Pas de pitié pour les croissants | Alysha

Ses doigts pianotaient sur le bord de la table alors que son regard ne cessait de lire les quelques lignes intelligentes du magazine people qu’il avait acheté sur le chemin du café. Il s’amusait de voir les folles rumeurs qui couraient à son sujet et se demandait s’il serait drôle d’accepter une interview pour appuyer les quelques idées farfelues qui laissaient croire qu’il avait une aventure avec son partenaire de scène. Il but une gorgée de son café glacé et se redressa sur sa chaise, ajusta sa chemise de lin et n’eut pas besoin de dompter sa folle crinière. Ses cheveux étaient réunis en un gros chignon très pratique.

Le magazine fut balancé de l’autre côté de la petite table et Natai s’écrasa encore plus encore sur sa chaise pour savourer les rayons matinaux du soleil, les mains croisées sur son torse. Il n’avait rien de prévu aujourd’hui, le tournage avait touché à sa fin et il n’avait pas encore eu ses rendez-vous pour renouveler son contrat, ledit contrat qu’il souhaitait voir brûler, mais cette information restait soigneusement dissimulée dans un coin de son esprit.

Une nouvelle gorgée fut savourée et Natai observa la foule derrière ses lunettes de soleil, quelques clients osaient lui balancer des regards de derrière leurs téléphones ou de leurs journaux. Soigneusement, il leur fit comprendre qu’il était de bonne humeur aujourd’hui et qu’il souhaitait la conserver. Il avait toujours été adorable avec ses fans mais la patience humaine possédait des limites surtout quand cette dernière concernait la vie privée d’un homme. Il foudroya cependant du regard un adolescent qui tentait désespérément de le prendre discrètement en photo.  

« Monsieur ? » Il tourna la tête vers le serveur qui s’occupait de lui et se recula pour lui laisser la place de poser son assiette du petit-déjeuner. Le plat était bien complet et nourrissant, Natai avait un entraînement costaud cette après-midi alors il préférait prendre des précautions pour ne pas s’évanouir comme la dernière fois. Plus jamais il n’irait soulever des poids un lendemain de cuite. Sa fourchette se planta dans un morceau d’œuf brouillé quand une silhouette attira son attention. Aussi discret qu’un éléphant, l’acteur redressa la tête telle une autruche. « Aly ! » Il se leva de sa chaise avec délicatesse cette fois-ci et lui offrit un sourire rayonnant en retirant ses lunettes. « Quelle surprise ! »

Je me réveille dans la chambre d'ami de Callie. Au réveil je pense déjà à Ruben, mon mari qui ignore que je suis de retour à Los Angeles. A peine réveillée je suis déjà assaillie par la culpabilité. Mais je ne suis pas prête pour l'instant. Enfin je sais pas, tout est assez flou pour moi en ce moment. Et puis mes petites pertes de mémoire n'arrangent rien. Je commence à ressentir de vrais effets de la tumeur et je dois admettre que c'est pas bien agréable, et encore c'est léger pour le moment ! Quoi qu'il en soit, il fallait que je rentre. D'abord parce que je ne voulais pas continuer à être un poids pour mes parents mais surtout parce que j'ai des rendez-vous médicaux pour la tumeur. Pour faire le point. Et puis qu'un jour ou l'autre il faudra bien que je reprennes le boulot. Alors ce matin je me lève, je me prépare en vitesse et je vais à l'hôpital. Et puis je fais le point sur la tumeur et les effets, mon médecin me prescrit d'autres médicaments, m'explique encore une fois qu'une chimio pourrait prolonger un peu mon espérance de vie et comme à chaque fois je refuse parce que je ne veux pas passer le peu de temps qu'il me reste en étant maigre, fragile, chauve, recroquevillée sur moi-même à vomir tripes et boyaux à longueur de journée. Il me dit que je devrais y réfléchir encore. Je lui réponds que je le ferais. Mais évidemment, je mens. Puis je sors de là, je passe à la pharmacie de l'hôpital, je récupère mes pilules et je quitte l'hôpital. Maintenant où aller ? J'aimerais tellement revoir Ruben mais... j'ai un peu peur de sa réaction, sans savoir pourquoi. J'ai surtout peur de repenser à ce bébé qu'on a perdu, mais de toute façon c'est pas quelque chose que je pourrais oublier. Et puis j'entends mon prénom. Je m'arrête de marcher - sans savoir où je vais - et je me retourne pour voir un colosse se lever tout sourire et enlever ses lunettes. "Natai ? Je... Hey ! Ça fait plaisir de te voir !" Je m'approche de lui, un grand sourire en écho au sien, et je l'enlace pour le saluer. "Tu attends quelqu'un ou est-ce qu'il y a une petite place pour moi à ta table ?" J'ai toujours rien mangé et je dois bien reconnaître que mon ventre commence à crier famine. "Alors comment tu vas ? Ça fait un moment qu'on s'est pas vus..."

Il lui rendit son étreinte avec joie et se recula pour l’observer pleinement. « Ca me fait aussi plaisir de te voir ! Et vas-y installe-toi je n’attendais personne. » Il retomba sur sa chaise et poussa son assiette au milieu de la table, ayant toujours eu l’habitude de partager ce qu’il mangeait avec ceux ou celles qui étaient à sa table. Au moins elle pouvait grignoter un croissant le temps de pouvoir commander si elle le souhaitait. Il posa ses lunettes sur un coin de la table et croisa les bras pour se pencher légèrement vers elle, ce même sourire au coin des lèvres.

Il devait avouer être surpris de la croise dans la rue depuis le temps qu’ils ne s’étaient pas vus. Elle n’avait pas donné de nouvelles depuis leur dernier rendez-vous où il s’était coincé l’épaule mais ne s’était pas inquiété pour autant, il n’était pas ce genre de personnes à appeler et harceler une personne jusqu’à qu’on lui donnât des nouvelles. Non, il préférait attendre que les gens se sentent prêts à parler, c’était toujours mieux comme ça. « J’vais bien même si la routine commence à m’emmerder un peu. » Il n’avait pas peur des mots avec elle. Il mordit dans un toast et but une gorgée de café pour se réveiller plus encore. « Et toi ? Où est-ce que tu te planquais comme ça à jouer les ermites ? » rit-il.

Il ne savait rien du mal qui rongeait son amie et pensait seulement alors à une simple fuite de la population, d’une envie de désintoxication comme il l’avait fait après la mort de son épouse. Il ne pensait pas à mal, non il était seulement lui, le grand ours en peluche toujours souriant ce qui contrastait avec son rôle sur le petit écran.  

Puisque Natai m'y encourageais, je pris place face à lui. De toute façon il fallait que je réapprennes à vivre à Los Angeles, que je m'habitue à nouveau à cette ville et à ma vie ici. Alors m'installer en terrasse avec un ami, c'était une bonne façon de commencer n'est-ce pas ? Un serveur passe à côté de la table et je l'interpelle une seconde pour lui demander de m'apporter un café, je le remercie et je reporte mon attention sur Natai. Je lui demande comment il va, à défaut de pouvoir dire comment moi je vais. J'ai toujours eu tendance à me plonger dans les problèmes des autres pour oublier les miens, c'est stupide je sais. C'est la solution de facilité. Mais évidemment il me retourne la question. Je ne suis pas aussi douée que ça pour éviter mes problèmes au final. "Ça va !" Je réponds avec un petit sourire, très peu convainquant. Disons plutôt que j'essaie d'aller bien mais que le chemin est long, très très long. Ce qui est ironique c'est qu'au final je finirais quand même six pieds sous terre, donc ça change pas grand chose que j'aille mieux aujourd'hui au final. "J'étais chez mes parents, au Canada. J'avais besoin de quitter LA quelques temps et puis j'avais pas vu mes parents depuis... trop longtemps. C'était une pierre deux coups !" Je m'exclame, retrouvant un sourire plus naturel. Puis je tique sur ce qu'il a dit un peu plus tôt. "La routine ? Je savais pas que les acteurs avaient une routine, ça m'a plutôt l'air d'un boulot excitant et qui... bouge !" Je jettes un regard autour de nous, et je ne manque pas de remarquer plusieurs regards qui se tournent vers lui. "En plus t'as l'air d'avoir pas mal d'admiratrices dans le coin..." Je lui dit ça sur le ton de la plaisanterie, même si au fond, ça m'a l'air plutôt vrai.

Si Alysha avait touché au monde du cinéma, elle n’aurait pas eu un grand succès. Natai ne le pensait pas méchamment mais il ne lui avait pas fallu plus d’une seconde pour se rendre compte du mensonge qu’elle avait laissé échapper. Il se contenta de pencher la tête sur le côté, garda ses questions pour plus tard, préférant jouer l’oreille attentive plutôt que jouer les inspecteurs. Il attrapa un second toast et mordilla dedans, histoire de s’occuper les mains. « Tant mieux alors, ça fait toujours du bien de rester en contact avec sa famille. » Il pensa à la sienne de famille et ignora ce sentiment de culpabilité qui lui perfora la poitrine, il n’était pas allé les voir depuis trop longtemps, depuis la mort de sa femme pour être plus précis. Il ne sentait pas prêt à subir les questions et les phrases douceâtres.

Hélas, Natai n’eut pas le temps de revenir sur ce faux sourire qu’elle embrayait déjà sur sa routine. Bon, il reviendrait à ça plus tard. Nouvelle gorgée de café et il leva les yeux au ciel dans un petit rire. « Pas quand tu joues le même rôle depuis six ans. » plaisanta-t-il « Toujours à devoir faire des régimes trois mois à l’avance, me péter une épaule à l’entraînement et apprendre toujours les mêmes scripts. » Il prit un air exagéré, jouant alors le héros tragique en proie à des souffrances que l’on ne pouvait soigner. « M’en parle pas Aly ! Je reçois des messages tous les jours, des gamines de quatorze ans qui veulent m’épouser… Je me fais de plus en plus discret sur les réseaux du coup, j’ai trop peur de me faire kidnapper par mes fans. » Il était très sérieux pour le coup, on avait déjà tenté de rentrer chez lui en plein milieu de la nuit. Heureusement pour lui, son chien avait su attaquer l’intrus qui avait fui dans un cri.

« Mais passons mes plaintes d’acteur ! » Il tapa la table du plat de la main et retira ses lunettes de soleil pour la regarder droit dans les yeux. « Que se passe-t-il Aly ? Tu as l’air fatigué et surtout préoccupée. » Le serveur arriva avec la commande de la belle et Natai attendit qu’il s’en aille pour poser une nouvelle fois son attention sur la brune.

Quand Natai me parle de son boulot je suis assez pensive. J’admet que je n’avais jamais envisagé son métier sous cet angle. On a toujours tendance à idéaliser les acteurs et leur métier, mais au fond c’est vrai que ce n’est pas si facile. Les scripts à apprendre pas coeur, les tournages à rallonge, faire vingt fois la même scène pour trouver la meilleure prise, travailler pratiquement tout le temps entre les tournages, les panels, les interviews et compagnie et puis renoncer complètement à sa vie privée… Maintenant que j’y réfléchis, c’est vrai que ce n’est pas forcément un métier aussi facile qu’on aimerait le croire. Je ne peux que compatir à la détresse de Natai, ce que je fais en posant ma main sur la sienne avec un sourire encourageant. “Et si tu as besoin de moi, je serais toujours là pour réparer ton épaule ! Enfin… pas toujours. Enfin bref on se comprends !” Petite boulette. J’ai parfois tendance à oublier que j’ai une date limite et que la limite n’est plus très loin. Enfin, si j’oublie ce “détail” parfois c’est probablement un bon signe pas vrai ? Même si au fond je n’oublie jamais vraiment, comment le pourrais-je ? D’ailleurs je dois tellement pas oublier mes soucis de santé et ce qui y est relié que ça doit se lire sur mon visage et que ça n’échappe pas à Natai. “Non.. je veux pas t’embêter avec mes soucis. T’en fais pas pour moi va.” Je réponds en souriant avant de me concentrer sur mon café que le serveur vient tout juste de déposer devant moi. Je bois une gorgée, tentant d’attendre qu’un autre sujet ne fasse son apparition dans la conversation mais je connais assez Natai pour savoir qu’il ne lâchera pas le morceau. “Bien !” Je lève les yeux au ciel en esquissant tout de même un petit sourire à son intention. Sourire qui s’échappe bien vite quand je m’apprête à lui révéler la raison de mon départ. “J’avais besoin de m’éloigner de LA. J’ai eu un accident et… ça a provoqué une fausse couche. Et… je… c’était trop difficile de… d’essayer de m’en remettre. Ici. Alors je suis partie.” Je lâche un soupir avant de prendre une gorgée de monc café. J’ose à peine regarder Natai dans les yeux. “Mais, t’en fais pas, ça… va. Ou ça ira. Je fais tout pour en tout cas. Y a pas à t’inquiéter.”

Il touchait une corde sensible, il le savait mais ils avaient tissé un lien de confiance et de confidence. Elle n’était plus seulement son kiné mais son amie, une amie qui tentait de lui cacher quelque chose. Il ne lui en voulait pas parce qu’Alysha avait été d’une aide précieuse après la mort de son épouse. Il n’aimait pas revenir sur le sujet, ça restait quand même douloureux de l’évoquer. Il but une gorgée de café et croisa les bras sur la table, l’observant avec un regard chaleureux, rassurant. Elle finit par céder et il se redressa quelque peu comme libéré d’un poids étranger mais il savait que le plus dur restait à venir. Alors il se tut et l’écouta attentivement, prêt à mémoriser le moindre mot qui s’échapperait de sa bouche. Au fur et à mesure qu’elle lui confessait les raisons de son absence, Natai resserra délicatement sa prise sur sa main qu’il avait attrapé quelques minutes plus tôt. Une fausse couche, il ne l’avait jamais su enceinte. La nouvelle l’atteignit comme un coup de poing en pleine figure. Douloureux et efficace, il ne trouvait pas les mots. Sa défunte épouse n’avait pu lui donner un enfant en raison de son cancer et Alysha avait perdu le sien dans un accident. Les regards se fuyaient et Natai se leva pour étreindre la jeune femme par derrière. « je suis désolé Aly, tellement désolé. » murmura-t-il. Malgré son métier d’acteur, il n’avait jamais été habile avec les mots et favoriser le contact à la parole. Il se redressa et revint s’asseoir en fixant le ciel. « Cette fois-ci, c’est moi qui vais t’aider à aller mieux et tu n’as pas le droit de refuser. » Il ne voulait pas la laisser lutter seule contre cette perte, il voulait l’aider, c’était humain, c’était primordial à ses yeux.

J'aime ma relation avec Natai, mine de rien on a partagé beaucoup de choses ensemble, en peu de temps. Il était même mon premier patient en tant que titulaire ! C'est pas rien. Et on est devenus amis avec le temps. Je sais que quelque part je l'ai aidé quand il a perdu sa femme, et maintenant voilà que c'est mon tour de m'aider dans... mes douleurs ? Mes pertes ? Je suis un peu perdue en ce moment, je ne sais plus vraiment ce que je veux, ni ce que je peux avoir. Mais je me sens soutenue, et c'est déjà ça. Sa main sur la mienne me fait du bien. Son étreinte aussi. Aly posa une main sur le bras de Natai, pour le remercier, silencieusement. Il revient à sa place et Aly expulsa un long soupir. "Si je n'ai pas le droit de refuser alors !" Je retrouve mon sourire. C'est quelque chose qui en général sidère tout le monde, moi la première. J'ai beau avoir tous les malheurs du monde qui me tombent dessus, je continue de sourire et de me montrer... "enthousiaste" disons. "Je peux... te poser une question personnelle ? ... Par rapport à ta femme... ?" J'hésite  en posant cette question. Je sais que c'est douloureux pour lui, ou en tout cas ça l'était, ça doit sûrement l'être encore... enfin je ne sais pas, d'où mon... besoin de lui poser la question qui me taraude. "Je ne sais pas trop comment dire ça... Je..." Je ne sais pas quoi lui demander exactement. Comment c'était de perdre sa femme ? Comment il s'est senti ? Est-ce qu'il s'en est sorti ? Non, toutes ces questions sont stupides, mal tournées et particulièrement indélicates. Je sais que je manque parfois de tact, mais... pas avec ce genre de choses. Il y a trop de douleur déjà pour en rajouter une couche avec un manque de tact. "Je m'inquiète pour Ruben. Je... Je crois que quelque part cet enfant je le voulais aussi un peu pour que... qu'il ne soit pas seul quand je ne serais plus là. J'ai peur pour lui. Qu'il se retrouve seul, qu'il... se perde ? Je n'ai pas peur de la mort, ça fait un moment que je l'ai accepté. Mais que Ruben perde le goût à la vie ou quelque chose comme ça... ça me terrifie. Comment tu as... réussi à surmonter ça toi ?" Je le regarde l'air contrit. Je regrette déjà d'avoir posé la question. C'est parfaitement indélicat, ce n'est pas le genre de questions qu'on pose. Même à un proche. Enfin, je crois ? "Désolée... je... enfin t'es pas obligée de répondre."

Il aimait ce sourire Natai parce qu’il était signe d’espoir, d’un positivisme rare en ces jours sombres. Il l’enviait parfois parce qu’il en fallait du courage et de la volonté pour ne pas se laisser aller à la facilité de la tristesse et de la lassitude. La question le fit tiquer mais il ne fit aucun commentaire, se contenta d’hocher la tête. Sa femme avait toujours et restait un sujet tabou pour beaucoup, les deux tourtereaux avaient protégé leur vie privée à coups de becs et d’ongles, si bien qu’on ne connaissait rien de leur quotidien. Ceux qui avaient eu la chance de la connaître y avaient vu une personne rayonnante, souriante et pleine de vie, prête à conquérir le monde avec sa bonne humeur. L’annonce du cancer ne l’avait pas abattu contrairement à son mari qui avait bien cru sombrer avec elle. « Prends ton temps Aly, je peux attendre. » Il lui offrit un sourire patient et serra doucement sa main dans la sienne pour la rassurer de sa présence. Ils avaient déjà parlé ensemble de sa défunte femme, Alysha l’avait aidé à garder la tête hors de l’eau et à revenir sur terre, ce n’était donc pas la première fois que le sujet était abordé.
Il écouta la question, pinça les lèvres, se mordit l’ongle du pouce puis s’affala sur sa chaise. Ainsi elle avait peur que Ruben sombre lui aussi ? Il ne fit pas part de sa peur personnelle de voir Alysha disparaître, ce n’était pas le sujet et il ne voulait pas non plus être un fardeau pour elle, il était un ami et un soutien avant tout, il devait garder le sourire avec elle. « Il m’a fallu du temps. » commença-t-il, prenant le temps de se remémorer cette lointaine époque. Il était resté jusqu’au bout auprès de sa femme. « Mais lors de sa maladie, je suis resté à ses côtés jusqu’au bout, j’ai gardé le sourire jusqu’au bout, c’est après que c’est devenu difficile. » La maison vide, le lit froid, le silence comme seule présence. Ca pouvait rendre fou. « Les autres m’ont aidé, on ne m’a pas laissé seul, jamais. C’est la solitude qui est dangereuse et… Alex m’avait préparé en quelque sorte. »

Je m'en voulais terriblement de lui poser ce genre de question. C'était parfaitement indiscret, et puis je savais que ça n'avait pas été facile pour Natai. Je l'avais même aidé à ma façon, j'étais bien au courant de comment ça s'était passé pour lui. Enfin... j'étais au courant dans les grandes lignes quoi. Et voilà que maintenant je mettais les pieds directement dans le plat en lui demandant comment il avait vécu la mort de sa femme ! Bien joué Aly... Je sais que cette saleté de tumeur est placée dans un endroit de mon cerveau qui influe sur les inhibitions, ce qui en gros me fait plus ou moins dire tout ce qui me passe par la tête ( petit à petit je n'ai plus de filtre ), mais quand même ! Faudrait que je me contrôle un minimum ! Je m'empresse d'ajouter qu'il n'est pas obligé de répondre, en glissant au passage des excuses. Mais au fond j'espère quand même qu'il va répondre, et c'est ce qu'il fait. La solitude est ce qu'il faut éviter à tout prix. Je m'en doutais un peu. En y réfléchissant bien Ruben aura Callie, mes parents, tous les collègues de l'hôpital... Enfin je sais pas, il va falloir que je me penche sur la question pour m'assurer que tout ira bien pour lui quand je ne serais plus là.Les derniers mots de Natai me font soudain tiquer. "Comment ça elle t'avais préparé ?" je demande en fronçant les sourcils. J'ai bien une idée. Idée que j'ai commencé avant de tomber enceinte soit dit en passant, et que j'ai du coup remisé à plus tard depuis plusieurs mois. Je me demande si c'est la même chose. Non, ce serait une trop grande coïncidence, c'est impossible ! Mais je tente quand même. "Est-ce qu'elle t'a inscrit à ton insu sur un site de rencontre pour te trouver quelqu'un d'autre après son... départ ? Parce que c'est ce que j'ai fait y a quelques mois pour Ruben. Enfin, j'ai créé le profil mais je l'ai pas mis en ligne... Argh c'est ridicule je sais..." dis-je en me prenant la tête entre les mains, honteuse.

Alexandra a toujours été une femme aimante et ouverte aux aléas de la vie, elle a toujours su que le monde n’est pas fait de sucre et que parfois, elle se décide à pourrir les horizons clairs des couples. Et voilà qu’elle a eu raison sur ce coup-là, elle ne s’est jamais doutée de la maladie non, elle a pensé à une rupture, à un adultère, ce genre de choses qui arrive bien trop souvent au cœur d’Hollywood mais elle n’a jamais pensé que le mal puisse venir de l’intérieur. Natai arque un sourcil à la solution trouvée par Alysha et se tapote les lèvres du bout des doigts, surpris qu’on puisse faire pareille chose pour l’être aimé. Mais chaque couple a sa façon d’évoluer et de se protéger face au danger. Il secoue la tête et termine sa tasse de café. « Non ce n’est pas en rapport à l’amour ou trouver une autre personne. On s’aimait trop pour envisager une chose pareille et ça peut paraître ridicule mais je pensais qu’Alex était la femme de ma vie. Je vois les choses différemment maintenant, je l’aimerai toujours mais je me rends compte que je suis prêt à passer à autre chose. » explique-t-il avant de poursuivre, se penchant en avant pour prendre sa main dans la sienne. « Ton idée n’es pas ridicule, peut-être que ça peut fonctionner mais j’espère qu’il connaître la réelle raison de l’inscription. » Il ne manquerait plus que ce fameux Ruben pense que sa femme le trompe ou qu’elle ne veuille plus de lui à cause de la perte de l’enfant. « Alex m’a surtout fait découvrir de nouvelles choses et m’a fait surtout comprendre que ma vie ne tournait pas autour d’elle seulement. Elle m’a forcé à partir en randonnée dans des coins paumés du monde avec des amis proches, me faire rencontrer d’autres personnes, me faire comprendre que j’avais encore tant de choses à découvrir. » Il presse sa main dans la sienne. « Quand elle est morte, j’ai pris quelques semaines à me souvenir de tout ça et je suis directement parti dans un coin paumé avec trois proches, j’ai suivi ses conseils et crois-moi ça m’a beaucoup aidé. Je me suis dit que mes découvertes étaient aussi les siennes et qu’elle découvrait à travers mes yeux. Là c’est ridicule mais ça a été ma façon de guérir. » rit-il doucement.

Le récit de Natai me faisait froid dans le dos et monter les larmes aux yeux, mais ça me faisait également sourire. C'était très étrange. Trop d'émotions se bousculaient en moi. Je me mis à penser à Ruben, à tous nos moments passés ensemble. Je ne voulais pas que ça s'arrête. J'aurais voulu rester dans ses bras pour toujours, j'aurais voulu me réveiller à ses côtés pendant encore de nombreuses années, j'aurais voulu qu'on fonde une famille. Mais tout cela était visiblement hors de portée à présent. Je m'étais résignée depuis longtemps, trop longtemps peut-être. Natai me faisait réaliser qu'il était peut-être temps de se créer de nouveaux souvenirs, ensemble ou non peu importait, tant que c'étaient de bons souvenirs. C'était ça l'important après tout. Et moi j'étais à la terrasse d'un café, alors que je n'avais pas vu mon mari depuis plus d'un mois, alors qu'il ne savait même pas que j'étais là. Je me sentais vraiment stupide pour le coup. Mais j'hésitais encore. Dans l'état actuel des choses j'étais bien trop troublée pour prendre une décision rationnelle, ou même juste pour penser normalement. "Merci... Je sais que ce n'est pas facile pour toi de parler de ça... Enfin, même si tu es prêt à passer à autre chose, ce qui est génial d'ailleurs ! C'est... ça me donne de l'espoir quelque part, c'est bête..." J'avais l'impression que les mots qui sortaient de ma bouche étaient en désordre. Est-ce que ce que je venais de dire avait un sens ? J'en doutais sérieusement. Mais tant pis. "J'ai un rendez-vous, va falloir que j'y aille. Est-ce que tu crois que tu va t'en sortir avec toutes tes admiratrices si je ne suis plus là pour te protéger ?" lancé-je pour repartir sur une bonne note. Les discussions trop sérieuses ça nuisait sérieusement au moral, et j'avais tout sauf besoin de ça en ce moment.

Natai ne ressent aucune tristesse au creux de son cœur, seulement un sentiment de plénitude. Après tout, il a déjà fait son deuil et pense à sa défunte épouse avec uniquement les bons souvenirs. Mais il sait que pour Alysha ce n’est pas aussi simple à digérer parce qu’elle est encore dans le vif du sujet et ne semble pas savoir comment s’en extirper. Ca ne sera pas facile, il le sait tout comme elle le sait, mais il n’a pas peur pour elle, elle est forte il n’en a jamais douté. « Ne t’en fais pas, c’est un plaisir de t’aider et d’être à tes côtés Aly. Si tu as le moindre problème, tu sais où me trouver. » lui répond-il dans un large sourire. Il mord une dernière fois dans son croissant et réunit ses affaires pour les fourrer dans les poches de son bermuda, glissant un regard à la foule qui les entoure et notamment aux quelques admiratrices qui se pensent parfaitement dissimulées. « Je vais profiter de ton départ pour fuir. » plaisante-t-il, posant le pourboire pour le serveur et quittant sa chaise pour rejoindre Alysha. Ils font quelques pas pour regagner la sortie du café et Natai s’arrête pour une poignée de secondes. « Prends soin de toi Aly, pas de conneries. » Il la prend dans ses bras pour la saluer une dernière fois et tapote sans trop forcer son dos. « Et parle à ton mari ! » Il se détache et la regarde pour la rassurer, réajuste ses lunettes de soleil sur son nez et s’en va, ne pouvant s’empêcher d’être inquiet pour son amie et confidente.