suddenly i see (nickyjules)

Ce soir est un soir de fête, de célébration même. Après des semaines de négociation à flux tendu, la signature est finalement apposée au bas de la page, et tu ne pourrais pas être plus heureuse. Les talents, quand on a du flair, on les repère à leur premier manuscrit, et on leur offre un contrat pour deux ou trois livres. Mais quand on a vraiment beaucoup de flair, et de chance, la concurrence ne tarde pas à poindre le bout de son nez pour les ouvrages suivants. Ton problème, c’est que tu ne joues pas exactement dans la même cour que certains de tes collègues. Capulet est une maison à taille humaine, ce qui veut dire que tu n’as pas tout à fait les mêmes cartes en mains, que tu ne peux pas te permettre de promettre les mêmes avantages. Mais parfois, comme aujourd’hui, c’est ce qui fait aussi la différence. La relation que tu crées avec tes auteurs, presque amicale, c’est ton atout majeur que personne ne pourra t’enlever.

Tu es d’humeur joyeuse, tu veux marquer le coup, et si tu devrais sabrer le champagne avec Jack, ce n’est pas du tout ce que tu as en tête. Une bouteille de bulles dans les mains, tu commandes un Uber, direction Westwood. Déjà que tu détestes conduire d’ordinaire, tu ne veux pas te retrouver coincée avec ta voiture à l’autre bout de la ville, et trop d’alcool dans le sang pour pouvoir prendre le volant. Ca te laisse aussi de longues et précieuses minutes pour lire pendant le trajet, et c’est toujours bon à prendre. Tu es bien moins apprêtée qu’à ton habitude. Au placard talons hauts et vêtements haute couture qui se dressent en armure entre toi et le monde à longueur de journées. Tes cheveux sont retenus par un nœud fluide dans le bas de ta nuque, des mèches volant de part et d’autre de ton visage, et tu es vêtue d’un simple t-shirt gris et d’un cardigan qui te protège de la brise du soir. Maintenant que tu y penses, tu trouves cela un peu effrayant. Il ne t’aurait fallu qu’un quart d’heure tout au plus pour retrouver un peu d’allure, mais cela aurait amputé ton temps avec Nicky et le choix a été vite fait.

Le rose aux joues et la bouteille dans une main, tes phalanges frappent à la porte. A cet instant, tu te mets à douter. Tu t’étais dit que ce serait une bonne idée de la surprendre, que ça lui ferait plaisir que tu prennes l’initiative de la voir, pour une fois. Mais peut être qu’elle est occupée ? Peut-être qu’elle ne veut pas te voir ? Peut-être… qu’elle n’est pas seule ? Une vague de regret te saisit, mais tu n’as pas le temps de te laisser totalement gagner par la panique que le panneau de bois s’ouvre devant toi. A ton grand étonnement, ce n’est pas la silhouette de la brune qui apparaît, mais une beaucoup plus petite, qui te demande aussitôt avec une voix drôlement assurée pour son âge. « Bonsoir ! Qui es-tu ? » Sidérée, tu ne réponds pas tout de suite. Tu étais pourtant sûre d’être à la bonne adresse. « Je suis… Juliet. » Ton ton est hésitant, comme si tu peinais à te souvenir de ton propre prénom. Tu aurais envie de lui demander le sien à son tour, mais à en croire ses chaussons et son pyjama, il est chez lui et n’a donc pas à se justifier de sa présence. Tu voudrais ensuite savoir si Nicola est là, mais tu es perdue, tu ne saurais pas comment la désigner. Alors tu restes là, silencieuse, abasourdie en compagnie de ton mousseux. Décidément pas la soirée que tu avais envisagé.

Assise sur un pouf au milieu du salon, je suis en train de piquer du nez. Elio muni d’une brosse est en train de m’endormir, passant cette dernière dans mes cheveux. En fond sonore, le nouveau groupe musical de mon fils aîné, qui commence à me donner mal à la tête. « Chéri, tu peux aller demander à ton frère de baisser un peu le son s’il te plait, on s’entend plus penser… » La petite tête blonde repose la brosse à côté de moi sur le pouf et file droit dans la chambre de Gabriel, lui répétant mot pour mot ce que je viens de lui dire. L’expression ‘on ne s’entend plus penser’ dans la bouche d’un enfant de cinq ans est plutôt amusant je dois dire. La musique se baisse sensiblement. C’est mieux que rien. Puis elle se coupe finalement, pour laisser place à des bruits de console de jeux. Je grimace un peu, je n’ai pas la force pour aller l’en empêcher. On est vendredi soir, c’est le week end, on va dire que ça ira pour ce soir, même si j’essaie de limiter pour qu’il ne soit pas lobotomisé par les écrans. Elio revient à la charge avec des petits chouchous qu’il a trouvé je ne sais où. « Je peux te faire des couettes maman ? » Je crains le pire. « Fais ce que tu veux mon coeur. » Pendant ce temps, j’en profite pour faire une micro-sieste, et récupère comme je peux de ma semaine de travail éreintante. Je tangue un peu et me reprends, je vais devoir faire le dîner, j’ai presque envie de commander. La raison n’existe plus. Pizza pour tout le monde. Je prends mon téléphone et commande la même chose que d’habitude, sans le dire aux garçons, ils seront heureux quand l’odeur réveillera leur faim.

Je n’ai pas vu le temps passer avec les coiffures de mon fils. Je fais une pause pour aller aux toilettes, et juste au moment où je m’assieds, j’entends que ça sonne à la porte d’entrée. Porte des toilettes entre-ouvertes, je crie à Elio. « Tu n’ouvres pas mon coeur, j’arrive ! » Mais évidemment, c’est sans compter la détermination de mon fils. J’entends la porte s’ouvrir et je me dépêche de me rhabiller. Je lui ai toujours interdit d’ouvrir quand il ne sait pas qui c’est, et quand je ne lui en ai pas donné l’autorisation. Si Gabriel en a le droit lui, Elio est encore trop petit. On ne sait jamais. Je m’attends à ce que ce soit le livreur, j’ai commandé depuis assez longtemps pour que ça corresponde. Elio s’approche de moi, la porte entre-ouverte, mes sourcils froncés. Je suis prête à lui faire une remontrance. « C’est Juliet ! Tu la connais ? » Juliet ? Mais de quoi il parle ? J’approche et au moment où mon regard croise celui de Jules, je perds pieds. Bordel de merde. Pourquoi ? Pourquoi ce soir ? Je sens son regard se poser sur mes cheveux, et à la hâte je retire les chouchous que j’avais dans les cheveux. La honte. Je me racle un peu la gorge. « Bonsoir… » Et maintenant ? « Maman ? C’est qui ? » Je baisse les yeux sur mon fils, le coeur battant à mille à l’heure, avant de reposer mon regard sur Jules, qui semble tout aussi désemparée que moi. « Je… » Je ne sais pas quoi dire. Qu’est-ce qu’elle fait là ? « Tu veux entrer ? » Maintenant qu’elle est là, qu’elle a vu mon fils, je crois qu’elle a le droit de rentrer pour en savoir un peu plus. Je ne peux plus y échapper. Je me décale et tout en glissant une main dans les cheveux d’Elio, je laisse Jules entrer dans la maison, heureusement, ce n’est pas trop le bordel. Elle n’est jamais entrée ici, m’a seulement une fois ou deux raccompagnée devant, mais c’est tout. « Pourquoi tu me réponds jamais quand je te demande quelque chose ? » Que cet enfant est éveillé pour son âge… « Pardon mon coeur. Juliet est… une amie. » Je relève les yeux vers elle, un peu perdue. « Qu’est-ce qui t’amène ? » Je n’ai pas envie de la chasser, je suis heureuse de la voir, c’est juste un peu… étrange.

La petite tête blonde qui t’a ouvert la porte disparaît aussi vite qu’il est apparu. Toi, tu attends sagement sur le perron alors que tu l’entends demander, au loin : « C’est Juliet ! Tu la connais ? » Tu as envie de partir en courant. De toutes les issues que ton anxiété aurait pu prédire, celle-ci n’avait même pas fait son chemin jusqu’à ton cerveau. Si une partie de toi espérait toujours se rendre compte que tu t’étais trompée de maison, tête en l’air que tu es, il suffit d’une demi seconde pendant laquelle ton regard croise celui de Nicky pour asseoir tes doutes. Tes yeux se posent sur sa coiffure chaotique, une situation qui t’aurait probablement fait rire si tu n’avais pas été aussi décontenancée. « Bonsoir… » Tes lèvres dessinent machinalement un sourire mais tu ne peux te résoudre à répondre. Tu es comme paralysée.

« Maman ? C’est qui ? » Si tu pouvais encore essayer de te persuader que le gosse n’était pas le sien, tout s’envole en fumée avec sa question. Des semaines que tu essaies – en vain – de résister, de lui dire que c’est une mauvaise idée, de te défaire d’elle. Tu faisais ça pour ton mariage, pour les apparences, des excuses contestables. Mais finalement tu as raison. Tu ne peux pas briser une famille. « Je… » La brune est d’ordinaire si sûre d’elle, tu t’en veux de l’avoir mise dans une telle position. « Tu veux entrer ? » Tu la regardes à nouveau. Si elle semble aussi décontenancée que toi, elle n’a pas l’air de t’en vouloir. « Je... » Tu ne veux pas t’imposer. Trop tard. « ... je devrais probablement… » Maladroitement, tu pointes la rue du bout des doigts. Tu devrais t’en aller, rebrousser chemin et prétendre que tout ceci n’est jamais arrivé. Mais ton taxi est parti, et Nicola t’invite à l’intérieur.

Tu la suis sans un mot, découvrant son foyer pour la première fois. Il est infiniment plus chaleureux que ton duplex de designer, et malgré la situation tu ne peux t’empêcher de t’y sentir bien. « Pourquoi tu me réponds jamais quand je te demande quelque chose ? » Tu ris intérieurement. Tout le monde a perdu pied, sauf lui. « Pardon mon coeur. Juliet est… une amie. » On peut dire ça comme ça. Même si vous n’avez jamais été amies, pas vraiment. « Qu’est-ce qui t’amène ? » Tu fixes la bouteille de champagne qui n’a pas quitté ta main, et l’agites doucement pour essayer de te justifier. « J’avais envie de te voir. » Tu te sens un peu bête, penaude même. « Je suis désolée, j’aurais pas dû venir sans prévenir. » Tes doigts jouent avec une mèche volante près de ton oreille alors que ton attention est attiré par le garçon qui t’observe en tournant autour de toi. Tu finis par t’accroupir pour te mettre à sa hauteur et demander : « Comment tu t’appelles, petit bonhomme ? » C’est avec un petit air de fierté et des étincelles dans les yeux qu’il te répond, bien trop content de recevoir un peu d’intérêt : « Elio ! » Tu lui tends une paume qu’il serre avec ardeur et enthousiasme. « Enchantée, Elio. » Petite tornade décide alors qu’il en a assez de toi et s’enfuit dans un grand fracas à l’autre bout de la maison. Tu te relèves et t’appuies contre le canapé en faisant face à Nico : « Donc... Tu n’es pas la babysitter ? » Le petit sourire sur tes lèvres trahit ton embarras. Il est rapidement gommé par tes doigts qui frottent ta bouche. Tête penchée sur le côté, comme ça t’arrive parfois quand tu tentes d’analyser une situation, tu as plus l’air d’un chien battu qu’autre chose.

Elle veut partir. Je le vois dans son regard. Je ne pourrai la retenir si elle décidait de faire demi-tour. Peut-être que je devrais la laisser filer, mais j’ai trop peur de ne plus jamais la revoir, maintenant qu’elle sait que je suis mère de famille. Je lui dois des explications, je crois. Et puis j’ai envie de savoir pourquoi elle est là, aussi. J’insiste et l’incite à entrer. Elio semble ravi d’avoir une invitée impromptue, il me demande déjà de qui il s’agit, insistant sur le fait que je n’ai pas répondu à sa question. Alors calmement, je lui réponds, lui expliquant vaguement qui est cette femme que je viens d’inviter à entrer. Le mot ‘amie’ me déchire le coeur, mais je ne compte pas expliquer à mon fils de quasiment six ans, que sa mère est amoureuse de la femme qui se trouve dans notre salon. Satisfait de la réponse, Elio quitte la pièce à vivre comme une furie, je le soupçonne de préparer quelque chose avant de revenir aussi vite qu’il s’est enfui. Je profite d’être seule avec Jules pour lui demander ce qui l’amène. « J’avais envie de te voir. » mon coeur se serre en entendant ces mots. « Je suis désolée, j’aurais pas dû venir sans prévenir. » Je secoue un peu la tête. « Non… ça me fait plaisir de te voir. » Je n’aurai pu lui mentir de toute manière, elle doit bien voir mon regard pétiller de sa simple présence. Elio est de retour, muni de sa cape de Superman et son diadème de Wonder Woman. Il tourne autour de Jules, et celle-ci finit par s’accroupir pour être à sa hauteur. J’assiste à l’échange entre mon fils et la femme que j’aime, avant que ce dernier ne reparte en courant dans le couloir, faisant virevolter sa cape rouge. « Donc... Tu n’es pas la babysitter ? » demande-t-elle en plongeant son regard dans le mien. Elle sourit, très légèrement, mais on ne dirait pas que celui-ci soit vraiment ‘heureux’ comme elle a pu l’être en ma présence jusque là. Je reconnais tous ses petits tics qui traduisent une certaine forme d’angoisse. « Je suis désolée. J’aurai dû t’en parler plus tôt. » Lui en parler tout court, en réalité. Je me sens mal à l’aise, je ne sais pas trop si je dois lui expliquer mon parcours. Je baisse les yeux sur la bouteille de champagne qu’elle tient entre ses mains. « Tu avais quelque chose à fêter ? Je sors des coupes ? » J’aimerai qu’elle ait envie de rester, un peu, même si elle sait qu’il y a une tornade qui rôde. Elle n’est pas encore au courant pour la 2ème, ça viendra bien assez tôt. Je n’attends pas sa réponse et fais quelques pas dans la cuisine pour sortir deux coupes de champagne, avant de l’inviter au salon. « C’est le bordel, je m’attendais pas à avoir de la visite, j’espère que ça ne te dérange pas trop. » Je pousse les jouets d’Elio à l’autre bout du canapé, et invite la rouquine à prendre place. C’est un peu étrange, comme situation, mais j’ai au moins l’opportunité de lui parler un peu plus de moi, de qui je suis. En a-t-elle seulement envie ?

« Je suis désolée. J’aurai dû t’en parler plus tôt. » Tu ne réponds pas. Oui, probablement ? Tu aurais apprécié savoir que tu bouleversais plus d’une vie en valsant dans la sienne, mais foncièrement, fondamentalement, ça n’aurait rien changé. Vous n’avez jamais non plus prétendu n’avoir aucun secret l’une pour l’autre. Il y a des choses que tu ne lui as pas dites toi aussi, beaucoup probablement, alors tu te convaincs que lui en vouloir serait beaucoup trop hypocrite. « Tu avais quelque chose à fêter ? Je sors des coupes ? » Tes yeux imitent les siens et se posent sur la bouteille que tu serres entre tes mains. Tu l’avais oubliée, déjà. « C’est… pas important. Un truc de boulot. » Tu réponds, sincèrement. C’est l’euphorie et le sentiment de toute puissance qui t’ont conduite à elle, pas le contrat, c’était juste un prétexte ça. Tes mots meurent dans un silence relatif alors que Nicola sort des coupes. Tu la suis dans la cuisine, de loin, avant de continuer vers le salon, sur ses talons.

« C’est le bordel, je m’attendais pas à avoir de la visite, j’espère que ça ne te dérange pas trop. » Tu la regardes débarrasser les jouets de son fils avec tendresse. Tu poses une main sur la sienne pour stopper son mouvement et absorber un peu de son anxiété. « Hé. » De l’autre, tu attrapes un petit nounours que tu poses sur tes genoux en t’asseyant sur le canapé. Ton pouce trace des cercles sur la peau fine de l’intérieur de son poignet. « On se sent bien ici, c’est vivant, chaleureux. » Tu dis ça spontanément, prenant conscience de la véracité de tes propos au moment où tu les énonces. Évidemment, tu aimes le loft dans lequel tu vis depuis plusieurs années maintenant, mais tu as bien conscience qu’il fait parfois l’effet d’un appartement témoin. Entre les meubles de designer, la décoration d’intérieur léchée et les espaces épurés, on peut parfois se demander si quelqu’un y vit vraiment.

Tu es tirée de tes pensées par le retour de petits pas hardis. Le blondinet arrive en courant, et grimpe maladroitement sur le sofa, près de toi. Ses mains minuscules forment un entonnoir sur ton oreille alors qu’il te demande : « C’est quoi ta couleur préféré ? » Il a du mal avec le concept du murmure, tu es persuadée que sa question n’a pas échappé à sa mère, mais tu ne peux t’empêcher de le trouver adorable. Faisant semblant de réfléchir un temps, tu finis par répondre, à voix basse : « Je crois bien que c’est le vert. » Il scrute tes traits et décide finalement que tu es sincère avant de repartir en trombe, un air satisfait placardé sur la figure. Tu l’observes s’éloigner, un sourire franc sur la bouche, force est de constater qu’il s’en va déjà avec un petit bout de ton cœur. Tu laisses échapper un petit rire quand un grand bruit retentit dans la pièce d’à côté, le fracas manifeste d’un pot à crayon qu’on renverse sur le sol.

Tu reportes ton attention sur Nicky en te demandant par où commencer. Tu as bien envie de lui poser mille questions, de lui demander de tout te raconter depuis le début. De rassurer tes angoisses et ta jalousie chronique, aussi. Mais là, les yeux dans ses yeux et au milieu de cet univers que tu découvres tout juste, tu te rends vite compte que ce n’est pas ça que tu veux en réalité. « Tu m’embrasserais ? »

Je me retrouve prise de cours. Elle débarque ici et apprend que je suis mère, je ne voulais pas qu’elle l’apprenne de cette manière. Mais maintenant c’est chose faite. A l’exception près qu’elle n’a rencontré que le plus jeune de mes deux fils. Mais sans tarder, je mets l’accent sur la bouteille qu’elle tient encore entre ses doigts fins, et lui demande si elle avait quelque chose à fêter. « C’est… pas important. Un truc de boulot. ». Mon regard sonde le sien. Evidemment que c’était important, si elle est venue jusque là avec une bouteille de champagne. Je ne compte pas la laisser repartir bredouille. S’il y a quelque chose à fêter, alors que nous le fêtions. Je nous sors deux coupes et ouvre la bouteille avant de nous servir, l’incitant à prendre place dans le salon. C’est le bordel, et je m’en excuse un peu. Mais lorsque Jules pose sa main sur la mienne, je ressens comme une décharge électrique, relevant immédiatement mon regard pour le plonger dans le sien. Sans attendre, elle se saisit d’une des peluches d’Elio qu’elle dépose sur ses jambes. « On se sent bien ici, c’est vivant, chaleureux. » Mon coeur bat la chamade, je n’ai jamais eu à me demander pourquoi j’étais tombée raide dingue d’elle, mais si j’avais à répondre à cette question, j’aurai mille réponse à apporter, et ce moment serait l’un de ceux que je pourrais raconter pour expliquer le tambour de mon coeur. Je lui offre simplement un sourire, serrant mes doigts légèrement contre les siens avant de lâcher cette étreinte, lui tendant sa coupe pour que nous puissions trinquer. « Tu dois me raconter. » Mais pas le temps d’en dire plus que déjà Elio fait son grand retour. Je crois qu’il a déjà adopté Jules. Son comportement me fait sourire, alors qu’il ne sait même pas qui elle est pour moi. Leur échange me ravit les pupilles et le coeur. Elio est déjà reparti alors que le rire de Jules appelle déjà le mien, comme un écho. « Tu vas avoir un joli dessin à accrocher sur ton frigo… » Je doute que la décoration de son loft accueille un dessin d’enfant, mais pourquoi pas. Le geste de mon fils sera bien assez significatif pour qu’il n’ait pas besoin de frôler sur un frigo. « Tu m’embrasserais ? » me demande-t-elle, comme sorti de nulle part. Je suis un peu surprise par la demande, je ne m’attendais pas à ce type de requête. Mon coeur implose et je n’ai même pas à réfléchir un seul instant. Je m’approche d’elle, glisse ma main sur sa joue et viens quérir tendrement ses lèvres, comme pour la rassurer sur toutes les questions qu’elle pourrait se poser. Un baiser tendre et sincère, qui ne dure pas longtemps, juste assez pour me faire un bien fou. Mais évidemment, je suis rattrapée par mon rôle de mère. J’entends Gabriel crier sur son jeune frère et déjà je grimace. « Oui… y’en a un autre… » Je me pince un peu les lèvres en poursuivant ma grimace désolée. « Je reviens. » Une main tendre sur son genou, et je prends congé pour aller remettre de l’ordre dans la dispute. Il est temps de couper les jeux vidéos pour mon aîné, alors que le plus jeune termine son dessin. Ne me demandez pas pourquoi il avait décidé de venir le faire dans la chambre de son frère. Ça me dépasse. Le calme un peu retrouvé, je rejoins Jules dans le salon, me laissant retomber dans le canapé en soupirant. « Tu peux me poser toutes les questions que tu veux. »

« Tu vas avoir un joli dessin à accrocher sur ton frigo… » Le sourire que sa remarque déclenche est si lumineux qu’il éclaire tout ton visage. « On a un mur de liège dans la grande salle de réunion chez Capulet, je suis sûre qu’il y trouvera sa place. » Tu avais demandé à ce que ce panneau soit installé pour pouvoir y punaiser de quoi commémorer les grandes étapes de la maison d’édition. Les couvertures de best sellers, les photos des auteurs et des éditeurs… Mais au fil du temps, il est devenu un joyeux bordel que tu chéris par-dessus tout, orné de cartes postales, de dessins et d’articles de journaux. Il n’est pas rare de remarquer, en plein meeting, des yeux qui se détournent de l’orateur pour se fixer et se perdre quelque part dans une mer de memorabilia.

Tu la laisses répondre à ton étrange requête et t’embrasser pour ton plus grand bonheur. Ses baisers sont d’une douceur qui te décontenance parfois, mais parvient toujours à te couper le souffle. C’est bien différent avec Jack. Il n’y a plus que des relents d’habitude qui salent ses lèvres, jadis incandescentes de désir, mais jamais de tendresse et d’émotions. Quand une voix s’échappe de l’étage, tu la sens grimacer sous ta peau, prenant conscience par la même occasion des implications de la présence de quelqu’un d’autre dans la maison. « Oui… y’en a un autre… » Les sourcils froncés d’incompréhension face à un raz-de-marée d’informations qui t’arrivent d’un seul coup, tu la regardes s’éloigner. « Je reviens. » Tu remontes mon genou contre ta poitrine et caresses l’ourson en peluche du bout des doigts. Ton cœur fait le yoyo, ton cerveau est devenu une machine infernale aux rouages qui s’emballent, et toi tu as du mal à respirer au milieu de tout ça. Tu ne peux t’empêcher de jeter un coup d’œil dans l'entrée, tentée, l’espace d’une demi-seconde, de t’échapper lâchement. Tu ne sais pas si tu es capable de gérer. La culpabilité, d’abord. L’envie, face à une vie qui n’est pas tout à fait la tienne, qui pourrait l’être, mais qui ne le sera jamais. La jalousie – que tu n’avoueras pas – pour ce deuxième parent dont tu ignores tout mais que tu n’es pas. Alors, comme ça pouvait t’être d’une quelconque aide, tu bois d’une traite la coupe que tu n’avais pas encore touchée.

Quand Nicola revient dans ton champ de vision, te dérobant ainsi la possibilité d’un départ furtif, tu prends conscience que tu n’as pas envie de partir. Pas vraiment. Pas tout de suite. L’idée d’ouvrir en grand la porte que tu as entrebâillée malgré toi te terrifie certes, car quoiqu’il arrive tu ne pourras pas la refermer, mais celle d’en avoir la clé est peut-être trop séduisante pour la laisser s’envoler. « Tu peux me poser toutes les questions que tu veux. » Tu lèves les yeux vers la brune, sondant son regard avant de répondre sincèrement : « Je préfère que tu me racontes. » Tu es une dévoreuse d’histoire qui aime découvrir les choses dans l’ordre logique, suivre un chemin narratif plutôt que satisfaire tes névroses. « Elio et… ? » Malgré tout, tu fais un premier pas, et l’interroges sur le prénom de son second fils, dans l’espoir de lui faire comprendre à demi-mot que ça t’intéresse. Tu glisses lentement dans le canapé, t’enfonçant un peu plus dans les coussins et poses ta tête contre son épaule, puisant un peu de réconfort dans le contact physique.

Cette soirée n’a ni queue ni tête. Moi qui pensait pouvoir me poser calmement devant un film avec un paquet de Doritos et un verre de vin rouge, c’est cramé. Je ne suis pas mécontente que Jules ait fait son apparition comme par magie. Mais si j’avais peu m’y préparer, ça aurait été une bonne chose aussi. Je l’aurai probablement accueillie de manière un peu plus digne. « On a un mur de liège dans la grande salle de réunion chez Capulet, je suis sûre qu’il y trouvera sa place. » affirme-t-elle après que je lui ai parlé du futur dessin de mon fils qu’elle recevra d’ici peu.
Je ne m’attendais pas à ce qu’elle me demande de l’embrasser, pas après ce qu’elle vient de découvrir, cette vie de famille que je lui ai cachée depuis notre rencontre. Ça me rassure de me rendre compte qu’elle ne m’en tient pas trop rigueur, et qu’elle n’a pas envie de fuir loin de moi. Alors évidemment, je profite d’un moment d’accalmie pour accéder à sa requête, avec le plus grand plaisir du monde. Sauf que cet instant ne dure pas, puisque j’entends mes enfants se crier dessus. Je dois aller mettre le holà, et m’excuse auprès de la rouquine, avant de filer sans tarder.

Au moment de revenir dans le salon, j’ai un petit pic au coeur, une angoisse fugace qu’elle ait finalement décidé de prendre la poudre d’escampette, et que ce baiser n’ait été qu’un baiser d’adieu. Mais heureusement, elle est toujours là, et le simple fait de poser mon regard sur elle me rassure, immédiatement. Je prends à nouveau place près d’elle, et laisse la porte ouverte à d’éventuelles questions de sa part. « Je préfère que tu me racontes. » avoue-t-elle simplement. Mon coeur s’emballe, plonger mon regard dans le sien me semble à chaque fois comme plonger dans un océan, et je suis parcourue d’une multitudes de sentiments différents. « Elio et… ? »Je lui adresse un fin sourire, voyant bien qu’elle m’incite à lui parler de mon histoire. Pas qu’elle ne s’y soit jamais intéressée, mais j’ai fait le choix de ne pas lui parler de mes enfants, pour éviter de la perdre, sans doute. Une peur qui m’a rendue égoïste. « Gabriel. » Je tends le bras pour attraper mon verre de champagne et en bois une gorgée, avant de me rendre compte que sa coupe est déjà vide. Je l’imagine sans aucun mal la vider d’une traite pour ‘avaler’ avec le liquide pétillant, l’idée que je puisse être mère de famille. Je la ressers sans tarder et m’installe un peu mieux, pour commencer une ébauche de récit. « Il y a presque quinze ans j’ai passé la nuit avec mon meilleur ami d’enfance. Et je suis tombée enceinte. J’ai décidé de le garder, sans rien lui imposer. Il a décidé d’assumer sa paternité. Finalement on a vécu une histoire, quelques années, mais ça n’a pas vraiment fonctionné. Je suis tombée amoureuse d’une femme et j’ai quitté Jordan. Et puis l’histoire s’est répétée il y a un peu plus de cinq ans, et Elio est né. » Je laisse échapper un léger rire, un peu idiot. « Je suis désolée, c’est un mauvais roman. Qui ne finit même pas à l’eau de rose. Jordan est resté mon meilleur ami, même si c’est le père de mes garçons. » Je préfère préciser. Au cas où.

« Gabriel. » Comme l’archange de l’annonciation. Tu ne connais pas encore la nature de son présage pour toi, mais la symbolique est grande. Tu regardes Nicola te resservir sans réagir. Si tu t’écoutais si attaquerais le deuxième verre sans plus de cérémonie, mais ce n’est pas le but. Si les bulles doivent te monter à la tête et que ton monde tourne autour de toi, tu préfères retarder l’échéance et garder – pour l’instant – la pleine maitrise de tes moyens. « Il y a presque quinze ans j’ai passé la nuit avec mon meilleur ami d’enfance. Et je suis tombée enceinte. J’ai décidé de le garder, sans rien lui imposer. Il a décidé d’assumer sa paternité. Finalement on a vécu une histoire, quelques années, mais ça n’a pas vraiment fonctionné. Je suis tombée amoureuse d’une femme et j’ai quitté Jordan. Et puis l’histoire s’est répétée il y a un peu plus de cinq ans, et Elio est né. » Ton regard s’est perdu dans l’horizon quelque part au milieu de son récit. Tu es concentrée sur ce qu’elle te raconte, mais as besoin de garder un peu de distance vis-à-vis de tout ça pour ne pas exploser en plein vol. Pour ne pas trouver que la vie est sacrément injuste à lui offrir sur un plateau d’argent ce qu’elle t’a volé. Il te faut te détacher, juste un peu, pour entendre ses mots comme une histoire et non comme un pied de nez à ton existence ratée. Et pour être heureuse pour elle, plutôt que de te morfondre.

« Je suis désolée, c’est un mauvais roman. Qui ne finit même pas à l’eau de rose. Jordan est resté mon meilleur ami, même si c’est le père de mes garçons. » Tu décroches un sourire tout de même, amusée par la référence. Tu finis par souffler, d’une voix peu assurée malgré la sincérité que tu y mets : « Moi je l’aime bien ton manuscrit. Je signe quand tu veux. » Tu ne remarques même pas le double sens de ta phrase, la promesse qu’on peut y entendre en demi-teinte, bien trop occupée à te dire que la fin du bouquin est déjà toute écrite. Que tu n’en es pas la protagoniste et que la happy end arrive, mais qu’elle n’est pas pour toi. Au mieux, tu es un personnage secondaire auquel on s’attache, au pire l’un de ceux dont on se moque.

Fermant les yeux un instant, tu fais ton possible pour te recentrer. Ce n’est pas de toi qu’il s’agit, Jules. Tu ne peux pas t’enfermer dans une séance d’auto-pitié alors que vous partagez un moment important. Sans toutefois retrouver le chemin de son regard, tu demandes : « C’est un bon père ? » C’est ce qui importe, au final. Que les enfants soient heureux, que Nico le soit aussi et qu’il soit une présence positive dans leurs vies. Le reste, c’est secondaire. En imaginant un portrait de famille, tu intègres pleinement l’âge de l’aîné de la fratrie qui ne t’avait, jusqu’alors, pas frappée. Torturant tes doigts, c’est malgré tout avec une certaine candeur que tu proposes : « Est-ce que tu veux que je m’en aille avant qu’il… » joignant le geste à la parole, tu indiques l’étage du bout du doigt pour désigner la chambre de l’ado « … ne descende ? » Les enjeux ne sont pas les mêmes qu’avec son petit frère. Il risque de poser des questions, de percevoir les choses. Voilà des mois qu’elle est ton secret. Tu peux, à ton tour, devenir le sien.

Il est normal que je lui fournisse des explications, maintenant qu’elle sait. Elle sait que je suis mère, que j’élève deux garçons. Je lui ai caché pour éviter qu’elle ne choisisse pour moi. Qu’elle choisisse d’arrêter là notre histoire, pour les mauvaises raisons. Je sais que ce que nous vivons n’a rien d’un compte de fées. Elle est mariée, je suis mère. Mais mes sentiments pour elle sont vrai, et je sais qu’il en est de même pour elle. Je le ressens, au plus profond de moi, et je le lis, au plus profond de ses yeux. Alors, calmement je lui livre un morceau de mon histoire qu’elle ignorait. Mon meilleur ami, la naissance de mes fils d’une manière très peu conventionnelle. Rien d’un roman à l’eau de rose, surtout que ça ne finit pas comme les histoires voudraient que ça finisse. Mais ça me va très bien comme ça. Elle finit par arborer un très léger sourire. Trop léger. Je l’imagine perdue, peut-être un peu blessée aussi. En réalité, je l’ignore. « Moi je l’aime bien ton manuscrit. Je signe quand tu veux. » Je lui offre à mon tour un sourire, un peu plus franc que le sien. J’ignore si elle a choisi le double sens volontairement ou si c’est simplement un lapsus. J’aimerai croire qu’elle l’a fait exprès.
Jules clos ses paupières un instant, alors que je ne la lâche pas des yeux. J’aimerai pouvoir lui dire que ça ne change rien, que me sentiments pour elle ne dépendent pas de mon statut de mère. Je suis aussi une femme. Une femme amoureuse. « C’est un bon père ? » finit-elle par articuler. Je hoche la tête. « Oui. Très. Il s’en occupe très bien, et les garçons l’adorent. » J’ai de la chance à ce niveau là. Aussi parce que ça me permet de la laisser à leur père sans aucune crainte, et pouvoir vivre aussi des moments seule - ou en bonne compagnie - sans avoir d’appréhension qu’il arrive quoi que ce soit à la chair de ma chair. « Est-ce que tu veux que je m’en aille avant qu’il… ne descende ? » Je ne peux retenir un sourire tendre. Je la trouve adorable de vouloir me préserver de je ne sais quoi. Alors que je devrais probablement être la plus mal à l’aise de nous deux, je sens qu’elle n’a plus qu’à moitié envie d’être là. Et c’est ce qui me fait le plus de mal, maintenant que j’en prends vraiment conscience. « Je ne crois pas que… » Je n’ai pas le temps de finir ma phrase que Gab déboule dans le salon, s’arrêtant net en posant son regard sur Jules. Elio ne tarde pas à suivre son frère, sa cape de super heros sur les épaules. « Gabriel, je te présente Juliet. » « Bonjour Juliet ! » lance-t-il d’une voix mélodieuse avant de se tourner vers son jeune frère. « Je crois que tu as raison. » Je plisse un peu les yeux face à leur complicité, incrédule. « Raison sur quoi ? » « Rien rien ! » Il se trame quelque chose, et ma curiosité ne les laissera pas s’en tirer de cette manière. Finalement, Gabriel remonte à l’étage, et je sens Elio hésitant. Je lui fais signe de venir me voir et il accourt. Se penchant à mon oreille, il murmure de manière très peu discrète, à la manière d’un enfant de son âge. « Juliet c’est ton amoureuse ! » Je ne peux retenir un rire amusé. « Tu crois ? » Il hoche la tête en regardant Jules du coin de l’oeil. « Peut-être que tu pourrais aller lui demander pour vérifier tes sources, Sherlock. » Il hésite une seconde et se dirige vers Jules, lâchant sans aucune cérémonie. « Est-ce que tu es l’amoureuse de maman ? » Les dés sont jetés.

« Je ne crois pas que… » Les pas lourds qui dévalent l’escalier l’empêchent de terminer sa phrase, et te coupent le souffle par la même occasion. En apnée et des rougeurs grandissant dans ton cou et sur ta poitrine, tu dévisages, impuissante, l’adolescent qui apparaît devant toi. « Gabriel, je te présente Juliet. » Il te fixe à son tour et t’interpelle avec un aplomb pour le moins déconcertant. « Bonjour Juliet ! » Tu as à peine le temps de lui répondre « Bonsoir » en replaçant une mèche vénitienne derrière ton oreille, dans une tentative probablement vaine de te rendre présentable, qu’il enchaîne déjà. « Je crois que tu as raison. » L’incompréhension doit sans doute se lire sur ton visage alors que tu cherches des réponses sur ceux des garçons, puis sur les traits de Nicola qui semble presque aussi perdue que toi. « Raison sur quoi ? » Il se joue de vos nerfs, ostensiblement, avec une moue qui t’amuserait beaucoup si tu n’étais pas victime – entre guillemets – de la situation. « Rien rien ! » L’ange de l’annonciation ne fait finalement aucune déclaration et te laisse pantoise alors qu’il tourne les talons comme si de rien n’était.

Tu n’as pas vraiment le temps d’encaisser ce qui vient de se tramer malgré toi, que c’est le benjamin qui en remet une couche. « Juliet c’est ton amoureuse ! » En entendant ces mots, mal dissimulés par sa voix d’enfant pour qui le concept du chuchotement est encore approximatif, tu manques de t’étouffer et ne peux réfréner une légère toux. « Tu crois ? » Tu sens la brune amusée à côté de toi , et as la désagréable sensation tout au fond de ton estomac qu’elle n’a pas l’intention de te tirer d’affaire. « Peut-être que tu pourrais aller lui demander pour vérifier tes sources, Sherlock. » Tu fermes les yeux un instant, pendant qu’Elio s’approche, pour trouver en toi un je ne sais quoi qui te permettrait de te sortir d’affaire en une pirouette habile.

« Est-ce que tu es l’amoureuse de maman ? » La surprise te gagne, même si tu savais pertinemment ce qu’il allait te demander. Tu le regardes avec des billes rondes qui menacent de se laisser submerger par l’émotion à chaque seconde qui s’écoule, et bredouilles : « Quelque chose comme ça… » Tu étudies les traits de son visage, très concentrés, pour essayer de déchiffrer son expression. « Pourquoi ? » Te retenant de pousser un cri lorsqu’un petit genou s’enfonce dans ta cuisse alors qu’il grimpe sur tes genoux, le fantôme d’un sourire prend possession de tes lèvres. Ses mains trouvent une boucle rousse avec une curiosité non-feinte. Malgré tout, tu termines ta phrase, ton cœur tachycardique tambourinant dans tes oreilles à te rendre sourde : « … Tu crois que tu serais d’accord ? » Mais tu sens bien que tu l’as perdu, et qu’il est plus intéressé par ta queue de cheval que par toutes les interrogations métaphysiques que tu veux bien lui soumettre. Laissant échapper un petit rire face à son mutisme, tu poses une paume délicate entre ses omoplates pour l’empêcher de basculer en arrière, d’un geste déjà bien trop maternel. C’est en te refusant à regarder Nicola dans les yeux que tu finis par conclure : « Il n’a pas l’air traumatisé… »

Il se passe des choses devant mes yeux. Mes enfants semblent en plein complot face à nous, et je ne parviens pas à comprendre réellement ce qui se trame. J’ai pourtant l’impression qu’il y a quelque chose en rapport avec Jules, mais quoi ? Je choisis d’utiliser le plus jeune de mes deux fils pour réussir à en savoir plus. Facile avec celui-ci, il lâche le morceau sans trop de difficultés. Il n’est pas très discret, je suis sûre que la principale intéressée a compris ce qu’il se tramait. Et d’ailleurs, moi qui pensait que le jeune garçon allait lui poser la question de manière légèrement plus discrète, il n’en est rien. C’est de but en blanc qu’Elio pose sa question à la principale intéressée. Je ne manque pas de laisser échapper un petit rire étouffé. Jules semble prise de cours, même si elle connaissait la question qui allait être posée. C’est peut-être la forme qui reste surprenante, et je comprends. Avec ce petit bout là, je suis habituée. « Quelque chose comme ça… » avoue-t-elle d’une voix assez peu assurée. Elle demande quand même pourquoi, sans doute pour savoir si ça dérange mon petit homme ou non. A vrai dire, connaissant la bête, il n’a pas du tout l’air d’être dérangé, et il ne l’est, en général, pas par grand chose. C’est un enfant espiègle et curieux. Elio se décide alors à venir sur les genoux de la jolie rousse, pendant que j’observe le spectacle avec un sourire non dissimulé, étirant mes lèvres. Le petit bonhomme commence à jouer avec une mèche de cheveux de la rouquine, alors qu’elle en profite pour lui demander « … Tu crois que tu serais d’accord ? ». Elio reste muet, bien trop occupé à observer le reflet cuivré des mèches qu’il tient entre ses doigts, telles des trésors incas. « Il n’a pas l’air traumatisé… » me dit-elle finalement d’une voix plus calme. Je crois que je ne me suis pas défait de mon sourire presque un peu idiot. « Non, c’est sûr que non. Il lui en faudrait beaucoup plus que ça. Il est hypnotisé par tes cheveux. Je le comprends. » C’est un peu ce qui m’est arrivé aussi la première fois que j’ai rencontré Jules. Mais je ne l’ai pas matérialisé de la même manière que le petit homme en ce moment même.
L’air de rien je me rapproche un peu d’eux, et viens même me lover contre Jules, reposant ma tête contre son épaule. De cette manière, je peux voir le regard presque absent, bien que très concentré, de mon petit garçon. « Toi aussi tu aimes bien les cheveux de Jules, n’est-ce pas ? » Il hoche la tête en souriant. Mais ça y est, l’instant disparaît déjà, et la petite tornade reprend possession de son corps. Il plaque un bisou sur la joue de Jules, le même sur ma propre joue, et il glisse déjà des genoux de ma belle, pour filer droit dans sa chambre - ou je ne sais où. Je ris légèrement avant de soupirer. Tendrement, je viens caresser le bras de la quinqua, relevant à peine la tête pour la regarder dans les yeux. Nos visages aussi proches, je sens mon coeur battre plus fort. « Il t’adore. » Je ne sais pas si elle l’a compris, mais je connais mon fils, et je sais quand il aime bien quelqu’un, ou quand il n’en a juste rien à faire. « Pas autant que moi cela dit… »

« Non, c’est sûr que non. Il lui en faudrait beaucoup plus que ça. Il est hypnotisé par tes cheveux. Je le comprends. » La paysagiste dit vrai. Elio dépense l’intégralité de sa maigre attention d’enfant dans l’exploration de tes mèches cuivrées, occultant totalement ta question, mais y répondant malgré lui par la même occasion. « Toi aussi tu aimes bien les cheveux de Jules, n’est-ce pas ? » Tu ris doucement en jetant un coup d’œil à ton amante reposée sur ton épaule. Avant que tu n’aies le temps de dire ouf, un bisou est plaqué contre ta joue et le môme disparaît, te laissant en compagnie du doux fantôme de son affection.

« Il t’adore. » Pour quelqu’un qui se tient aussi près de toi que Nicola, la joie qui illumine ton visage en entendant ces mots est impossible à dissimuler. C’est presque idiot, béat. « Pas autant que moi cela dit… » Tu n’as pas d’autre choix que de déposer un baiser sur ses lèvres. Pour la faire taire, ne pas entendre la suite potentielle de sa phrase. Pour faire taire, aussi, ce cœur qui bat beaucoup trop fort et qui meurt d’envie de l’entendre, lui. Derrière il y a ton cerveau qui t’en veut d’apprécier ce moment et la tournure étonnante qu’a pris la soirée. Ta raison qui te dit que c’est la dernière fois, cette fois ci c’est certain, que tu t’autorises à vivre ça. Tu étais déjà convaincue que cette relation était nocive pour la brune, mais tu en as eu, aujourd’hui, des preuves supplémentaires. Tu ne voulais déjà pas la blesser, avec ton indisponibilité chronique, mais il est hors de question que tu brises toute une famille. Il faut que tu t’éclipses en douceur, que tu disparaisse dans la nature comme tu es venue et que la vie puisse reprendre, pour eux tous, le cours qu’elle suivait avant que tu ne le chamboules. Mais, probablement un peu trop égoïstement, tu te dis que tu n’es pas à quelques heures près. Que maintenant que tu es là, autant savourer le moment jusqu’au bout. Tu seras raisonnable demain. Ou après-demain.
« Donc, Richard…» Et là, sa tête sur ton épaule et ta main dans sa main, tu finis par lui raconter ta journée et ce super deal que tu étais venue célébrer, comme si rien d’autre ne comptait qu’être ici et maintenant.