all the things we could have been (chin&rody 1)

Une belle et longue journée se termine, le soleil déclinant dans le ciel, lui rendant des tonalités de feu. La chaleur est à son paroxysme, tout comme la fatigue qui s'enlise dans chaque pore de mes muscles. Devant le plan de table de la cuisine, pointé comme un piquet, dans un silence de marbre attisé par la solitude, l'envie de cuisiner me quitte instantanément. Quoi de mieux d'aller manger dehors, dans une foule d'anges déchus ? Ça me permettra de ne pas trop penser à Dylan, à ces heures perdus dans ses bras alors que nous étions lovés l'un contre l'autre sur le canapé. Depuis qu'il est parti, je supporte de moins en moins le vide, alors je bosse férocement et je quitte souvent notre ancien nid. Je vaque dans la ville, d'une extrémité à l'autre. Et c'est sur le Centre-ville que mes idées m'accompagnent et me projettent ce soir, plus particulièrement sur ce food-truck de bouffe taïwanais. Ce dernier se trouve sur Rodeo Drive, pas si loin d'ici en voiture, mais mieux vaut s'y rendre à pieds pour éviter les embouteillages et les problèmes de circulation. Si on m'avait dit qu'il y avait pire que Paris à l'époque...
Habillé de ce qu'il y a de plus simple (on ne va pas à un dîner de charité), je traverse les rues et les grandes avenues, surveillant et pianotant de temps en temps mon téléphone portable pour passer le temps, observant les différents paysages qui défilent devant mes yeux. C'est riche, c'est vivant, c'est blindé, ça brille de partout, ça parle, ça crie, ça rie. Bref, c'est LA, c'est ma vie depuis plus de dix ans maintenant. Et bon Dieu, qu'est-ce que je ne regrette pas d'avoir quitté ma France chérie. Là-bas, je serai encore sans le sous, à passer la moitié des mois derrière des barreaux et à prendre le premier parce que je suis trop mignon. Ici, j'ai évolué socialement, j'ai des choses que  je n'avais pas avant et que j'entrevoyais seulement dans mes rêves. Ici, je parle un Français irréprochable tellement la langue de Molière me manque et que je passe mes journées à blablater en anglais. Ce sont des gros changements et des petits détails qui modèlent le tout et dorent ma vie.
Après plusieurs minutes de marche, un estomac qui grogne de plus bel, le food-truck tant désiré sur Romeo Drive apparaît. Évidemment, la queue s'est déjà formée devant l'institution du coin, mais je ne m'imaginais pas devoir attendre aussi longtemps pour mon casse-croûte. Un peu dépité, je remonte la file, laissant glisser mon regard sur les visages. J'ai faim, alors si jamais je peux raquer une place ou deux, je ne vais pas me gêner. Attends, une seconde... Chin ? Je me disais bien que ce visage m'était familier. Le hasard fait bien des choses malgré le pincement au myocarde qui ne fait qu'accroître, qui se ressert vivement sur l'organe dès lors que les prunelles du coréen croisent les miens. Chin Hae, c'est une histoire qui remonte il y a quelques années, quand je l'ai rencontré et que j'en ai pincé gravement pour lui. Je pensais que c'était réciproque, qu'un truc pouvait arriver et me rendre heureux. Mais notre relation s'est terminée après quelques baisers et caresses à la volée. C'était fini et je me suis retrouvé sur le carreau, à devoir oublier les sentiments et les sensations grisants que Chin Hae m'avait procuré. Je me rends compte, à cet instant, que même encore maintenant j'ai du mal à gérer la frustration de ne pas l'avoir eu, rien que pour moi. L'émotion renaît et grignote petit-à-petit les synapses de mon cerveau. Je pourrais pourtant m'éloigner et trouver un autre endroit (un autre food-truck ; il y en a des centaines) pour manger en paix, mais je m'y refuse. Le visage et le regard de Chin Hae, sa présence entière, me contraignent à rester. Peut-être est-ce le souvenir de ses lèvres chaudes sur les miennes qui me pousse à aller de l'avant. Chin, ça alors, comme on se retrouve., je lâche finalement, les mains dans les poches pour cacher ma nervosité. Je me demande s'il va accepter de me reconnaître, car l'inverse m'énerverait grandement et sa place dans la file d'attente est plutôt avantageuse. C'est une occasion en or que je ne raterai pas. Et puis, plus je le dévisage, plus je le redécouvre après tout ce temps, plus je me demande s'il est le même homme, s'il me rejetterait comme il l'a fait à l'époque. Je ne vais pas me mentir, une partie de moi ne serait pas contre l'idée de le séduire et de le tester à nouveau. Je pensais justement casser la croûte ici, c'est un de mes food-trucks favoris. Ça te dérange si je squatte ? Je demande, même si je sais que le tour est déjà joué. C'est une tactique que m'a filé Nicolas peu après mon arrivée à Los Angeles : s'imposer sans que l'autre ne le remarque vraiment. Rassure-moi, tu te rappelles de moi ? Rodrigo. Rody. On était plutôt proche à l'époque., je lance avec un sourire en bouche et les iris pétillantes. A ce stade, c'est juste de la taquinerie à l'état pure, la faute de ma frustration qui prend le dessus et me fait dire des conneries. Bordel, répond-moi Chin Hae. Dis quelque chose.

"Les retrouvailles nous font toujours repasser de vieux scénarios du passé.”

[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] Rodrigo & Chin Hae

Les heures s'effacent.
Quand Chin danse.
Le monde disparaît.
Quand la musique possède son être tout entier.
Et il ne voit pas le soleil doucement descendre de sa place, alors qu'il enchaînent les combinaisons de pas. Il a donné des cours toute la journée, passant de la valse à la rumba, en titillant le tango. Il a aussi regardé ses élèves danser et donné des conseils. Restant concentré sur chacune des personnes qu'il observe d'un œil professionnel. Avec dans un coin de sa tête ce futur concours. Peut être le dernier, c'est ce qu'il s'était dit à sa précédente inscription. Sa partenaire lui a poussé un peu la main, mais bon un concours de plus ce n'est pas la mer à boire. Même si son école de danse lui prend beaucoup de temps et d'énergie car il se donne à fond, voulant être partout à la fois. Ne voulant rien perdre des progrès engagés et des passions dévoilées. Il en oublierait presque de manger, de dormir, de vivre un peu pour lui. Mais faire ainsi lui évite de penser à des pulsions qu'il s'interdit. Surtout depuis ce fameux weekend au domaine ou sa route à croiser celle de Zacharia Foster. Le regard bleu du vigneron envahit parfois ses rêves, lui donnant d'un coup des sueurs, avant qu'il ne se réveille fébrile imbibé de pensées érotiques. Alors pour annihiler tous ses désirs, il danse. Il danse comme un forcené. Voulant oublier ces envies aux quels il ne peut tolérer de céder. Il a eu dans le passé cette faiblesse, celle de laisser ses lèvres et ses mains frôler l'interdit, celle d’allumer ce feu indécent.
Mais à présent il se maîtrise.
Ou du moins il essaie.
L'équilibre est fragile.
Il le sait.
La moindre étincelle peut le faire chavirer.

C'est la voix de son plus ancien élève qui vient sortir Chin de sa transe. Il lui signale que tout le monde est parti. Et là il se rend compte de l'avancé du jour et de la naissance de la soirée. Son estomac en profite pour le rappeler à l'ordre. Les efforts engagés ont dévorés son énergie et il est tend de la restaurer s'il ne veut pas finir avec les jambes coupées. Il remercie son élève et passe une serviette autour de sa nuque. Il est en sueur, mais aucune douleur dans ses muscles, son corps est rompu à l'exercice. La pratique de la danse quinze heures par jour à finir par forger son être entier à sa volonté de toujours bien faire.
A sa volonté de se perdre dans cet univers.
Quitte à oublier le monde extérieur.
Chin regarde par la fenêtre et il remarque le peu de queue devant le Food-Truck. Ce n'est pas trop le genre d'alimentation qu'il mange, mais là c'est une façon de gagner du temps et surtout de ne pas monter dans son appart pour aller se préparer quelques choses à grignoter. Un gain de temps qu'il mettra à profit pour continuer ses performances. Il fera certainement un peu de Tae Kwon Do et finira par du yoga pour détendre tous ses muscles sollicités sans pitié. Il se change de débardeur car le sien est trempé, débardeur qu'il laisse tomber sur son pantalon de danse noir qui marque sa taille et ses cuises avant de s'évaser le long de ses mollets. Il enfile des baskets ne voulant pas sortir en chaussons de danse. Prend une autre serviette, récupère son porte feuille, met ses écouteurs dans ses oreilles et sort d'un pas léger. Il se glisse dans la file qui s'est formé et il attend son tour. Fermant parfois les yeux, répétant encore et encore dans sa tête les mouvements de sa chorégraphie solo sur laquelle il bosse depuis presque trois mois. Il compte la présenter à la représentation de fin d'année.  
Tout ce qui l'entoure s'efface.
Ne reste que la musique.
Et les mouvements qu'il répète discrètement.

Il est bien là Chin, se moquant de ce que les gens pensent. Il est dans son monde, il attend juste son tour. Mais il semble que le destin soit de manigance avec ses pulsions entravées.
Une voix se fait entendre.
Au départ lointaine.
Comme un écho du passé.
Puis plus présente.
Avant de raisonner au point de le faire frissonner.
Le danseur ouvre les yeux et juste à ses côtés il voit  ….
Rodrigo. Rody. Il s'impose avant même qu'il est le temps d'ouvrir la bouche. Avant même qu'il ne réalise que ses yeux le dévorent. Il le regarde surpris et essaie de garder le contrôle alors qu'au fond de lui l'image de leurs corps collés, éveillent une chaleur qui inonde ses reins. Non pas lui pense t-il. Son regard ne trahit rien, il a appris avec le temps à faire taire ses désirs. Il prend le temps, alors que Rody semble impatient lui demandant même s'il le reconnaît. Comment oublier l'homme avec lequel il a connu ses premiers réels émois ? Avant de le fuir car il aurait pu le mener sur ce chemin qu'il n'ose emprunter par peur de prendre plus de plaisir à coucher avec un homme qu'avec une femme. Il quitte lentement ses écouteurs voulant gagner quelques secondes, il sourit.
« Pardon je n'ai pas entendu. Tu as dis quoi ? »
Il a parfaitement entendu tout ce qu'il lui a dit, sa musique est forte mais pas au point de le couper complètement de l'extérieur. Mais il ne veut pas rebondir sur certaines des paroles de Rody, notamment sur le fait qu'ils étaient proches par le passé. C'était une erreur. Jamais il n'aurait du, même s'il a aimé. Même s'il aurait aimé en découvrir plus avec lui. Il garde ses distances, ne voulant nullement engendrer un contact. Un effleurement pourrait causer sa perte.
Et ce n'est pas le moment.
Ce ne sera jamais le moment.
« Je suis un peu pressé. Je prends un truc vite fait et je refile répéter. Du coup je n'ai pas beaucoup de temps. Désolé. »
S'attarder serait prendre des risques. S'attarder serait ouvrir à nouveau la faille. Rody a marqué son corps, il sait qu'il ne lui serait pas compliqué d'éveiller à nouveau ses désirs. Surtout avec ce trouble qu'il ressent par rapport à Zacharia, cette pulsion nocive que le vigneron a fait naître dans son corps et qui semble s'implanter comme une mauvaise herbe. Alors pas la peine que Rody vienne jeter de l'huile sur le feu. Et c'est enfin à son tour, il espère qu'après il pourra fuir et aller se réfugier dans sa danse. Sa seule échappatoire quand l'envie d'être touché et embrassé par un homme prend le dessus. Rody lui a fait tourner la tête une fois, il sait qu'il en a encore le pouvoir, surtout qu'il est toujours aussi séduisant et séducteur. Il commande un sandwich végétarien, pour rester dans l'optique de son hygiène alimentaire. Les écarts ce n'est pas pour lui.
« Je suis content de t'avoir vu mais je vais devoir y aller. »
Fuir encore.
Toujours.
Fuir cette réalité qui le ronge.
Et le bouleverse.
Et tant pis s'il blesse.

vmicorum.