Go to Nebraska [Creed + Lupe]

Une fois encore, je partais mais tout le monde avait été prévenu. J’en avais beaucoup discuté avec Nieves, j’avais longuement appelé mes parents. J’étais heureuse d’avoir pu trouver ce boulot, même si c’était loin de tout ce que j’aimais dans la vie. Mais j’avais besoin de m’user le corps pour ne plus penser. Pour ne plus entendre les voix dans ma tête qui me rappelaient tout ce que j’avais perdu ces derniers temps. D’abord Andrea, puis la danse. Et enfin Mona. C’était beaucoup – beaucoup trop pour moi. Je me sentais comme abandonnée encore une fois et j’avais du mal à m’en remettre. Je sentais comme un vide immense entre mes côtes, comme juste après l’accident de mon meilleur ami. Je pensais que Mona m’avait aidée à avancer, à reprendre un peu mon chemin malgré l’absence de Andrea. Je pensais que nos conversations avaient compté autant pour elle que pour moi, que j’avais appris à l’apprécier autant qu’elle l’avait fait de son côté. Je pensais que je pourrai encore compter sur elle, pendant quelque temps. J’avais déjà imaginé notre rencontre, nos premiers mots en vrai. J’avais déjà imaginé son visage, son sourire ; j’avais imaginé comment ses lèvres se retrousseraient sur ses dents quand elle laisserait son magnifique sourire craqueler sa bouche. J’avais imaginé plein de choses pour moi et elle. Je m’étais accrochée à Mona comme Tom Hanks s’était accroché à son ballon Wilson dans le film Cast Away. Et là, je regardais mon ballon s’éloigner dans les flots agités de la mer. Je le voyais m’être arraché et la douleur était juste intolérable. Comment est-ce que je pouvais encore avoir envie de continuer alors que je perdais une à une les personnes que je laissais m’approcher ?

Dans un soupir, je fais glisser sèchement la fermeture éclair de mon grand sac de sport et le cale sur son épaule. Il faisait encore noir dehors et l’heure était encore très matinale mais ça ne me dérangeait pas vraiment. J’avais appris, lors de mes voyages, à apprécier les levers de soleil, les nuits fraîches et silencieuses. J’avais appris à me ressourcer dans ces petites choses qui faisaient de l’univers un tout. J’étais impatiente à l’idée de partir sur les routes. C’était à la fois grisant et angoissant, un mélange de sentiments puissants qui faisaient monter l’adrénaline en moi. Et j’aimais cette sensation, elle ranimait un peu les organes, mon palpitant à l’intérieur de moi. Quand j’arrive sur mon nouveau lieu de travail, j’ai l’odeur de la sciure qui m’agresse les narines. C’est nouveau, c’est une véritable bourrasque qui me frappe de plein fouet. Un responsable me prend en charge et, même si je me sens un peu intimidée, il y a quelque chose dans cette nouvelle expérience qui me permet de me détendre rapidement. Quand il m’amène auprès de celui qu’il me présente comme mon prochain partenaire de travail, je prends un instant pour le jauger du regard comme si j’avais besoin de savoir si nous étions faits pour nous entendre ou non. Je souris, serre la main qu’il me tend sans y réfléchir avant de lâcher, la voix ferme : « Lupe. » Son apparence étrange aurait pu paraître effrayante de prime abord mais il y a ce quelque chose qui fait que je me sens instantanément à l’aise en sa présence, comme une sorte d’aura paternelle qui me réchauffe les membres. Je me mets à le suivre rapidement avant de lui montrer le sac sur mon épaule qu’il me propose de poser à l’arrière du camion dans lequel nous serons amenés à voyager.

Un peu intriguée et surtout curieuse, je continue d’observer le dénommé Creed, complètement à l’aise dans cet environnement qui semble lui coller à la peau. « Non, je débarque clairement dans le milieu, je ris un peu. Mais j’apprends vite et je ne rechigne pas à la tâche. Je n’ai pas peur de l’effort ni de me salir les mains. » Je suppose que si le responsable avait accepté ma candidature malgré mon cruel manque d’expérience, c’était bien parce que je lui avais fait bonne impression. Néanmoins, j’avais la sensation que je devais surtout convaincre le châtain plutôt que l’homme derrière son bureau. Alors je l’écoute avec beaucoup d’attention, prends note mentalement de tout ce qu’il m’explique patiemment. Je suis ses pas, docilement, effectue avec application toutes les manœuvres qu’il me demande de faire. Une fois que j’ai fini de remplir la fiche qu’il m’a tendue, il semblerait que nous soyons enfin prêts pour le départ. Il y a un frisson d’excitation qui me parcourt l’échine et je me sens sourire jusqu’à mes oreilles. C’était comme une nouvelle aventure. « Je suis plus une amatrice de thé mais je ne dis pas non au café, lâché-je en souriant. » Quand nous sommes en route, j’ai un peu l’impression d’être une petite fille qui découvre son nouveau jouet et je ne peux m’empêcher d’observer alentour, de jeter des coups d’œil furtifs à travers la fenêtre. « Je suis née à Los Angeles, oui, je réponds. Mais je reviens d’un long périple de quelques mois à travers le monde. A peine revenue, me voilà déjà repartie. » Un peu comme si je ne supportais plus la ville qui m’avait vue naître. « Et toi ? » Je glisse un regard vers Creed derrière le volant. J’observe un instant son profil, profitant de sa concentration sur la route pour ne pas me sentir honteuse de le fixer ainsi. « J’ai le droit de dire que tu ressembles plus à un catcheur ou à un rockeur qu’à un mec qui travaille dans le bois ? je lâche avec malice. Sympa les tatouages, en passant. T’en as beaucoup ? »

Ce nouveau travail était comme une nouvelle aventure pour moi. Il allait m’apporter, je l’espérais, une certaine stabilité dans mon quotidien. Ne pas rester enfermée dans ma chambre à ruminer ma tristesse était toujours une meilleure solution quand on voulait continuer d’avancer malgré la douleur. Et Creed me faisait bonne impression. Il émanait de lui une grande chaleur qui parvenait à m’apaiser alors que je ne le connaissais pas tant que ça. « Je vois que t’as voyagé, toi aussi, je commente avec un sourire amusé. Elle a quel âge, ta fille ? Elle vit toujours en France ou elle est venue à Los Angeles avec toi ? » Il semblait facile de parler avec l’homme. Comme si son sourire était contagieux, comme si ses bras étaient grands ouverts à ceux qui voudraient s’y réfugier. Et j’aimais la sensation d’être comme dans un cocon. C’était ce dont j’avais besoin ces derniers temps. Creed avait beau ressembler à un gros ours, il était fait de guimauve à l’intérieur – j’en suis certaine. « Pourquoi ça ne m’étonne pas que tu aies fait partie d’une bande ? » Je laisse un petit rire m’échapper et m’appuie un peu plus contre le siège.

Fascinée, j’observe les morceaux de peau qu’il me dévoile et mémorise avec une grande facilité chaque dessin qui y est encré. Sa chair semble vouloir me raconter une histoire que je suis avide de connaître et d’écouter dans les moindres détails. J’ai toujours été fascinée par les récits. J’étais le genre d’enfant à l’école qui s’inventait des personnages et des vies différentes. Imagination bouillonnante, je vivais de ces aventures chimériques. Et Andrea avait toujours été mon meilleur compagnon d’histoires. « Un seul, je réponds. À l’intérieur de l’avant-bras. » Le geste machinal et automatique, je caresse le morceau de peau tatoué. Mon cœur se sert soudain et je pince les lèvres. Ce tatouage, c’était la porte ouverte à toute une myriade de souvenirs devenus douloureux aujourd’hui. « On l’a fait faire en même temps avec mon meilleur ami. En vraie chochotte, il a pleuré tout le long. » Je ris doucement, la gorge nouée d’émotions diverses et éparses. Et peut-être que Creed sent mon trouble, puisqu’il me parle à nouveau de mes voyages. Silencieusement, je le remercie de tant de sollicitude et parviens à lui sourire à travers le voile qui embue mes yeux sombres. « J’ai adoré le Canada, les Chutes du Niagara. Cliché mais c’était magnifique. J’ai beaucoup aimé le Mexique aussi, la ville de Guadalajara. Tout ce patrimoine, cette histoire, c’était fascinant. Et j’ai fait un crochet par Brasilia, entres autres. J’ai fait quelques missions humanitaires. Aidé à l’installation d’un point d’eau potable dans un petit village perdu au milieu des dunes de sable, fait la classe à des gamins qui avaient soif d’apprendre alors que je n’avais jamais enseigné de ma vie. » Mon regard se perd à travers les paysages derrière la vitre. « Parfois, j’aimerais pouvoir y retourner. Leur vie n’a rien d’enviable et ils sont pourtant si heureux. Si libres… »

POST-SCRIPTUM :