but there is this sadness... and i don't know where it comes from. (jules)

Inspirer. Expirer. Les yeux fermés, elle se laisse aller toute entière à l'étreinte tiède du soleil. Elle ouvre les paupières, laissant ses iris s'habituer doucement à la luminosité. Le soir s'annonce doucement; les ombres s'allongent et l'horizon se peint d'ocres. C'est son heure favorite. Celle où tout s'apaise. Il est pourtant si rare qu'elle puisse la contempler comme elle le fait, perchée sur une chaise à bascule, un verre de vin porté en calice entre ses doigts fins.

Dans une vie réglée comme du papier à musique, ces instants inattendus sont les rares fausses notes qui lui rappellent qu'elle est humaine. Elle peut presque compter sur les doigts d’une main les moments de sa vie qui l’ont vu sincèrement désemparée. Tel était, sans doute, le drame de toutes les mères : les enfants seuls semblaient avoir le pouvoir de vous déboussoler entièrement. Maddie lui jetait un regard, avec ses yeux immenses d’angoisse, et son monde tout entier s’effritait en poussière. Depuis ce jour où son monde avait tremblé sur ses bases, sa propre existence la laissait de plus en plus perplexe. Elle regardait autour d’elle ce vernis dont elle avait embelli son existence, et ne voyait plus que les doutes et les imperfections qu’il masquait à peine.

Le son clair de la sonnette fend le silence et elle sursaute presque, se levant par automatisme pour rejoindre l’entrée. Elle ouvre la porte sur Jules, et par automatisme, un sourire étire ses traits. « Hey, how are you ? Come on in ! » Les salutations passées, elle l’emmène dans cette maison modelée selon l’image qu’elle a toujours voulu se donner; lignes pures, surfaces lisses, pas la feuille d’une plante pour dépasser d’un rangement au cordeau. « You want a piece of pire ? I made one. Because that’s what I do now, I bake. Can you believe? » ponctue-t-elle dans un rire et un coup d’oeil. « You want something to drink ? Maddie won’t be here for at least— » elle lève les yeux vers l’horloge au mur « — half an hour, so we have time. She’s gone shopping with her mom. » A chaque fois que Maddie savait qu’elle allait chez Jules, elle tenait systématiquement à lui offrir quelque chose, et traînait de force une de ses deux mères dans des expéditions à la recherche des différents éléments de son idée de cadeau. Cette fois, elle s’était mise martel en tête pour une couronne de fleurs.

Elle marque une pause, longue, laissant un silence confortable glisser entre elles. « You know, I never said it but— thanks for taking such good care of Maddie. It hasn’t been easy these last months, and you’ve really helped her. » continue-t-elle en laissant un sourire, sincère, doux, gommer la sévérité habituelle de ses traits. Jules et elle se connaissent depuis des années, à un point tel que souvent, les mots ne sont plus tout à fait nécessaires. Pourtant cette fois, inexplicablement, elle ressent le besoin irrépressible de l'exprimer. Comme par anticipation de ce qui allait suivre.

« Hey, how are you ? Come on in ! » La lourde porte d’entrée s’ouvre pour dévoiler ta meilleure amie, en contre-jour. Pour toute réponse, tu l’étreins brièvement avant de pénétrer dans cette maison qui te voit, ces derniers temps, beaucoup plus que la tienne. Tu la suis sans cérémonie, après t’être débarrassée de tes talons hauts dans le hall, la plante des pieds nue contre le sol glacé. « You want a piece of pie ? I made one. Because that’s what I do now, I bake. Can you believe? » Ton rire résonne en écho du sien et tu ne peux t’empêcher de rétorquer : « If you baked it, I’m not sure I should be having any. » Vous n’êtes pas des cuisinières hors pair. Aussi bien l’une que l’autre êtes plus proche de la catastrophe industrielle que chef trois étoiles derrière les fourneaux. Vous en plaisantez souvent, mais blague à part, le simple fait de savoir que Wilma se met à la pâtisserie te fait froid dans le dos. « You want something to drink ? Maddie won’t be here for at least half an hour, so we have time. She’s gone shopping with her mom. » Tu te laisses tomber sur la canapé, relâchant par la même occasion le stress et la fatigue de la journée, en répondant simplement : « Sure ! » Tu la laisses choisir ce qu’elle souhaite te servir. Non seulement elle connait tes goûts – qui ne sont pas bien exigeants – mais en plus les siens sont bien meilleurs et plus affutés, particulièrement en ce qui concerne les cépages de vins. Au-delà de rouge, rosé, blanc, tu es perdue.

« You know, I never said it but— thanks for taking such good care of Maddie. It hasn’t been easy these last months, and you’ve really helped her. » Une main posée sur le sternum, un sourire à la fois franc et mélancolique sur les lèvres tu laisses le silence s’installer un instant avant de répondre : « She’s such a great kid… » Tu refuserais presque d’accepter ses remerciements. La question ne s’est jamais posée, ça a toujours été une évidence pour toi que tu te plierais en quatre pour ta filleule et que tu répondrais à la moindre de ses exigences, au moindre de ses caprices. Il y a des choses qu’on ne contrôle pas et qui sont plus fortes que nous. La maladie, et la famille, en sont deux. « I wish I could take all her pain away… » Des mots faciles à dire, mais que tu penses pourtant. Et tu sais de quoi tu parles. Tu referais, sans hésitation aucune, des années de cette insupportable chimiothérapie si cela pouvait lui éviter ne serait-ce qu’une séance supplémentaire. Mais, évidemment, tu ne le peux pas, alors tu t’attaches à rendre chacun de ces instants un tout petit moins atroce qu’il ne l’est déjà.

« If you baked it, I’m not sure I should be having any. » Wilma tourne brusquement la tête à la remarque de son amie, haussant un sourcil sceptique, trahi par le frémissement de la commissure de ses lèvres. Quand elle abandonne finalement ses traits à  un sourire amusé, elle répond dans un soupir « a brutal, yet fair point. » Jetant un coup d’oeil désemparé à sa tarte, elle finit par ranger cette tentative culinaire au frigo, laissant June s’installer. Cette maison est pratiquement autant la sienne qu’elle est la leur, surtout depuis qu’elle prend une place grandissante dans la vie de la petite.

Elle arrache au frigo, dans un échange inégal contre son abomination pâtissière, la bouteille de rosé qu’elle a débouché plus tôt. Sortant un verre à pied d’un placard de cette cuisine qui lui semble parfois monumentale, elle verse le précieux liquide, revenant vers le canapé avec les deux verres. En confiant un à son amie, elle se glisse à son tour dans le canapé, laissant le silence confortable qui naît des amitiés de longues date les envelopper une seconde. Seuls les mots de Jules viennent rompre ce silence, vers de sagesse flottant dans l’air comme une prière commune. Une seconde, juste une seconde, la tête posée contre le coussin, les paupières fermées, elle s’abandonne à ce silence paisible, à cette présence rassurante. « I hate feeling so helpless. I would give everything for her to be like she was before all this. Just to see the sparkle again. »

Puis l’instant se brise, et elle relève la tête, son regard croisant celui de Jules. « But you are taking some of her pain away. Maddie loves — adores you. » répond-elle dans un sourire. « It’s good she has someone with whom she feels comfortable enough sharing everything that’s happening. She needs it. » Ce serait mentir que de dire que Wilma n’en ressent aucune jalousie. Quoique jalousie ne soit pas le terme le plus à propos — sa fille et elle s’adorent, mais ne pas être celle que Maddie a choisi pour l’accompagner au plus près devant l’écrasante épreuve qu’elle traverse la blesse plus qu’elle ne pourrait l’avouer. Et la fait douter au plus profond de ses convictions — est-elle cette mère distante qui a laissé sans s’en rendre compte une carrière brillante prendre le dessus sur sa famille ?

Elle s’arrache à ses réflexions, et dans une attitude qui ne lui ressemblerait presque pas, se perd dans la contemplation de son verre et ajoute « at least, I’m glad it’s you. And she’s being increasingly difficult about it : it’s you or nobody else. » Un sourire doux ponctue cette phrase, sa maîtrise d’elle-même reprenant le dessus sur ce bref moment de vulnérabilité. « June and I just hope that’s fine with you — if… all this ever was to become too much, you must tell us. »

« I hate feeling so helpless. I would give everything for her to be like she was before all this. Just to see the sparkle again. » Tu n’as pas le cœur de l’interrompre et de lui voler la lueur d’espoir qui brille au loin. A quoi bon ? « But you are taking some of her pain away. Maddie loves — adores you. » Un sourire apparaît sur tes lèvres alors qu’un sentiment de fierté, coupable, réchauffe ta poitrine. « It’s good she has someone with whom she feels comfortable enough sharing everything that’s happening. She needs it. » Ce n’es pas toi qui la contrediras. « at least, I’m glad it’s you. And she’s being increasingly difficult about it : it’s you or nobody else. June and I just hope that’s fine with you — if… all this ever was to become too much, you must tell us. »

Sans que tu t’en rendes compte, tes ongles grattent le dos de ta main gauche, comme ils le font à chaque fois que tu es replongée dans tes années d’oncologie. Si on demande à Jack ou à tes parents ce qui les a le plus marqué de ta maladie, ils répondraient probablement la chute de tes cheveux, ton corps décharné par la nausée et le manque d’appétit ou ton teint verdâtre d’être fatiguée, tout le temps. Ils n’ont pas vu les petites choses qui paraissent insignifiantes mais qui ont consumé ton quotidien. Ta peau si sèche qu’elle aurait pu partir en lambeaux. Le picotement incessant des perfusions. Les aphtes qui balafraient ta bouche. Les hématomes qui constellaient tes jambes. Alors évidemment que c’est difficile à supporter, cette situation. Chacun des regards lancés par Maddie ravive les traumatismes que tu pensais enfouis depuis longtemps. C’est déjà trop, beaucoup trop, et ça l’est depuis le premier jour. Mais que tu le veuilles ou non, il n’y a que toi qui puisses vraiment comprendre. Vraiment être là pour elle. Que toi qui sais que l’étincelle dans ses yeux, celle que regrette déjà sa mère, ne reviendra jamais et qu’il est vain de l’attendre.

« She won’t get to say it’s too much. » Ca te paraît inimaginable de l’abandonner alors qu’elle n’a pas choisi ce qui lui tombe dessus et qu’elle ne peut pas faire machine arrière. Si elle est coincée, vous l’êtes toutes. « Or she will… and nobody will listen. » Tu te souviens de ta parole, constamment remise en question. Des complaintes que personne n’écoutait. Des pensées qu’on t’interdisait d’avoir. « I wish I didn’t know what it’s like to be her. » Tu n’es pas de ces personnalités inspirantes qui répète à qui veut l’entendre que les épreuves de la vie t’ont rendue plus forte et que tu retraverserait tout les yeux fermés. Jamais. Si tu pouvais t’épargner un seul jour de souffrance, tu le ferais. « But… I’m so glad I do. » Une grande inspiration, presque un soupir, t’accorde une pause. « At least she doesn’t have to be as lonely as I was. » Envolé le tact, tu n’as même pas conscience du poids de tes mots ni d’à quel point il peuvent paraître acérés pour un cœur de maman dépassé par les événements, mais qui fait du mieux qu’il peut.