Devil's attorney | Eirlys

Elle n’avait pas envie d’être toute seule ce soir et l’appartement lui avait semblé terriblement vide en l’absence de ses deux colocataires. River avait malheureusement une réunion à l’autre bout de la ville et n’avait pu lui promettre de rentrer tôt, alors Charlie avait décidé de mettre le nez dehors pour se changer les pensées. Une veste en cuir sur le dos, un top bleu marine et un jean noir rien de plus simple, ça lui changeait de son indémodable salopette et marinière, en tout cas elle était même allée jusqu’à mettre une paire de talons.

Elle griffonna un petit mot pour les filles et les informa du reste de lasagnes à terminer au fond du frigo pour ensuite disparaître dans la cage d’escaliers. Beaucoup aurait peur de se balader dans le quartier à cette heure déjà tardive mais la suissesse était une habituée depuis des années déjà. « Eh ! Taxi ! » Une fois à l’intérieur, Charlie posa son sac et regarda à travers la vitre, elle s’était basée sur une adresse que lui avait conseillé Sparrow, elle priait pour réussir à se fondre dans la masse une fois là-bas.

Le véhicule s’arrête, elle glissa un billet au chauffeur dans un sourire et lui dit de garder la monnaie avant d’embrasser la tiédeur nocturne. La musique murmurait dans la rue et la guidait doucement, elle croisa quelques personnes et les observa discrètement du coin de l’œil. Il lui suffit d’effleurer les couleurs de l’arc-en-ciel pour comprendre qu’elle se rendait dans un bar lesbien. Elle aurait dû s’en douter en demandant à Sparrow mais ça ne la dérangeait pas pour autant, elle ne souhaitait pas courtiser qui que ce soit, seulement se changer les idées et s’amuser pour une poignée d’heures rien de plus. On ne lui demanda pas sa carte à l’entrée et d’un pas maladroit, Charlie se décida à rejoindre le bar pour commander un cocktail assez simple mais efficace.

Ses doigts remirent une mèche derrière son oreille et son regard timide se mit à caresser les visages inconnus qui l’entouraient, son cœur battait déjà la chamade dans sa poitrine et elle pestait contre son manque de confiance en soi qui l’empêchait souvent de prendre les devants, même sur ce fichu site de rencontre elle n’osait pas faire le premier pas. Le verre fut posé devant elle et sa main se saisit précipitamment du petit parasol en papier pour s’occuper l’esprit. Son téléphone était posé devant elle et la facilité aurait été de demander à une de ses amies de la rejoindre mais dans un élan de courage, elle le tourna face contre terre. Elle n’avait besoin de personne ce soir, elle s’en sortirait comme une grande.

Les bars gays au centre ville de Los Angeles étaient foisons, et Eirlys avait déjà eu l’occasion de se rendre dans la plupart – et même d’être interdite de mettre les pieds dans certains. C’était ça d’accidentellement coucher avec la femme de la patronne. Oops ? Bon, d’accord, ce n’était pas très convaincant, surtout qu’Eirlys ne regrettait rien, à part peut-être le prix compétitif des bières et la perte d’un excellent terrain de chasse.
Mais bon, ça, il y en avait partout dans la ville supposée être la plus ouverte du monde.
Et d’ailleurs elle se trouvait dans un bar gay là maintenant tout de suite, un de ceux avec une terrasse et des drapeaux aux couleurs des différentes initiales de l’acronyme LGBT+, avec des cabines assez privées aux lumières tamisées, des tables plus ouvertes, et des serveuses qui criaient ‘lesbiennes’ entre les coupes courtes et les ongles qui l’étaient tout autant : elles auraient pu saluer les clientes en passant leurs langues entre deux doigts que ça n’aurait pas choqué la blonde.

Eirlys était venue avec une amie – elle avait rompue avec sa copine un mois avant et était prête à se lancer à nouveau dans la course. Et d’ailleurs elle se lançait plutôt bien, elle était assise au bar en train de parler avec une brune plantureuse qui donnerait des envies à la plus Sainte Nitouche des filles au monde. Mais ce soir Eirlys la laissait volontiers à son amie, elle trouverait quelqu’un d’autre pour réchauffer ses draps.
Ce soir elle avait envie de quelque chose de différent, de chaire fraîche qu’elle n’avait jamais vu avant, le genre un peu timide, effarouchée presque, avec les yeux d’une biche prête à se faire écraser par un camion plus connu sous le nom de charme irrésistible d’Eirlys.
Et oui ça correspondait exactement à une petite rousse adorable. En la regardant, Eirlys se serait presque attendu à voir son nez frétiller comme un lapin effrayé. Adorable.

C’est un sourire carnassier aux lèvres qu’elle termina son verre de whisky qu’elle abandonna sur sa table – il était déjà payé – avant de s’approcher de celle de la jeune femme. Elle posa son pied sur le haut tabouret et sa main sur la table, son regard allant du cocktail entre les mains de la rousse à son visage.
« Un sex on the beach ? Arrête-moi si je me trompe, mais ça n’envoie pas vraiment le même genre de signal que l’inquiétude que tu portes sur… un peu partout sur toi en fait, » plaisanta-t-elle avec légèreté avant e s’asseoir sur le tabouret.
Elle tendit la main vers l’inconnue avec un sourire charmeur aux lèvres, ses yeux glacés fondant d’amusement en observant les rougeurs de la fille.
« Eirlys. »
De sa main libre elle arrêta d’une légère tape sur l’épaule sur serveuse qui passait et glissa presque un chuchotement pour demander la même chose que précédemment, laissant ainsi la rousse se reprendre si elle en avait besoin. Elle reporta ensuite son attention sur elle.
« J’imagine que tu ne viens pas souvent dans le coin ? »

Charlie avait à peine le temps de s’intéresser au décor et aux drapeaux qui tapissaient les murs du bar qu’on venait déjà l’aborder. C’était la main sur le bois qui l’avait surprise mais que dire du visage si confiant qui lui faisait désormais face ? La rouquine avait toujours songé que seule Lisa possédait une telle assurance lorsqu’elle l’avait abordé dans les couloirs du lycée mais elle s’était complètement trompée sur le sujet. La tirade la laissa sans voix, sa bouche s’était ouverte pour aussitôt se refermer comme un véritable poisson en dehors de l’eau, paniqué à l’idée de ne plus sentir le confort de l’eau contre ses écailles. La solitude était le confort de Charlie et elle était peu habituée à une telle compagnie.

Ses doigts laissèrent le parasol à l’abandon pour mieux se saisir de son verre que ses lèvres n’avaient toujours pas touché. Les lumières qui ne cessaient de voyager d’une couleur à l’autre ne vinrent cependant pas cacher le rose pâle qui tapissait désormais ses joues timides. Les dents attaquaient déjà l’intérieur de sa joue droite pour tenter de juguler cette montée de stress qui la déstabilisait que trop bien. « Charlie. » répondit-elle du tac au tac, surprise par l’originalité du prénom de la blonde. Enfin le verre fut entamé et elle se délecta de ce goût sucré, inspirant profondément en fermant les yeux.

« C’est la première fois que je viens, une amie m’a donné l’adresse. » Sa voix était assurée mais douce comme toujours, le rose devenait fantôme sur son visage et sa prise se fit plus affirmée autour de son verre aux couleurs orangées. Une mèche lui tomba devant les yeux mais elle la chassa d’un simple mouvement de tête, ne laissant pas le temps à la blonde de la remettre en place. Charlie avait eu peur de cette technique d’approche alors elle prenait ses précautions. « Toi par contre tu es une habituée j’ai l’impression. » Ce n’était pas qu’une impression, la suissesse se sentait comme une proie entre les griffes du prédateur affamé, une sensation quelque peu angoissante qu’elle tentait de fuir. « Ça se voit tant que ça que je suis une débutante ? »

Charlie. Simple, efficace, ça lui rappelait Charlize Theron, probablement un des premiers celebrity crush d’Eirlys, bref, elle appréciait. Et puis les prénoms unisex avaient un charme particulier, même si elle n’aurait pas pu mettre son doigts dessus. Elle la regarda boire une seconde, se délecter, puis retourna à ses affaires, posant ses questions, s’imposant comme celle qui menait la danse, l’initiatrice et la dirigeante.
Ce qu’elle était.
Après tout c’était elle qui avait abordé la jeune femme, et comme le félin qui poursuit sa proie elle pensait bien jouer un peu avec ensuite. Mais pour le moment, la chasse n’était pas finie, et elle avait besoin de plus d’informations pour réussir à l’attraper pour de bon.

Eirlys fut confortée dans son idée de base. Jamais venue ici. La jeune femme s’empêcha de sourire mais son regard se plissa légèrement en une micro-expression de satisfaction en voyant son intuition confirmée. Le regard azur suivi le mouvement de la main : elle ne pensait pas encore à envahir son espace vitale, pas plus qu’elle l’avait déjà fait. L’impression qu’elle évoqua fit sourire Eirlys cette fois.
« Une impression qui se confirme encore. »
Sa question n’étonna en tout cas pas Eirlys : personne n’aimait pouvoir être catégorisée comme si de rien était. C’était invasif, et ça donnait l’impression d’être un livre ouvert, même si ce n’était pas forcément le cas. Et c’était là qu’Eirlys devait faire preuve de subtilité et de prudence. Elle ne pouvait pas l’afficher, mais elle ne pouvait pas entièrement la ménager non plus. Parce qu’à l’heure actuelle, le fait que Charlie se sente découverte, incertaine, c’était une flèche en plus sur l’arc du coup d’un soir d’Eirlys.

La blonde se pencha en avant, le coude appuyé sur la table et le menton sur le dos de sa main, comme si elle s’apprêter à lui dévoiler un secret. Habituellement, ce genre de langage corporel entraînait le mimétisme et un rapprochement inconscient suite au besoin de mieux entendre.
« Tu gigotes, tu regardes partout… c’est comme ça que je l’ai remarqué, mais ne t’inquiète pas. » Cette fois-ci Eirlys chuchota. « Je suis la seule à l’avoir remarqué. »
Puis elle lui offrit un clin d’œil et déroba le parasol présent dans le verre de Charlie en se redressant. Presque au même moment, son verre de whisky arriva devant elle et elle y planta le parasol, comme un conquérant qui exhibait son butin. Un partage non désiré, mais non invasif, pas réellement en tout cas, et ça permettait à Eirlys de tester les limites de la rouquine.
« Désolée, mais j’ai toujours trouvé dommage l’absence de parasol dans les verres de whisky. » Une justification qui n’était pas un mensonge. Elle trouvait souvent les verres de whisky trop sobres.

Son inquiétude fut confirmée par la prédatrice et Charlie commença à regretter son envie d’évasion. Une chose bien humaine que de pester contre ce désir de changement qui détruisait cette merveilleuse zone de confort dans laquelle on se prélassait. Mais l’idée d’un abandon précoce la faisait grincer des dents, trop de choses lui était tombé dessus dernièrement, elle se devait de reprendre du poil de la bête et de se dégager des fantômes angoissants qui susurraient de vilaines pensées au creux de son oreille. Il semblait que cette Eirlys fût l’épreuve à ce dépassement de soi.

Le chuchotement hérissa les poils de sa nuque et un mouvement de recul la saisit quand elle vint se pencher dans sa direction. Les regards furent ancrés l’un dans l’autre et Charlie se saisit de son verre pour y tremper ses lèvres asséchées. Son cœur tambourinait fortement dans sa poitrine et son cerveau peinait à effectuer son boulot de chef d’orchestre, ça partait dans tous les sens clairement. « Je ne pense pas que tu sois la seule, je sens plusieurs regards sur moi. » Et ça depuis son arrivée, des prédatrices par dizaine affamées à l’affût d’une nouvelle proie qui leur procurait un unique désir, celui de conquérir et de clamer la chaire sienne.

« Le whisky est une boisson simple en soi, plutôt bu par des personnes sérieuses... Mais l'idée du parasol dedans te donne un air plus enfantin, plus... Humain. » sourit-elle timidement en fixant la nouvelle parure du verre de whisky, continuant de boire son cocktail. « Peut-être que tu n'es pas une prédatrice ordinaire, tu marques un point pour l'originalité. » ajouta-t-elle en le pensant vraiment, ne cherchant aucunement à provoquer la blonde. Parce qu’il y avait bien une chose qui caractérisait la rouquine, son honnêteté et son manque total de filtre. Elle n’était pas de ce genre de personnes à tourner sept fois leur langue dans leur bouche avant de parler, l’hypocrisie ce n’était pas trop son truc. Elle en avait bien trop joué dans son passé et comptait bien faire un trait dessus point final.

Ses yeux chocolat n’avaient pas quitté l’océan que représentaient ceux d’Eirlys, elle ne quittait pas ce feu gourmand qui y brûlait paresseusement, elle craignait qu’une langue de feu ne vienne embraser son regard d’une flamme nouvelle. Elle ne voulait pas devenir une prédatrice, seulement rester neutre dans ce tableau de chasse qui transpirait le manque d’originalité. Il fallait seulement qu’elle se montre habile et rusée, chose qui n’était pas dans sa nature mais bon c’était un défi d’être déjà présente dans ce bar, peut-être pouvait-elle en augmenter la difficulté ?

Non, elle n’était pas la seule, bien sûr qu’elle n’était pas la seule, mais à peu près dès l’instant où Eirlys était venue s’asseoir en face de la rouquine, les regards s’étaient détournés et désintéressés. Et peut-être que ça changerait si Eirlys échouait dans sa chasse – ce qui n’arriverait pas bien sûr.
En attendant, ce léger stop ne découragea pas Eirlys qui continua sur sa lancée. Un ‘avertissement’ ce n’était rien, c’était plus gênant lorsqu’elle arrivait au deuxième ou troisième, là, il valait mieux se retirer poliment. Se retrouver face à un mur n’avait aucun intérêt et ôtait la dimension jeu de la chose. Ce n’était pas qu’elle n’était pas persévérante, loin de là, c’était qu’elle avait appris dans l’adolescence quand il valait mieux tirer sa révérence avant de tourner à la lourdeur.
Fort heureusement, le parasol rattrapa l’histoire du secret et du recul, au moins un peu. Eirlys eut un petit sourire mystérieux lorsque Charlie finit par déclarer qu’elle n’était peut-être pas une prédatrice ordinaire.
« Personne n’est ordinaire ma belle, c’est le principe de la race humaine. »
Après cette petite remarque un peu philosophique, Eirlys se laissa aller contre le simulacre de dossier de son tabouret, attrapant son verre de whisky pour en boire une lampée avant de le reposer. L’alcool lui brûla le fond de la gorge et réchauffa son estomac qui n’en avait pas vraiment besoin.
« Ceci dit avant de jouer au chat et à la souris avec toi – vu que je suis une prédatrice, » elle rit un peu, indiquant clairement qu’elle n’avait en effet pas mal pris le commentaire à ce sujet, « Je me demandais… tu dis qu’une amie t’a donné l’adresse, c’est ça ? Et tu es nerveuse, mais plutôt réceptive à mes avances peu subtile, du coup je me demandais, depuis quand tu sais que tu es lesbienne ? C’est récent j’imagine. »
C’était le même genre de nervosité qu’elle voyait aussi beaucoup chez les plus jeunes qui venaient parler à l’association. Ils avaient beau se savoir dans un espace sécurisé, souvent ils se montraient hésitants, peu sûr d’eux. Parfois certains faisaient des allers-retours entre l’entrée et l’autre bout de la rue pendant presque une heure avant d’oser se présenter au centre. Il y avait la même chose chez Charlie. Comme si ce monde était tout nouveau pour elle, encore tout brillant, même si elle n’avait plus la naïveté de l’adolescence.

La peur s’était envolée de ses épaules pour laisser place à une attitude plus décontractée, plus sereine. Peut-être tombait-elle la tête la première dans le piège d’Eirlys ou peut-être commençait-elle enfin à se détendre, dans les deux cas elle s’en fichait, elle ne pensait plus à ses problèmes c’était l’essentiel. Son poing lui permit de poser le coin de sa mâchoire contre, ses cheveux tombant quelque peu devant ses yeux curieux mais elle ne fit rien pour les dégager de là, elle aimait les savoir rebelles et les savoir longs surtout. Elle avait toujours apprécié les crinières sauvages de la gente féminine. Son verre fut oublié sur un coin de la table alors qu’un rire à la limite de la nervosité s’échappa d’entre ses lèvres. Charlie devait avouer être impressionnée par la confiance que dégageait Eirlys et surtout devait s’avouer rassurer de se sentir ainsi attirante aux yeux d’une femme, ce qui ne lui avait pas semblé être le cas ces derniers temps.  

Elle se redressa toutefois quand la blonde commença à mener son enquête et grimaça au terme employé pour décrire son orientation sexuelle. « Bisexuelle. » rectifia-t-elle dans un sourire, ne souhaitant pas dévoiler le fait qu’elle était complètement perdue et qu’elle ne savait pas sur quel pied danser. Homme ou femme, elle n’avait pas eu l’occasion d’expérimenter son attirance depuis sa transition et le regrettait amèrement. Il lui avait fallu d’une poignée d’insultes pour abandonner et se terrer dans son célibat. « Et oui c’est assez récent, je dirai entre deux et trois ans que je m’assume comme telle. » Elle haussa les épaules dans une petite moue gênée, surprise d’avoir été ainsi percée à jour. Après tout, elle n’était en rien discrète et elle ne cherchait pas non plus à le cacher.

Ses doigts tapotaient le bois avec nervosité au rythme de ses diverses pensées, son cerveau ayant abandonné l’idée de dompter cet orchestre infernal, sa baguette ayant été abandonnée dans un coin de cette jungle qu’était désormais son esprit. Bientôt Eirlys allait se rendre compte qu’elle n’avait aucune expérience et elle remerciait secrètement sa petite-amie qui lui avait permis de comprendre comment fonctionner les femmes, elle devait se baser sur ces pauvres connaissances et ce n’était clairement pas pratique. Elle avait tenté d’avoir une conversation à ce sujet avec River mais autant dire que ça avait viré au grand n’importe quoi et à la gêne assurée.

Bisexuelle. L’entredeux, l’hybridation, ce n’était être ni gay, ni hétéro, et c’était un choix en soi, ça, Eirlys le savait, mais quelque part elle ne pouvait pas s’empêcher de sentir un sentiment de malaise la parcourir. Si Charlie s’était qualifiée de pansexuelle, peut-être que la blonde n’aurait pas cillé, sans doute même. Elle serait passé outre.
Mais bisexuelle… c’était la facilité, c’était ceux qui avaient le plus de chance de s’en sortir sans impact réel sur leur vie future. Du moins c’était ce qu’elle se disait, la façon dont elle justifiait le sentiment de trahison qu’elle avait ressenti chaque fois que ceux qui avaient le privilège de l’entre-deux pliaient devant l’obligation pour survivre. À ses yeux ça avait été un combat à moitié gagné pour eux.
Et elle avait tort de le voir de cette façon, ça n’ôtait en rien l’abject de sa réaction devant ce simple qualificatif. Parce que si la bisexualité était la voix de la facilité et qu’on pouvait la choisir contrairement aux autres sexualité, tout le monde le ferait.

Eirlys se redressa juste à peine, fronça les sourcils. Elle enregistra à peine la suite de sa réponse. Elle savait ça depuis deux-trois ans. Non, ce n’était pas la partie importante à ses yeux. Elle eut un rictus contrit, comme si elle ne comprenait pas, effet accentué lorsqu’elle pencha la tête sur le côté.
« Bisexuelle ? Vraiment ? » Elle allait devoir louvoyer, ne pas l’accuser directement de quoi que ce soit même si les mots quelque part la brûlaient. « Allons, t’es trop mignonne pour vouloir finir avec un gars, ou même pour avoir été avec un gars. Tu vaux mieux que ça. »
Oui, c’était toujours plus facile d’attaquer les hommes, les grands méchants de l’humanité et de l’Histoire.
« Entre une fille et un garçon, la fille est toujours le meilleur choix. »
Les filles sont plus douces, plus gentils, plus tout. C’était assez ironique venant de la fille qui trompait sa petite amie depuis plus de dix ans et dont la petite amie abusait moralement.

Quelque chose ne passait pas, elle le flairait, elle avait un don pour ça Charlie, surtout depuis le lycée avec les harcèlements et les insultes. De ce qu’elle pouvait voir sur le visage de la blonde, une information ne passait pas et la rouquine n’avait pas de mal à mettre le doigt sur ce qui devait coincer. Elle se mordit intérieurement le poing, le sentiment de détente se faisait déjà lacérer par la crainte et le traumatisme qu’était le rejet. Oui clairement Charlie se montrait paranoïaque sur le coup mais on lui avait tellement fait de crasse qu’elle préférait l’être plutôt que de se montrer naïve. Toutefois, elle fit attention à garder calmes les battements de son cœur et de prendre un air indifférent, chose bien difficile pour une fille émotive comme elle. Elle aurait sûrement dû faire du théâtre.

Bisexuelle ? Vraiment ? Elle grinça déjà des dents et dut se retenir de prendre ses jambes à son cou. Les mots avaient eu l’effet d’une flèche en plein cœur, mais ce n’était rien par rapport au reste. Les hommes, ce qu’elle avait été autrefois. C’était une attaque personnelle sans qu’Eirlys ne le sache vraiment et même si Charlie ne pouvait plus revendiquer cette partie d’elle-même et elle fut profondément blessée d’entendre pareils propos de la bouche d’une femme. Il y avait comme une impression de déjà vu, de renouvellement du traumatisme mais sur un tout autre sujet. On l’avait attaqué sur son identité lors de son arrivée en ville et voilà qu’on s’attaquait à son orientation, on ne pouvait pas lui foutre la paix et la rendre heureuse deux minutes ?

La fille est le meilleur choix. Elle ferma les yeux pour empêcher un flot de larmes de se déverser sur ses joues puis elle plongea son regard blessé dans celui océan d’Eirlys. « Je peux clairement te dire que tu es pire qu’un mec dans ta mentalité. » Elle termina son verre d’une traite et remarqua qu’un groupe de femmes à leur gauche les observait attentivement comme si elles buvaient le moindre de leurs mots, mais Charlie ne fit aucun commentaire là-dessus. « C’est des filles comme toi qui ont refusé de m’accepter dans leur communauté… » Elle mit des guillemets sur ce dernier mot pour ensuite poursuivre. « …parce que j’étais une transsexuelle et que j’aurais mieux fait de rester un homme. » La douleur lui frappait aux tempes. « Tu te penses meilleure que tout le monde parce que tu es une femme qui aime les femmes ? Quelle belle mentalité… Je retire ce que j’ai dit, t’as rien d’originale. »

Evidemment elle allait mal le prendre.
Comment réagir autrement quand on se fait attaquer à un niveau si personnel ? Si quelqu’un sortait le même discours à Eirlys, adapté à sa sexualité bien sûr, elle le prendrait tout aussi mal. Elle réagirait probablement avec plus de violence même. Surtout qu’elle venait de lui dire qu’elle était pire qu’un mec. Pire. Insulte. Ever. Clairement, Eirlys n’allait pas laisser passer celle-ci.
Elle fronça les sourcils et sa lèvre supérieure gauche se retroussa à peine, rien de très visible, mais assez pour laisser entrapercevoir ses émotions véritables un court instant. Elle posa une main à plat sur la table et de l’autre serra le poing pour se contenir, une certaine colère montant en elle. Elle la laissa toutefois terminer sa tirade, sn monologue qui ne parvenait pas à entrer dans le cœur d’Eirlys dont l’esprit avait été formaté sans même qu’elle s’en rende vraiment compte par ses traumatismes et surtout par les gens qui les avaient causés. Elle recrachait des stupidités qu’elle avait entendu, des mots qu’on lui avait dit pour adoucir les ‘trahisons’ qu’elle avait vécu. Mais ce n’était pas bien pour autant.
« Mais je suis meilleure que tout le monde, » fit-elle en lâchant un rire caustique. « Au moins que toi. Au moins moi j’ai su choisir sans fuir, j’ai accepté qui j’étais dès le début sans reculer. » Elle tapa du poing sur la table, celle-ci manquant de chavirer sous le coup. Ces paroles, elle pouvait prononcer autant pour la bisexualité de Charlie que pour sa transsexualité pour l’occasion. Son genre la rendait-elle plus authentique que Charlie ? Certainement pas, mais à ses yeux, peut-être, au moins quand elle l’attaquait. Dans d’autres circonstances, sans doute aurait-elle accepté plus facilement. « Au moins je n’ai pas besoin de me faire passer pour quelque chose que je ne suis pas pour me sentir originale. On a pas besoin de personnes comme toi dans la communauté, elles ont probablement eu raison d’agir comme elles l’ont fait. » Oh Eirlys, Eirlys, si je pouvais te mettre des claques, je le ferais. Mais ça viendra certainement en temps et en heure, pour le moment, elle pouvait parler sans retenue. Elle savait que la plupart des filles ici partageaient son opinion. « Tu sais ce que ça veut dire être bisexuelle ? Ca veut dire que tu n’es qu’une pauvre fille qui cherche de l’attention avant de finir avec un pauvre type parce que la facilité l’emporte toujours. »
Au moins elle ne lui disait pas qu’elle était un homme ?
Hooray ?
Eirlys était une imbécile.

Les mots étaient les lames les plus aiguisées, celles qui lacéraient le cœur sans la moindre pitié sans la moindre crainte. Suffisamment acérés, ils pouvaient briser une personne, la rendre fantôme dans un monde qui lui paraissait bien fade désormais. Les mots pouvaient être utilisés de bien des manières, d’un extrême à un autre. On pouvait bien refaire le monde comme le détruire d’une phrase, sauver ou condamner une personne, aimer ou détester une autre. Charlie en avait toujours eu peur et avait toujours cherché à s’en protéger, hélas, voilà qu’elle était impuissante face à eux aujourd’hui et qu’elle ne pouvait que les subir, fermant les yeux à chaque nouvelle vague de violence qui s’écrasait sur son visage. Les murailles se dressèrent de justesse mais certaines attaques se frayèrent un chemin et se planquèrent dans un coin de son esprit, prêts à agir au bon moment, bien plus tard, bien plus sournoisement.

Ses yeux se plantèrent dans ceux d’Eirlys et elle se saisit du reste de son verre pour le lui jeter au visage. « Fuck you. » Elle sortit un billet de sa poche, quitta son tabouret et glissa son attention sur la barmaid « Votre meilleure bouteille et gardez la monnaie. » Le breuvage en sa possession, elle fit sauter le bouchon et en but une bonne gorgée. « C’est à cause de personnes comme toi que des gens font des conneries. » Et sans un mot de plus, Charlie tourna les talons pour quitter le bar. Une petite voix ne cessait de lui susurrer qu’elle aurait dû rester au chaud chez elle devant une télévision qui n’aurait pas ainsi pu la faire souffrir, devant des visages pâles et des rôles qui n’auraient en rien affecté son être. La solitude lui faisait presque peur maintenant, l’alcool dans son sang n’aidait pas à la rassurer mais au moins lui permettait d’oublier, d’atténuer les conséquences et les mots dévorants.

Elle sortit son téléphone de sa poche alors qu’elle traçait sa route dans la nuit, son pouce voguait de nom en nom, avait-elle vraiment envie de demander de l’aide ? Et alors que les pensées s’affrontaient dans cet esprit privé de chef d’orchestre, alors que les larmes avaient été interdites de circuler sur ses joues, alors que l’envie d’être seule se confronter à celle d’une compagnie rassurante, une ombre se dessinait derrière la jeune femme, une ombre des plus inquiétantes qui se rapprochait sans cesse sans ralentir, sans donner l’impression de contourner la jeune femme. Cette ombre animée par les mots précédemment dits souhaitait terminer le travail.

Un verre dans la figure. Et c’est Charlie qui parlait d’originalité ? Hôpital, charité, tout ça. La jeune femme s’essuya le visage d’une main qu’elle secoua pour se débarrasser d’autant de liquide que possible. Pendant ce temps Charlie s’offrait une bouteille.
Puis elle sortit une phrase, une phrase qui donna très envie à Eirlys de se saisir de la bouteille pour la fracasser sur le crâne de la rouquine. Et c’était peut-être comme ça que cette dernière se sentait en entendant les conneries de la blondes, maintenant qu’elle y pensait – même si elle ne les voyait pas encore comme des conneries – sauf que la différence c’était qu’Eirlys savait parfaitement que Charlie était bisexuelle – et transsexuelle – là où celle-ci ignorait tout de ce que la blonde avait pu traverser.
Une fois Charlie partie, l’amie d’Eirlys s’approcha d’elle et lui demanda comment elle allait. Eirlys la rassura et lui dit de retourner à sa jolie brune, pour sa part… elle allait rentrer. Elle n’avait plus vraiment envie de rester au bar, ou en tout cas plus envie de draguer. Parce que boire, ça, elle était encore dans l’humeur. C’était le plus rapide à faire pour oublier certains fantômes.
Elle marcha un bout du chemin avant de décider d’appeler un taxi pour regagner sa garçonnière – devoir gérer Scarlet ce soir serait impossible, pas dans cet état, et de toute façon elle avait déjà prévenu qu’elle ne rentrerait pas ce soir. Une fois chez elle, ses chaussures volèrent dans un coin et elle attrapa une bouteille de whisky. Elle la vida plus vite qu’elle aurait bien voulu l’admettre, finissant par s’endormir sur le canapé, la guitare à la main. Heureusement que demain elle ne travaillait pas avant le début d’après-midi.

La bouteille était déjà bien entamée et sa marche se faisait de plus en plus maladroite sur le trottoir mal éclairé. Peu de gens passaient dans les environs puisqu’il était bien plus agréable d’appeler un chauffeur pour se pelotonner dans un lit chaud et accueillant, mais Charlie savait qu’avec son état, personne ne l’accepterait dans son véhicule alors sur une idée complètement irréfléchie elle avait décidé de rentrer à pieds, un plan irréalisable dans son état et pour tout être humain sensé, mais l’alcool altérait son bon sens tout comme les mots encore brûlants dans son esprit. Elle voulait seulement oublier ce qu’étaient la douleur et les sentiments, seulement être un automate qui se baladait dans les rues. Ses pensées étaient si bruyantes qu’elle ne prêta pas attention aux voix qui se rapprochaient, qui l’appelaient presque.

Ce fut quand une main s’abattit sur son épaule qu’elle comprit qu’on s’adressait à elle. Maladroitement, elle se tourna vers celles qui la dérangeaient sur sa route et reconnut difficilement le groupe de femmes qui avaient écouté sa conversation avec le Diable en personne. Elle plissa les yeux et on lui arracha la bouteille des mains « Eh c’est ma bouteille ! » Se plaignit-elle mais on la saisit par la gorge pour la plaquer contre le mur de briques étrangement froid. Ses mains eurent le réflexe de s’enrouler autour du poignet inquisiteur. « Alors sale trans de merde t’oses foutre les pieds dans notre bar alors que t’es un putain d’homme qui a pas assumé sa vraie nature ? T’aurais dû écouter la blonde et disparaître rapidement. On va t’apprendre à te foutre de notre gueule et à souiller notre bar. » La peur lui tordit les entrailles comme le premier coup qu’on lui porta. Elle poussa un cri de surprise et de douleur. Le deuxième l’atteignit dans les côtes et un hoquet lui meurtrit la gorge.

Dans un élan de lucidité, Charlie tordit férocement le poignet et porta un coup de talon dans le bassin de son agresseur qui pesta violemment et eut un mouvement de recul, la rouquine en saisit l’opportunité pour se libérer de son étreinte et lui faire une clé de bras. Mais elle tenait à peine sur ses jambes et sa vue était brouillée par les larmes et par l’alcool. Elles étaient six contre une, Charlie était assez consciente pour savoir qu’elle n’avait aucune chance mais elle fit de son mieux pour ne pas terminer dans le caniveau. « Foutez-moi la paix ! Retournez dans votre bar de merde mais foutez… »

La bouteille à moitié vide fut éclatée contre son dos et elle tituba en avant. On la poussa et elle eut le dernier geste de se recroqueviller sur elle-même, ses mains derrière son crâne pour épargner son visage de la pluie de coups qui ne tarda pas. L’averse dura une éternité avant de s’en aller dans des mugissements d’insultes qu’elle ne pouvait même plus discerner, ses oreilles sifflaient et chaque partie de son cops ne cessait de pousser des plaintes de douleur. Il lui fallut une poignée de minutes pour retrouver ses esprits et se saisir de son téléphone dans un gémissement. Elle ne voulait pas être seule cette fois-ci. Ses yeux fatigués ne fouillèrent pas le répertoire et se contentèrent du premier numéro saisi. Lentement, Charlie réussit à se rouler sur le ventre en serrant les dents et de ses doigts tremblants rédigea péniblement un appel au secours.