j'ai comme l'impression que les verres sont très représentatifs et révélateurs. Bizarre. "J'prends ma pause, Sarah tu me remplace ?" Sans attendre je quitte le bar. J'attrape mes affaires et je passe par la porte de derrière. Je m'adosse contre le mur et j'allume une cigarette. Je sais que c'est une mauvaise habitude. Et pour être honnête c'est pas une cigarette dont j'ai envie, mais de quelque chose d'un peu plus.. fort... et libérateur. En même temps, j'ai été élevée par deux hippies, comment m'en vouloir ? Et depuis que c'est légal en Californie... Mais non, je bosse. Alors la clope devra faire l'affaire. Je tire une longue taffe quand la porte s'ouvre. "Dani ! Alors ? Déjà marre de Sarah ?" je m'esclaffe. "T'en veux une ?" je propose, en levant mon paquet vers elle.

Aujourd’hui est ce qu’on appelle un jour sans. Définitivement. Il n’y avait pas véritablement de raison à cela, je me sentais juste complètement lasse et déprimée. Je me suis levée ce matin avec ce poids comme du plomb sur ma poitrine – ce même poids qui me tombe dessus chaque matin depuis bientôt six mois lorsque j’observe la place vide à mes côtés dans le lit. J’ai tenté de faire la conversation à ma fille qui ne m’a répondu que par des bribes de mots, l’air faussement intéressée par mes propres paroles, si bien que j’ai laissé tomber. Mon père lisait son journal du matin, comme d’habitude, sa grande tasse de café noir pas très loin alors je n’ai tout simplement pas osé le déranger. Les seules fois où je le voyais lever les yeux, c’était pour s’adresser à Jane qui paraissait soudainement plus attentive au monde autour d’elle. Et puis Logan était déjà partie pour le lycée, si bien que je n’ai pas pu lui souhaiter une bonne journée. Ce n’était pas grave en soi et ça ne changeait pas de ces autres jours où je ne la voyais pas avant le soir mais je suppose que, ce matin exceptionnellement, j’aurais voulu quelqu’un qui m’adresse un mot ou deux. Histoire de ne pas me sentir complètement seule et isolée dans ma propre maisonnée. Ce n’était pourtant le monde qui manquait entre ces quatre murs et pourtant je ne me suis jamais sentie aussi seule chez moi. Cependant que je suis en service au Planet, je retiens un soupir et force un sourire à un client qui vient de me passer sa commande. « Un mojito, tout de suite, je lâche presque par habitude avant de m’occuper de préparer le cocktail. » Je détestais devoir travailler alors que ma tête était complètement ailleurs. Je détestais travailler et me sentir à chercher du regard mon épouse qui n’était pas là. J’avais compris depuis longtemps que Nieves faisait en sorte de ne pas se trouver au bar lorsque j’étais de service. Et même si cette pensée ne faisait qu’alourdir un peu plus mon cœur déjà trop pesant, je ne pouvais que la comprendre. Il m’aurait été difficile de la savoir si près sans pouvoir l’approcher ou lui parler de la soirée. D’un mouvement fluide, je pose le verre sur le comptoir et encaisse directement la somme. Jetant un rapide coup d’œil à la salle, je me tourne ensuite vers Sarah pour lui signifier que je prends une pause sans même remarquer que Cinna a déjà pris la sienne. Je la retrouve à l’arrière, dehors, là où les serveuses prennent habituellement toutes leurs pauses. Avant, je la prenais dans le bureau de Nieves – histoire de profiter d’elle pendant quelque temps. « Déjà marre de mon service, je rétorque mollement avec un sourire fatigué. Non merci, je ne fume pas. » Je secoue légèrement la tête de gauche à droite, comme pour appuyer mon propos. Je me laisse alors glisser à terre, dos contre le mur en soupirant d’aise. C’était toujours agréable de pouvoir s’assoir. « Je ne t’avais même pas vu sortir, ça fait longtemps que tu es là ? » Pourtant, Cinna était sûrement la collègue de qui je me sentais le plus proche. Je pouvais même l’appeler amie. « Finalement, tu me laisserais tirer une taffe sur ta cigarette ? » Après tout, ma fille fumait bien des joints. (Excuse absolument minable mais je me sentais minable, alors.)

"Ah bah merci, je suis invisible maintenant ça fait plaisir! Et moi qui pensait pourtant être la star du Planet !" Je m'exclame en riant, d'un air dramatique. En vérité passer inaperçu ou non, je m'en fous. Je me suis jamais sentie le besoin de me mettre en avant ou de disparaître dans la foule. Faut dire que je me suis jamais inquiétée du regard des autres, alors bon à partir de là... "Mais je t'en prie !" Je lui tend la cigarette et la lui laisse. Je la regarde quelques instants. Je sais qu'on ne se connait pas hyper bien. Enfin, on se connait, on passe pas mal de temps ensemble, on est amies, collègues etc. Mais j'irais peut-être pas jusqu'à dire qu'on est super proches et tout. Bref, on a beau ne pas se connaître comme les deux doigts de la main, mais je pense la connaître assez pour savoir qu'elle est pas mal perturbée. Et si en temps normal j'aurais laissé couler tout simplement pour me mêler de mes affaires en attendant qu'elle se confie, ou pas, cette fois je crois que la curiosité va l'emporter. Enfin, pas forcément la curiosité. Juste le désir d'oublier mes propres problèmes en me noyant dans ceux de quelqu'un d'autre. C'est complètement con comme raisonnement, mais... jusqu'à preuve du contraire ça marche pas trop mal il me semble. Non ? Je suis pas le genre à en avoir des problèmes. Je suis trop "chill", trop "je m'en foutiste" pour que les choses m'atteignent normalement. J'ai toujours considéré que les problèmes on se les créait. Mais si on prend les choses comme elles viennent et qu'on s'en accommode, il n'y a pas de problème. Sauf que comment je peux faire ça avec Effy ? Je peux pas. Donc voilà, je vais faire un truc que je ne fais jamais, et je vais poser des questions possiblement indiscrètes à quelqu'un. Ridicule. "Qu'est-ce qui pousse une non-fumeuse à piquer quelques taffes de poison ?" Je demande en esquissant un petit sourire. "J'ai comme l'impression qu'un truc te tracasse... Tu sais que bosser derrière un bar c'est un peu comme être psy... Alors si t'as besoin... je suis là." Est-ce que j'en ai fait trop ? J'ai l'impression d'en avoir fait trop. Tant pis, ce qui est dit est dit.

La compagnie de Cinna a toujours eu un effet apaisant sur moi. Elle était comme une boule d’énergie, une boule de lumière à elle toute seule. C’était agréable. Sa proximité semblait réchauffer mes membres, un par un. Alors j’étais plus qu’heureuse de voir qu’elle avait pris sa pause peu avant moi. Je crois qu’on n’était pas censées prendre une pause à deux mais j’ai envie de me dire que ça n’a pas d’importance pour ce soir. Pour ce soir, j’ai envie d’envoyer paître ma solitude. J’en ai marre de me sentir complètement seule. Je souris doucement face à son air faussement dramatique et rétorque d’un air amusé : « Veuillez me pardonner, madame la star du Planet, je vous promets que mon regard ne vous quittera plus désormais. » Je me surprends même à rire, un peu, parce que sa bonne humeur de vient quelque peu contagieuse. Et parce que ça fait bien trop longtemps que je me sens mal dans ma peau, ça fait du bien. Ça fait du bien de dire des bêtises, ça fait du bien de faire des bêtises. Fumer, même une seconde, ne m’apportera strictement rien. La preuve en est lorsque je tire une bouffée de nicotine, je sens ma gorge qui brûle et une quinte de toux me secoue le corps. Les yeux humides, je rends sa cigarette à Cinna avec une grimace. « C’est dégueulasse en fait, je commente en plissant le nez. » Au moins, j’avais essayé. Je ne mourrai pas inculte. Je lâche un soupir, la langue encore lourde de ce goût de tabac. J’apprécie que la brune puisse s’inquiéter pour moi. Je crois que tout le monde s’inquiétait pour moi. J’ai un haussement d’épaules avant de me mettre à jouer avec mes doigts. J’avais parfois l’impression de me répéter, de ne sortir que la même complainte encore et encore. C’était comme un vieux disque rayé. « Nieves et moi sommes séparées. Ma fille me hait parce qu’un accident de la route lui a coûté sa carrière dans la musique. Ma mère est décédée. Je vis avec mon père et ma petite sœur. Et je me sens moche et nulle et complètement inutile. » Bonne à rien. J’avais cette espèce de masse visqueuse et gluante au fond de l’estomac qui me pesait. Qui faisait que me lever le matin était devenu une épreuve presque insurmontable. Qui faisait que me coucher chaque soir dans ce lit vide et froid était comme un coup de poignard en plein cœur. « Je crois que tu perdrais moins de temps à me demander ce qui va dans ma vie plutôt que de me demander de te conter mes misères, je lâche avec un rire lourd et faux. Enfin, je ne peux m’en prendre qu’à moi-même. Je ne fais pas grand-chose pour arranger tout ça. » Parce que je ne sais pas comment. Parce que j’ai trop peur. Parce que je suis trop lâche.

Dani me parle de ce qui la tracasse et en effet, j'ai bien mis les pieds dans le plat. Elle a beaucoup de choses sur le coeur on dirait. Et je comprends parfaitement qu'elle soit pas dans son assiette, avec tout ce qu'il lui arrive en ce moment... c'est tout à fait compréhensible qu'elle soit pas bien. Et j'aimerais vraiment faire quelque chose pour elle, mais j'avoue que ce genre de truc c'est loin d'être mon fort. "J'aimerais pouvoir faire quelque chose pour t'aider, mais j'avoue que réconforter les gens tout ça, c'est vraiment pas mon fort. Par contre, j'peux te changer les idées si tu veux. La fête et les trucs un peu loufoques ça je gère ! Alors si tu veux passer une soirée à oublier tes problèmes, tu sais où me trouver !" Je lui fais un petit clin d'oeil avant de tirer une dernière fois sur ma clope. Je balance le mégot et je me retourne vers Dani. "Pour Nieves et toi, je sais pas trop ce qu'il se passe et je doute de pouvoir aider. Pour ta fille, je peux pas faire grand chose à part te dire que tous les enfants détestent leurs parents un moment, mais ça finit par se tasser tout seul au bout d'un temps. Pour ta mère, je suis désolée, toutes mes condoléances. Pour ton père et ta petite soeur, au moins ça te fait passer du temps avec eux et tisser des liens plus profonds ! Bref, pour ça je peux rien faire." Je m'approche d'elle, mon éternel petit sourire en coin accroché à mes lèvres. "Mais ce que je peux te dire c'est que tu es loin d'être nulle ou inutile. Et que tu n'es certainement pas moche. Bien au contraire."

C’était adorable de la part de Cinna de vouloir m’écouter et me réconforter. Ça faisait toujours du bien de savoir que l’on avait une oreille attentive pas loin pour prendre le temps d’entendre nos tracas. Mais elle le disait elle-même : elle n’allait pas pouvoir faire grand-chose pour moi. Elle ne pourrait pas me donner la solution miracle à tous mes problèmes. Parce qu’il ne tenait qu’à moi de tout arranger. La solution était finalement simple dans le fond : trouver un appartement pour mon père, demander à Logan de déménager, faire comprendre à ma fille que j’étais la figure d’autorité et que je ne valais pas moins que son père, retrouver ma femme et accepter de faire un enfant avec elle malgré mes peurs et mes angoisses. C’était aussi facile que ça. J’aurais aimé que ce soit aussi facile que ça. Mais je n’étais que Dani, la gamine qui se réfugiait toujours dans sa coquille. Je n’étais que Dani, l’introvertie de la famille. Je soupire légèrement. Les mots de ma collègue ne sont pas si différents de ceux que j’ai déjà entendus auparavant. « C’est peut-être ce que je devrais faire ouais, j’admets dans un faible sourire. Passer une soirée à boire mes problèmes jusqu’à ce que je me retrouve avec une cirrhose du foie. » C’était un peu glauque et je savais pertinemment que je n’en étais pas capable mais l’idée paraissait tentante. J’en avais assez de ma tête qui semblait bourdonner à chaque instant. La nuit, il m’arrivait de me réveiller et de rester comme une idiote à fixer le plafond de ma chambre comme si j’attendais un miracle qui n’arriverait sûrement jamais. Mais je restais là, à attendre. Attendre. Attendre encore. Attendre toujours. Attendre quoi exactement, je n’en savais plus rien à force. Mais j’attendais. J’attendais probablement le courage qui me manquait pour reprendre ma vie en mains une bonne fois pour toutes. J’ai un petit reniflement lorsque j’entends la brune me réconforter, me rassurer. « Ce n’est pas vraiment l’image que me renvoie mon miroir ces derniers temps… » Je passe une main distraite dans mes cheveux blonds coupés au carré avant de grimacer. « Tu vois j’ai voulu changer de coiffure pour… pour je ne sais pas trop quelle raison, pour me sentir un peu différente je suppose. Mais c’est complètement idiot parce que j’ai beau vouloir changer l’extérieur, l’intérieur reste le même. » Ce même intérieur qui m’exècre de plus en plus. Ce même intérieur que je ne supporte plus. Et plus la solitude refermait ses griffes sur moi, plus il me semblait difficile d’être quelqu’un d’autre que moi. Moi, cette petite fille peureuse et coincée.

Plus je l'écoutais parler, plus j'étais désolée de ne pas être en mesure de l'aider. Je devais bien reconnaître que j'étais assez impuissante dans ce genre de situation. Et puis ça me mettait toujours mal à l'aise quelque part. Parce que j'avais toujours considéré que n'était un problème que ce qu'on considérait comme tel. Si on décide qu'une chose n'est pas un problème, c'est déjà à moitié réglé ! Alors face à Dani qui était embourbée dans un merdier pas possible - à l'entendre -, oui, j'étais parfaitement impuissante. J'aurais tellement voulu avoir la solution miracle pour elle ! "Je suis partante pour la cirrhose !" m'exclamais-je en lui faisant un grand sourire. J'espérais que cette pointe d'humour lui ferait retrouver le sourire, mais j'avais beau la rassurer ça n'avait pas l'air d'aider, c'était même le contraire à vrai dire. "Arrête de dire ce genre de choses ! Ce n'est pas idiot, et ta coupe te va super bien, on a tous besoin de changement de temps en temps et ton extérieur est aussi bien que ton intérieur ! Tu te sous-estimes. Tu manques peut-être un peu de confiance en soi, mais à part ça tu n'as vraiment pas de quoi t'en faire !" J'ignorais volontairement le double sens que mes paroles auraient éventuellement pu avoir. Ce n'était peut-être pas le moment de faire des blagues graveleuses. Quoique, peut-être que ça aurait pu contribuer à la dérider un peu et lui redonner le sourire ? Comme je l'ai dit, réconforter les gens c'est pas mon fort. Je m'approchais alors doucement d'elle, un sourire étirant mes lèvres. J'étais bien plus proche que les conventions le permettaient, mais c'était entièrement voulu. "Tu es belle Dani. Et tu es une belle personne. Et si pour te le prouver je dois t'embrasser, crois-moi je n'hésiterais pas une seconde." Je ne sais pas vraiment pourquoi je faisais ça. Peut-être que c'était pour la faire réagir ? Je ne sais pas trop. Mais en tout cas ça ne pouvait pas faire de mal. Et puis franchement un baiser c'était pas grand chose ! Alors bon... si ça pouvait la faire réagir et lui faire comprendre qu'elle n'était pas une cause perdue comme elle semblait le croire...

Spoiler:

Manquer un peu de confiance en moi. C’était très risible à entendre si je ne m’étais pas sentie aussi mal, j’aurais pu en rire. Cinna ne comprenait pas que le manque de confiance chez moi était ancré dans chacune de mes cellules comme s’il faisait partie de mon ADN. C’était là, depuis mes plus jeunes années. Je n’avais jamais réellement essayé de comprendre pourquoi j’avais grandi avec toutes ces insécurités au creux de mon estomac. Quand je voyais mes sœurs, qui osaient tellement dans la vie, et quand je me voyais moi, qui restais comme gelée sur place à la moindre difficulté, j’avais du mal à croire que nous étions toutes liées par le sang. Heureusement que la ressemblance physique était indéniable – j’aurais pu penser à la longue que j’avais été adoptée. Mais je savais que Cinna voulait bien faire, qu’elle cherchait seulement à me réconforter, à ramener un peu lumière et de légèreté dans mon quotidien morne et gris. Et c’était agréable. C’était agréable de sentir quelqu’un qui se préoccupe autant de moi comme ça, qui prend le temps de m’écouter ou de trouver les mots qu’il fallait pour que je me sente mieux. La brunette se voulait être une bonne amie et je ne pouvais que m’en sentir flattée. Flattée qu’elle prenne le temps pour moi qui passe mes journées à me lamenter ; flattée qu’elle ne m’ait pas encore fuie comme la peste depuis que Nieves avait quitté le domicile conjugal. « C’est gentil Cinna, je souffle avec beaucoup de reconnaissance. Je te remercie. » Sa proximité est quelque peu rassurante et chaleureuse, même si de l’extérieur nous devions avoir l’air de deux pauvres filles un peu perdues. « Hein ? Euh… Hein ? » Je ne m’étais pas attendue à une telle proposition de sa part et je me surprends à la fixer un peu stupidement, les yeux grands ouverts. « Ne dis pas de bêtise, je lâche dans un petit rire, gênée et embarrassée. Je dois être une grand-mère à tes yeux, avec mes dix années de plus que toi. » Je sentais mes joues qui chauffaient. Je ne savais jamais comment réagir à ce genre de compliments à peine déguisés. Habituellement, je fuyais ou je riais bêtement avant de fuir. Parce qu’à chaque fois, une petite voix me disait que ce n’étais pas ce que je m’imaginais, me disait que les gens se montraient simplement polis avec moi. « Tu es gentille Cinna, mais j’ai beau être séparée de ma femme, je suis toujours mariée à elle. Et amoureuse. Jamais je ne pourrais lui faire ça… » Jamais je ne pourrais avoir envie de lui faire ça. « Mais j’apprécie tout le mal que tu te donnes, juste pour me remonter le moral. Merci. » J’offre à la brune un pauvre sourire plein de reconnaissance. J’acceptais tous les petits éclairs de lumière qui venaient en ma direction, ces derniers temps.

Non le réconfort c'est pas vraiment mon domaine d'expertise, loin de là. Mais j'aime bien Dani, alors je vais quand même pas la laisser se morfondre si ? Je dois reconnaître qu'entendre les gens se plaindre de la situation merdique de leur vie sans rien faire pour en changer, ça a tendance à me les briser. Après tout on a rien sans rien, non ? Mais bon... j'aime bien Dani et elle est du genre douce et délicate, et timide, enfin... C'est peut-être pas les bons termes pour la décrire, mais elle est certainement pas du genre à pouvoir accuser le coup de la vérité brutalement crue. Alors ouais, j'essaie de la réconforter, mais je dois avouer que c'est un jeu qui me lasse. Je suis pas douée pour ça et puis c'est un peu contre ma nature. Je flirte un peu avec elle espérant la faire réagir et ça marche, enfin en quelques sortes. "Relax Dani ! Je comptais pas te sauter dessus ! Mais tu vois... tu es "mariée" et "amoureuse". Tu viens de le dire toi même. Il serait temps que tu prennes les choses en main pour que ta femme revienne tu crois pas ?" Est-ce que je serais pas en train de devenir une sorte de conseillère conjugale ou un truc du genre ? Ironique. Je suis nulle pour les couples. Y a qu'à voir mon histoire avec Elyon... Mais tant que j'arrive à faire en sorte que Dani bouge ses fesses ce sera bon pas vrai ? Merde, mais dans quoi je me suis embarquée moi... "Je suis loin d'être une experte et je sais pas non plus ce qu'il s'est passé entre vous. Mais... si tu restes dans ton coin tu vas avoir du mal à arranger les choses, non ?" J'essaie de prendre des gants, de trouver mes mots. C'est assez compliqué pour moi de dire ce genre de trucs. Moins romantique que moi c'est pas possible. Loin de moi l'idée de me marier ou même de chercher à reconquérir quelqu'un. C'est un terrain inconnu pour moi. "Oh et l'âge ça veut rien dire. L'âge c'est dans la tête."

Bien sûr qu’il ne tenait qu’à moi de retrouver Nieves. Il ne tenait qu’à moi de faire en sorte que ma femme me revienne. Cinna avait raison. Mais je savais aussi que mon épouse désirait quelque chose de moi que je ne me sentais pas capable de lui donner. Est-ce que je serai un jour capable de lui offrir un enfant ? Je ne savais même pas. J’aurais voulu pouvoir lui promettre qu’un jour il y aurait un enfant à nous qui gambaderait entre les murs de notre maison ; j’aurais voulu pouvoir lui promettre qu’elle entendrait à nouveau ce rire innocent ricochant partout chez nous. Mais je pensais alors à Jane, ma propre fille, et un nœud me serrait la gorge. Tout rater à nouveau, c’était inenvisageable. Voir un autre de mes enfants me détester, c’était impensable. C’était au-dessus de mes forces. « Nieves désire un enfant. Un enfant à nous, je précise comme machinalement. » J’ai la bouche sèche, aride comme un désert. Nieves méritait tellement mieux que de devoir supporter l’adolescente d’un autre. « Mais c’est déjà si compliqué avec Jane depuis… depuis l’accident, continué-je. Je ne me sens pas apte à être maman à nouveau alors que je n’arrive déjà pas être une bonne mère pour ma fille… » Et pourtant, j’avais déjà tant rêvé d’une famille avec Nieves. Je m’étais imaginée vieillir à ses côtés, voir nos enfants grandir et avoir leurs propres enfants à leur tour. J’avais prévu de gâter mes petits-enfants, d’être le genre de grand-mère qui prépare des tonnes de gâteaux pleins de sucre. « Je veux juste que tout soit parfait, pour elle. » Mais tout s’était effondré à cause d’un fichu accident. Tout était parti à vau-l’eau et je voulais prendre le temps que tout revienne à la normal avant. Mais Nieves n’avait plus le temps – elle ne souhaitait plus prendre le temps. Ce que je comprenais. Mais comment étais-je censée me persuader que tout irait bien quand je n’étais plus qu’une catastrophe ambulante ? « Pourtant, je le veux cet enfant. Avec elle. C’est une évidence pour moi. » Une évidence aussi claire que mon amour pour mon épouse depuis toutes ces années déjà.

Plus j'écoute Dani et moins j'arrive à la comprendre. Enfin, évidemment que j'essaie et je m'applique à avoir du tact et compagnie ce que je sais être mon gros point faibles - parmi tant d'autres. Mais je suis le genre de personne pour qui il n'y a jamais de problème. N'est un problème que ce que l'on considère comme tel. Alors j'avoue que j'ai beaucoup de mal. Faut dire que conseiller et consoler les gens c'est pas ma spécialité, mais j'essaie quand même, et j'espère être utile d'une certaine manière. J'espère que j'arrive à l'aider un peu tout de même. "T'es une bonne mère Dani. Tu t'inquiètes pour ta fille, tu veux qu'elle soit heureuse, tu veux tout faire pour qu'elle aille bien, tu t'inquiètes de faire les bons choix ou non, et puis une mauvaise mère se demanderait pas si elle en est une. Alors crois-le une fois pour toutes: tu es une bonne mère." dis-je alors, lui pausant la main sur l'épaule et arborant le sourire le plus rassurant que j'ai en stock. J'en ai vu des mauvaises mères, et franchement Dani est bien loin de leur ressembler. "Mais il faut aussi garder à l'esprit que tu es mère mais tu reste une femme, un être humain. Et l'Homme est faillible. On fait des erreurs, c'est comme ça. Le tout c'est de le reconnaître et de pas refaire les mêmes. Et même si ta fille te déteste en ce moment, elle finira par te pardonner. Tous les enfants détestent un jour leurs parents, mais au fond tu restes sa maman." Je me rappelle les nombreuses fois où j'ai eu envie d'étrangler ma mère. Ma mère, une hippie coincée dans les années 70, tout comme mon père d'ailleurs. Un peu comme les parents de la fille blonde dans Easy A. Les mêmes. Autant dire que voir mes parents se balader à poil, manger du patchouli en fumant des choses douteuses c'est pas la meilleure ambiance, surtout quand on a des invités. Mais au fond, c'est eux qui m'ont appris à être si ouverte d'esprit, je n'ai même pas eu besoin de faire de coming-out ou je ne sais quoi, j'en ai jamais ressenti le besoin, ils m'ont appris qu'on pouvait voir et appréhender le monde de différentes façons, qu'il n'y avait pas qu'un seul chemin tracé, que c'était pas forcément études - boulot - mariage - bébé dans la vie. Alors même s'ils ont toujours été sans gêne, intrusifs, et j'en passe, ce sont mes parents et je les aime. "Mais si tu veux un enfant et qu'elle aussi, j'ai du mal à voir où est le problème. Tu te mets des barrières toute seule. Faut que tu lâches prise ! Tout ne peut pas être parfait, et ce sont les imperfections qui rendent la vie, les gens si intéressants ! Tu peux pas tout contrôler. Peut-être qu'un saut en parachute ou un truc comme ça, ça pourrait t'aider ? En plus j'en ai jamais fait, je serais carrément partante pour y aller avec toi !" J'ai fait beaucoup de trucs, beaucoup d'expériences, mais ça jamais. Ni le saut à l'élastique non plus, mais autant j'aime les sensations fortes, autant je tiens un minimum à la vie quand même quoi.

J’aurais aimé pouvoir être aussi confiante que Cinna l’était à mon égard. J’aurais aimé pouvoir être aussi sûre dans mon rôle de mère que l’était la brune. Mais peut-être avait-elle raison. Peut-être avais-je fait mon possible avec ce qui m’avait été donné pour tenir ma famille en un seul morceau à bout de bras. Peut-être que c’était juste un mauvais moment à passer. Et un jour viendrait où Jane s’adoucirait enfin, un jour viendrait où ma fille se calmerait. Elle me pardonnerait mes erreurs, mes failles ; elle comprendrait que je suis loin d’être parfaite mais que j’ai toujours essayé au mieux, j’ai toujours fait passer son bien-être avant tout le reste. Je l’espérais en tout cas. Je l’espérais de tout cœur. « Oui, tu as sûrement raison. Il y a toujours un moment où les enfants ont besoin de détester les adultes qui leur sont proches… » C’était un peu comme un rite de passage. Et avec l’accident qui avait forcé ma fille à abandonner la musique pour un temps, Jane avait eu l’excuse parfaite pour déverser son fiel sur moi. Mais peut-être aurais-je souhaité que son père soit la cible de sa haine ; peut-être aurais-je souhaité voir autant d’admiration dans ses yeux lorsqu’elle me regardait que lorsqu’elle posait le regard sur son père. Étais-je envieuse ? Un peu. Elle avait toujours tant adulé mon ex-compagnon et je n’avais jamais été que la dernière roue du carrosse. Je n’avais jamais été que la mère embarrassante qui était trop niaise et trop molle. Je n’avais jamais été à la hauteur aux yeux de Jane – alors c’était compliqué pour moi de me dire que j’allais être à la hauteur aux yeux de notre enfant à Nieves et moi. Revivre ça, c’était au-dessus de mes forces. Égoïstement, je ne voulais pas me sentir une nouvelle fois une moins que rien. Égoïstement, je voulais être aimée de mes enfants. « Je sais bien que je suis la seule qui me pose des barrières, qui m’empêche de vivre… rétorqué-je doucement, les yeux baissés sur mes mains. » Mais j’étais effrayée. Effrayée à l’idée de tout rater, effrayée que mon enfant puisse me détester comme Jane me déteste aujourd’hui. « Un saut en parachute ? je m’étrangle, les sourcils haussés. Oui, peut-être que ça pourrait être bien… » Peut-être que ça pourrait m’aider à lâcher prise, à perdre le contrôle le temps de quelques minutes. Peut-être que ça me prouverait que ne plus avoir toutes les cartes en mains n’était pas une fatalité. « Si tu acceptes de venir avec moi alors c’est d’accord. Mais si je fais une crise cardiaque en sautant, tu seras la seule responsable ! » Je ris un peu, à moitié sérieuse, à moitié en train de plaisanter. « On en discutera plus tard, je dois retourner au bar. Tu me rejoins d’ici quelques minutes de toute façon ? »

C'est vrai que j'ai parfois - ou plutôt tout le temps - tendance à simplifier les choses. Je me prends pas la tête. Mais j'oublie que pour d'autres, ce n'est pas si facile. Après tout dans un sens je suis privilégiée. J'ai grandi dans une famille de hippies barjos - que j'aime de tout mon coeur malgré tout -, qui m'ont appelée "Cinnamon" m'enfin passons. Je n'ai jamais ressenti de pression ou de nécessité de ne serait-ce que faire un coming out. Mes parents se sont toujours foutus des orientations sexuelles, faut dire que je doute qu'ils se soient gênés pour faire... certaines expériences. Après tout les festivals... les années 70... ça rapproche. Bref, j'ai grandi dans un milieu extrêmement tolérant et ouvert; alors forcément ça aide. Pour l'orientation sexuelle mais aussi pour tout le reste, tout ce qui pourrait être un "problème" pour certaines personnes. En tout cas, j'aimerais bien me dire que j'ai aidé Dani. Je suis pas certaine que c'est ce que j'ai fait mais bon, peut-être après tout. « Un saut en parachute ? Oui, peut-être que ça pourrait être bien… » Je la regarde avec des yeux ronds. Je ne m'attendais certainement pas à ce qu'elle accepte ! Je la regarde, presque bouche bée, alors qu'elle émet déjà des conditions pour le saut en parachute, comme si elle s'y projetait réellement. "Wow, je ne pensais pas que tu serais partante ! Mais écoute, va pour un saut en parachute. Et promis, si tu meurs j'en accepterais la responsabilité !" je m'exclame, encore incrédule. Comme quoi la vie réserve de belles surprises après tout. Enfin bon, on y est pas encore, beaucoup de choses peuvent venir s'interposer. Qui vivra verra. "Pas de soucis. Je finis ma clope et j'arrive !" Je lui adresse un petit sourire alors qu'elle retourne dans le bar. Je reste quelques instant là, appuyée contre le mur, aspirant les dernières taffes de ma cigarette avant de l'éteindre et de jeter le mégot à la poubelle. Puis il est temps de se retrousser les manches et de se remettre au boulot.