La loi des séries [Elliot]

Le plat chaud dans une main, le vase dans l’autre parce que je manque de place sur mon plan de travail, c’est un mauvais plan, un mauvais calcul, je le sais, je le sens. Je ne comprends même pas comment je pourrais arriver à mes fins sans une catastrophe. Je sens parfaitement que ça va finir par mal tourner, c’est trop pour mes capacités… ET PAF !
Mon plat tout juste sorti du four par terre, me brûlant le bras au passage, le vase qui m’explose entre les doigts en heurtant violemment le plan de travail. De l’eau partout… « Et merde ! » Le sang se mêle à tout le reste et tombent en gouttelettes sur le sol. Je dois monter nettoyer tout ça avant de penser au sol. Je traverse la maison, passe devant l’entrée, monte l’escalier, dans lequel je laisse mes traces rougeâtres. Je traverse même ma chambre que je macule de sang, rien de grave à première vue, mais contraignant.
A présent au-dessus du lavabo, je peux laisser libre cours à mes blessures puisque de toute façon j’ai un sacré ménage à faire pour supprimer mon passage un peu partout. Ma main intacte sous ma main blessée, je la rince sous l’eau et tends le bras pour attraper le flacon d’antiseptique, qui tombe et se fracasse au sol, à son tour… « Ca y est Ellen, tu es officiellement dans la loi des séries… » Je respire à fond, tente de me concentrer, attrape quelques compresses, et ce qu’il me reste de mon rouleau de pansement adhésif. Seulement à une main, je ne suis pas très douée, déjà qu’à deux c’est compliqué… et pour le peu de bande qu’il me reste, ça fini en boule et collé sur un coin du lavabo parce que je me fais des nœuds ! « Mais c’est pas vrai ! » Et si c’est vrai, c’est l’histoire de ma vie depuis que je suis gamine. Je devrais en prendre l’habitude. Donc en résumé, j’ai une cuisine ruinée par un rôti en sauce sur le sol, un vase en cristal cassé, de l’eau partout par-dessus, des traces de sang de ma cuisine à ma salle de bain à l’étage, une salle de bain en ruine puisque jonchée d’antiseptique, rien pour me désinfecter, plus de pansement et des compresses que je n’ai rien pour faire tenir, et non plus aucun moyen de prévenir qui que ce soit vu que mon téléphone est resté en bas dans mon sac. « Je sais que je n’ai jamais été une très bonne croyante, mais faites que s’il y ait quelqu’un tout là-haut, il me vienne en aide, au moins pour les dix prochaines minutes. Amen. » A la guerre comme à la guerre, tous les moyens sont bons…

Je déteste ces journées à rallonge. Le temps passe à allure réduite, j’ai l’impression que quelqu’un trifouille les aiguilles de l’horloge de la maison dans laquelle je bosse. Mais non. Mon téléphone a visiblement la même heure. Ça me fait rager. Les gars de mon équipe passent leur temps à boire des bières, et c’est moi qui bosse. Et si j’ai le malheur de vouloir prendre une pause, je me fais allumer. Parfois j’aimerai vraiment être un mec, pas pour faire la même chose qu’eux, mais pour pas avoir peur de leur faire un doigt sans avoir de représailles. Machos de merde. Lorsque la journée se termine, c’est une bénédiction. Moi aussi j’ai envie d’une bière, mais sûrement pas avec eux. J’ignore si Ellen est à la maison, si elle est encore au boulot. Je passe un coup de fil mais pas de réponse, elle doit bosser. Alors je vais prendre une bière au Planet, juste une, et je rentre. Il est pas tard quand je mets un pied dans la maison d’Ellen que je squatte depuis un petit moment maintenant. « C’est moi j’suis… » Pas le temps de dire plus que ma gorge se serre en voyant du sang sur le sol. Mon coeur s’emballe immédiatement. Ellen est du genre à se blesser tout le temps, mais là ça me semble beaucoup, et j’ignore pourquoi, je pense de suite à une agression. Sale journée, ça aide pas. Je remonte mes manches, prête à en découdre, et grimpe les escaliers doucement, au cas où. « Y’a quelqu’un ? » Je pousse la porte de la salle de bain jusqu’où les traînées de sang me mènent et je tombe sur Ellen, seule dans la salle de bain chaotique. « Putain Ellen qu’est-ce que t’as foutu ?! Ça va ? » Je regarde sur le sol, évite de marcher dans l’antiseptique jaunâtre, et pose finalement mon regard sur la main de la quinqua, toute ensanglantée. Je secoue la tête, dépitée. « T’en loupes pas une hein ! Tu m’as fait peur… » J’attrape une serviette que je mets par terre pour éponger l’antiseptique et retire la gaze stérile de sa main pour vérifier que ce ne soit pas trop profond et qu’il ne faille aller aux urgences. « Ça va c’est superficiel. Je vais chercher ma trousse de secours bouge pas. » Je file jusque dans ma chambre et récupère ma petite boîte de secours, que j’ai toujours avec moi quand je pars en vadrouille. Je récupère l’antiseptique et du sparadrap puis reviens dans la salle de bain. « Bon alors, comment t’as fait ton compte cette fois-ci ? » Je m’installe près d’elle et effectue les soins avec minutie et attention. J’ai développé une tendresse particulière pour elle, je n’étais pas aussi tactile et aussi tendre quand j’étais avec Sofia, c’était différent. Ellen me rend différente, et j’aime bien cette nouvelle moi, en tout cas, je me sens bien, c’est le principal je pense.

Je suis dans une situation particulièrement critique. De toute évidence, je ne suis pas faite pour plusieurs choses à la fois. Même les téléphones portables et leur multitâches sont plus efficaces que moi. Ce n’est pas un problème de concentration ou de savoir, c’est juste un problème de coordination et d’attention je dirais ? D’équilibre aussi peut-être. Qui a toujours été. Et qui me définit étant donné que tout le monde autour de moi a compris que les tâches les plus périlleuses étaient à proscrire me concernant.
A mon grand soulagement, et ne sachant trop combien de temps j’allais finir par attendre comme ça, parce que je n’ose plus bouger de peur d’une autre catastrophe, Eliot vole à mon secours. « Putain Ellen qu’est-ce que t’as foutu ?! Ça va ? » « Heu… là j’hésite. » Je prends toujours tout avec humour parce que de toute façon c’est tout ce qu’il me reste dans ma situation pathétique. Mais je me sens soulagée, maintenant qu’elle a le pouvoir de me sortir de ma galère. Et le sang qui goute dans le lavabo avec cette odeur métallique me rend dingue. « T’en loupes pas une hein ! Tu m’as fait peur… » « Si seulement c’était fait exprès… je te jure que j’y travaille. » A choisir quand je suis capable de déconner. Mais non, ça ne prévient pas, ça me rendrait pourtant quelques services, je ne vous le cache pas. Elle examine la blessure quelques secondes, et je la laisse faire. Le contact de sa peau sur la mienne me rassure. « Ça va c’est superficiel. Je vais chercher ma trousse de secours bouge pas. » Eliot a toujours un plan de secours et j’admire ça chez elle, elle n’est jamais à court d’idées, ultra inventive et surtout capable de se débrouiller de tout avec rien. Il y a longtemps que je ne grimace plus quand je vois du sang ou quand je me coupe. Même Loan a appris à faire des points de sutures, c’est pour vous dire. « Bon alors, comment t’as fait ton compte cette fois-ci ? » Je hausse un peu les épaules, observe ses gestes appliquées, elle serait tellement douée au contact des gens… même si je sais qu’elle préfère les relations nocturnes, qui n’offrent aucune place à la réalité, aux questions profondes, juste un peu d’échange opportun, rien de durable. « C’est parti d’un vase et d’un plat qui sortait du four. Le reste… c’est un peu le chaos. Tout est encore par terre. Bon ceci dit, toi qui avait envie de sushis, c’est l’occasion. » C’est moi qui régale. Je la remercie pour le pansement et quitte enfin ce foutu évier ! J’attrape un peu de javel que je pulvérise un peu partout sur l’émail, afin de le nettoyer en profondeur. De même que je me mets en quête d’un balais à frange pour nettoyer le premier dégât, dans la salle de bain, et ensuite, dans les escaliers. Mais quand j’arrive dans la cuisine, je soupire. « Et j’ai fait ça toute seule… » Je soupire pour moi-même, des fois je me dépasse. Je mets la barre plus haute à chaque fois que je le peux.
« Tu veux commander ? En attendant que je nettoie tout ça… Prends ma carte et choisi ce que tu veux. » J’en ai encore pour quelques minutes. Mais je réalise qu’elle avait peut-être d’autres projets. « Tu restes là ce soir ? » C’est une simple question, je n’ai de toute façon rien à exiger d’elle. Malgré ce qui s’est passé. Je me refuse à lui demander des comptes, l’enfermer, ou lui demander de rester, après tout, nous ne sommes pas grand-chose l’une pour l’autre…

J’ai balisé sévère, c’est vrai je vais pas le cacher. En même temps, Ellen en fait des belles, ça date pas d’hier, j’aurai dû me douter que c’était une connerie comme ça. Je commence à m’y habituer, c’est ça le pire. « Si seulement c’était fait exprès… je te jure que j’y travaille. » Je ne peux retenir un petit rire amusé tout en secouant la tête. C’est vrai ça, elle en loupe pas une. Heureusement, ça n’a pas l’air bien grave - comme souvent - et je file chercher de quoi la soigner puisqu’elle a même flingué tout ce qui aurait pu servir à la désinfecter. Un vrai petit boulet. Lorsque je reviens, je m’applique à nettoyer sa plaie et vérifie en même temps qu’il n’y a rien à l’intérieur, tout en lui demandant ce qui a bien pu arriver. « C’est parti d’un vase et d’un plat qui sortait du four. Le reste… c’est un peu le chaos. Tout est encore par terre. Bon ceci dit, toi qui avait envie de sushis, c’est l’occasion. » Je ris un nouveau et hoche la tête. « Une soirée banale dans la vie d’Ellen Hamilton quoi. Tu sais qu’on devrait écrire un livre sur toi. » Un manuel même, pour essayer de comprendre comment elle arrive à être toujours aussi maladroite. Oh, ça fait partie de son charme, on s’y habitue, mais la pauvre quand même. Quelqu’un d’extérieur se demanderait même si elle ne fait pas exprès. Mais non. Une fois la plaie sécurisée, Ellen s’emploi à commencer le nettoyage, dépitée de voir qu’elle a réussi à faire ça toute seule. Moi, plus rien ne m’étonne venant d’elle. Si y’a une connerie à faire involontairement, elle est pour elle. Je descends avec elle, la surveillant du coin de l’oeil pas qu’elle se casse la gueule dans les escaliers, manquerait plus que ça. « Tu veux commander ? En attendant que je nettoie tout ça… Prends ma carte et choisi ce que tu veux. » Je hoche la tête et valide l’idée, je ne vais pas m’en plaindre. Puisqu’elle m’en a donné l’autorisation, je vais chercher son porte-feuille dans son sac à main pour en tirer sa carte bleue, alors qu’elle me demande « Tu restes là ce soir ? ». Un hochement de tête et je la rejoins dans la cuisine. « Ouais, j’suis crevée toute façon j’ai pas la force de ressortir. » Je glisse une main dans son dos tendrement, sans me rendre compte que mes gestes envers elle tendent à devenir presque ceux d’un couple, même si je ne nous considère pas comme tel. « J’te prends le même menu que d’habitude ? » que je lui demande en lui montrant l’écran de mon téléphone. Si moi j’aime bien changer pour varier les saveurs, je sais qu’elle aime bien rester sur ce qu’elle aime, par peur d’être déçue.

« Une soirée banale dans la vie d’Ellen Hamilton quoi. Tu sais qu’on devrait écrire un livre sur toi. » « J’aimerais pouvoir te dire qu’on s’y fais. Mais pour être honnête, j’arrive encore à me surprendre moi-même. » Haussant les épaules dans un geste dédaigneux. Même pas mal. Je m’épuise seule, mais puisque je suis née avec deux mains et deux pieds gauches en étant droitière convaincue, je dois vivre avec. Quoi qu’il en soit, même si j’ai tenté à maintes reprises d’analyser pourquoi je fais autant de bourdes, je suis parvenue à la conclusion que mes gestes manquaient cruellement de coordination. Il me faudrait de nouvelles connexions entre les deux hémisphères de mon cerveau. Mais étant assez consciente que je dois faire avec ce que j’ai, j’ai fini par faire le tour de la question. Subir.
Eliot fait preuve d’une douceur que je ne lui connais pas pour soigner ma blessure. Ça n’est pas la première fois qu’elle le fait, mais avec tant d’attention, si. J’ai l’impression que je l’ai vraiment faite flipper cette fois. Je lui propose de choisir le menu de ce soir et de se servir de ma carte pour commander.
« Ouais, j’suis crevée toute façon j’ai pas la force de ressortir. » « Toi aussi tu as passé une journée foireuse ? Tu veux qu’on joue à la mienne est plus moche que la tienne ? Je suis sûre que je te bats. » Levant un sourcil avec un sourire ironique. Puis je fini par éclater de rire quand elle me regarde d’un air de me demander si je me fous d’elle. J’aime la main qu’elle vient e passer dans mon dos, même si je ne me sens pas le droit de le lui dire. Mais lui répondre par d’autres gestes, je me l’autorise. C’est moi sans doute, qui ait dû faire le premier pas, en passant une main dans ses cheveux ou encore caresser son épaule quand j’attrape quelque-chose sur le bar et qu’elle y est assise. « J’te prends le même menu que d’habitude ? » « Oui, s’il te plaît. Tu t’en souviens ? » Je suis toujours surprise qu’elle se souvienne si facilement de ce que j’aime, de mes habitudes, même si on vit ensemble. Eliot est un électron libre.
Je la laisse passer le coup de fil et nous seront livrés dans une heure. En attendant je fais un peu de ménage dans la cuisine et casse le reste du vase dans l’évier. Sainte Mère de Dieu prenez pitié, juste ce soir, s’il vous plait. Je lance un regard à Eliot qui soupire. « Je me suis rien cassé. » On crie victoire ? « Je te propose un apéro. Que tu sers… » Voilà, vu mon agilité du jour on va s’en remettre à elle, même à trois grammes elle est agile !

Ellen me demande si je reste manger avec elle, la réponse est oui, je suis trop crevée pour sortir à nouveau de toute manière. « Toi aussi tu as passé une journée foireuse ? Tu veux qu’on joue à la mienne est plus moche que la tienne ? Je suis sûre que je te bats. » Je ris en l’entendant parler de se ‘battre’ pour savoir qui a eu la journée la plus pourrie. Je hausse les épaules et lui répond de manière assez nonchalante, comme à mon habitude. « Boh, non moi juste beaucoup de boulot comme d’hab, on a un chantier qui est pas simple et les gars ont toujours tendance à me faire bosser plus qu’eux. » C’est devenu une habitude, je ne m’en formalise plus. J’ai du boulot, c’est le plus important. Je récupère donc la carte d’Ellen et choisis sur mon téléphone mon menu, puis celui d’Ellen, vérifiant quand même qu’elle prendra la même chose que d’habitude. Ça a l’air de l’étonner que je m’en souvienne. « Bah ouais, j’ai une mémoire pour certains trucs. » Je ris un peu et passe la commande sans tarder, parce que j’ai faim. Un bruit de verre brisé me fait sursauter et je bondis du canapé, à la rescousse. « Je me suis rien cassé. » Je soupire fortement en arrivant. « Putain faut pas être cardiaque avec toi hein ! » Je secoue la tête, un peu dépitée mais surtout amusée. « Je te propose un apéro. Que tu sers… » Je ris encore un peu et finis par hocher la tête. « Ouais, que je sers. Vaut mieux. Allez va t’asseoir, ça suffit pour aujourd’hui. » Je plaque un baiser sur sa joue et la laisse s’éloigner pour aller prendre place sur le canapé. Je lui demande ce qu’elle veut boire et nous prépare nos boissons dans la cuisine avant de revenir avec dans le salon, sans renverser. « Je te l’ai pas remplis jusqu’en haut, dans le doute… » Je la taquine, c’est de bonne guerre. Elle sait que ce n’est pas méchant et puis, elle le fait aussi elle-même. Vaut mieux en rire de toute manière. « Au fait ! Ton amie Ella est passée hier, j’ai pas eu le temps de t’en parler… mais c’était un peu bizarre… » Je fronce mon nez, me repassant la scène et ce moment pour le moins étrange. « Tu leur a parlé de moi ? A Loan et Ella ? » Quoi ? Je demande, on sait pas !

Je ne vais pas me mentir, j’apprécie de savoir qu’Eliot est là quand je rentre, ou qu’elle rentre le soir pour dîner. Elle sort, c’est de son âge et de toute façon je ne suis personne pour lui demander des comptes, chose que je ne ferais pas. J’ai bien compris une chose à propos de sa personnalité, c’est un électron libre et chercher à l’enfermer fout tout en l’air. Je ne sais pas ce que nous avons, ce que nous sommes, mais on s’entend bien, on s’apprécie, et plus que ça on se désire. Je ne pose pas de mots dessus, pas à haute voix en tout cas, et j’ai le sentiment que c’est ce qui fait que ça fonctionne justement.
« Boh, non moi juste beaucoup de boulot comme d’hab, on a un chantier qui est pas simple et les gars ont toujours tendance à me faire bosser plus qu’eux. » « Motive-les ? » Elle lève un sourcil comme si je lui demandais de traverser le désert. « Non, pas de la façon qui vient de te traverser la tête, Eliot. » M’autorisant un léger rire. J’y peux rien, ses réactions spontanées me font du bien. « Mais mets les au défi. Un homme c’est relativement basique. Une femme lui dit noir, ils vont vouloir te montrer blanc, c’est pas plus compliqué que ça. Et puis il n’y a rien de tel qu’une petite compétition pour les faire bouger. C’est simplement hormonal. » J’ai un peu d’expérience sur le sujet. Et quelques souvenirs des festivals durant lesquels Loan promettait au premier qui montait la tente qu’elle enlèverait le haut... De quoi me faire sourire. Mais je n’en dirais mot. « Bah ouais, j’ai une mémoire pour certains trucs. » Je lui souris, presque timidement. Parce que ça me touche. Je sais que sa nonchalance n’est qu’une barrière, une protection. Je commence à la connaître.
Nouvelle casse, mais rien de grave, ce n’est qu’un verre. J’ai bon espoir qu’elle arrêtera de réagir à un moment donné, ce serait plus reposant pour elle. « Putain faut pas être cardiaque avec toi hein ! » Je lui offre un petit sourire désolé. « Ouais, que je sers. Vaut mieux. Allez va t’asseoir, ça suffit pour aujourd’hui. » Je pars prendre place sur le canapé, sans relever son geste, la meilleure réponse est d’en avoir à moi aussi, sans avoir à les notifier.
Eliot nous sert un apéritif bien mérité, et je dois dire que c’est agréable de le partager avec quelqu’un. Une bière fraîche. « Je te l’ai pas remplis jusqu’en haut, dans le doute… » « C’est mesquin. » Mais je suis très bonne joueuse et surtout pleine d’autodérision, et puis le pire, c’est qu’elle a raison. On s’installe confortablement sur le canapé, et j’ai même pris soin de disposer des chips dans une petite assiette, en bois, histoire de ne rien risquer. Je m’appuie contre l’épaule d’Eliot et apprécie le calme, mon verre à la main. « Au fait ! Ton amie Ella est passée hier, j’ai pas eu le temps de t’en parler… mais c’était un peu bizarre… » « Bizarre ? » Je me redresse pour attraper une chips et retrouve ma place initiale, après un regard interrogateur. « Tu leur a parlé de moi ? A Loan et Ella ? » Je repose mon verre, et peine à avaler. « Disons que ça se pourrait… » J’évite soigneusement son regard. « En fait, oui. Elles savent que tu vis ici, et après le coup de fil de Loan le soir de la piscine, j’ai dû me justifier… » Comme je suis en train de le faire là tout de suite. Je sais que l’officialisation, l’information, le grand jour tout ça, ça lui fait peur, parce que ça sonne comme de l’engagement, alors que pas du tout. « C’est un problème pour toi ? » Levant le regard vers elle. Ça en serait un pour moi si ça l’était pour elle, je m’en rends compte. « Ecoute, y a rien de gravé dans le marbre. Je ne leur ai pas dit qu’on allait passer notre vie ensemble, juste qu’on s’entendait bien… » Je me sens prise en faute, mais peut-être alors que sa question concernait autre chose au fond qu’un reproche à propos de mon indiscrétion ? « Il y a autre chose Eliot ? »

Je râle un peu contre les gars avec qui je bosse parce qu’ils en foutent pas une et c’est toujours qui qui finit par me taper le sale boulot. Je suis pas du tout du genre à me plaindre, mais quand le coupe est pleine ça sort tout seul. « Motive-les ? » J’arque un sourcil, je vois pas bien comment je pourrai motiver ces gugus. Faut pas qu’elle compte sur moi pour me foutre en petite tenue pour qu’ils aient envie de bosser. « Non, pas de la façon qui vient de te traverser la tête, Eliot. » C’est moi ou elle lit dans mes pensées ? Je suis si transparente que ça ? « Mais mets les au défi. Un homme c’est relativement basique. Une femme lui dit noir, ils vont vouloir te montrer blanc, c’est pas plus compliqué que ça. Et puis il n’y a rien de tel qu’une petite compétition pour les faire bouger. C’est simplement hormonal. » Je ricane un peu, j’aime bien la manière dont elle voit les hommes. Primaires, et pas forcément très intelligents. « Ouais mais eux c’est la raclure de l’espèce j’te dis, même les défis ça va pas leur faire bouger leur gros cul ! » Je suis en colère moi ? Si peu… Vaut mieux qu’on se concentre sur l’apéritif, avant d’être livrées du repas que je viens de commander. Je nous sers à boire et taquine un peu Ellen qui dit que je suis mesquine. Un peu c’est vrai, je l’avoue par un grand sourire, mais je trouve ça drôle. Une fois bien installées, et après une courte hésitation, je me décide à lui parler de quelque chose qui me tracasse un peu. Ella. C’est donc sans détour que je lui pose la question, essayant de savoir si elle est au courant de quelque chose, si Ella lui a parlé de quelque chose. J’y vais à tâtons. « Disons que ça se pourrait… En fait, oui. Elles savent que tu vis ici, et après le coup de fil de Loan le soir de la piscine, j’ai dû me justifier… C’est un problème pour toi ? Ecoute, y a rien de gravé dans le marbre. Je ne leur ai pas dit qu’on allait passer notre vie ensemble, juste qu’on s’entendait bien… » Je secoue un peu la tête, elle part dans un sens qui n’a rien à voir avec ma question initiale. On ne s’est pas comprises. « Il y a autre chose Eliot ? » Je passe mes mains sur mon visage en soupirant. « C’est pas ça, enfin ça me dérange pas que tu leur ai parlé de moi, tout ça, c’est juste que… » Je plante mon regard dans le sien, cherchant à savoir si elle sait quelque chose qu’elle ne dit pas. « Ella t’a vraiment rien dit ? » Ça me parait dingue vu que c’est sa meilleure amie. Je soupire à nouveau et glisse ma main dans mes cheveux pour les remettre en arrière. « Elle pense que… putain c’est super chelou. Elle pense que je suis sa fille. » Le regard d’Ellen change d’un seul coup. « Tu savais qu’elle avait une fille qu’elle avait abandonnée à la naissance ? J’veux dire, elle connaissait ma date de naissance ! Mais j’en sais rien, est-ce que c’est vrai ou pas, c’est juste… Aaaahhh ! » Et ça me prend la tête.

« Ouais mais eux c’est la raclure de l’espèce j’te dis, même les défis ça va pas leur faire bouger leur gros cul ! » « Alors envoi les se faire foutre, change de boite. Ou mets-toi à ton compte. Tu n’as pas d’impératif pour le moment. » Je ne lui demande aucun loyer, pas même de faire des courses, elle fait ce qu’elle peut pour joindre les deux bouts, mettre de l’argent de côté, je ne me vois pas taper dedans. Et puis si ça peut lui laisser le temps de se retourner, j’aurais au moins fait une chose de bien. Elle sait qu’elle est libre, de partir quand elle le souhaite. Je ne la retiendrais pas, elle ne me doit rien. C’est tacite entre nous. Il y a certaines choses qu’on n’a pas besoin d’expliquer pour tomber d’accord.
Le fait qu’Eliot me demande si j’ai pu parler de nous deux aux filles me contrarie, parce que pour tout avouer, je ne sais pas quelle est la bonne réponse. Eliot est une jeune femme dont le seul moteur est la liberté. La contrainte l’angoisse et la fais fuir et c’est bien la dernière chose que je voudrais. « C’est pas ça, enfin ça me dérange pas que tu leur ai parlé de moi, tout ça, c’est juste que… » Je fronce les sourcils en croisant son regard. A quel moment je viens de tout foutre en l’air ? J’ai une grande capacité à extrapoler, on s’y fait. Je me fais d’un rien, tout un monde. « Ella t’a vraiment rien dit ? » « A propos de quoi, Eliot ? » Je ne comprends rien à la tournure que prend la conversation. « Elle pense que… putain c’est super chelou. Elle pense que je suis sa fille. » Je blêmis. Tout reprend un sens dans ma tête. C’est une évidence. Enfin l’hypothèse que ce soit possible peut l’être en tout cas. Tout colle. L’abandon d’Ella il y a quelque-chose comme 29 ans et le fait qu’elle soit si étrange la dernière fois. Je ne saurais dire si elle est dans le vrai ou si le fait de se dire qu’elle peut l’avoir retrouvée la soulage. Aucune idée. Mais il faut que je marche. Que je bouge. Je me lève sans demander mon reste et fait les cents pas dans le salon jusqu’à m’arrêter face à la baie vitrée, qui me permet de poser mon regard à l’extérieur, sans pour autant trouver un point réel sur lequel me fixer. Je glisse une main dans mes cheveux roux. « Tu savais qu’elle avait une fille qu’elle avait abandonnée à la naissance ? J’veux dire, elle connaissait ma date de naissance ! Mais j’en sais rien, est-ce que c’est vrai ou pas, c’est juste… Aaaahhh ! » « Je sais qu’elle a eu une petite fille, il y a 29 ans de ça, et qu’elle a faite placer. » Je soupire, sans oser croiser le regard d’Eliot, pas encore. « Tu viens de le dire, elle est tombée juste avec la date de naissance. Ça fait beaucoup de coïncidence. Mais comment… » Je me retourne face à elle. Il faut que je comprenne. « Comment elle aurait pu te reconnaître ? Enfin au bout de 30 ans, on ne reconnaît pas les gens comme ça. Pas seulement grâce à un prénom ou un visage. C’est complètement dingue. » Et j’essaye de me persuader que c’est juste une erreur, parce que ça risque de changer beaucoup de choses à notre équilibre en apparences tranquille, mais que je sais précaire. Je ne sais même pas si on peut appeler ça un équilibre.

Je peux plus faire semblant, cette entrevue improvisée avec Ella m’a foutu la tête en vrac, et je dois en parler avec Ellen. J’ai attendu pour essayer de trouver le bon moment, mais j’ai pas trouvé mieux, et puis j’ai pas envie d’attendre plus longtemps parce que ça me ronge. J’essaie d’y aller doucement, mais je veux savoir. Je veux savoir si elle est au courant, si Ella lui en a parlé, si elle me cache des choses ? J’ai besoin de ses réponses pour comprendre, ou du moins essayer. Mais au moment où je lui dit qu’Ella pense que je suis sa fille, je vois le teint d’Ellen blanchir d’un seul coup. De toute évidence la réponse à la question ‘est-ce qu’elle savait’ est non. Elle se lève, je la laisse faire, mais je dois quand même savoir, qu’elle me dise ce qu’elle sait en tout cas. Je dois démêler le vrai du faux. Elle est désormais dos à moi, mais je ne me démonte pas, restant pour le moment assise sur le canapé. « Je sais qu’elle a eu une petite fille, il y a 29 ans de ça, et qu’elle a faite placer. Tu viens de le dire, elle est tombée juste avec la date de naissance. Ça fait beaucoup de coïncidence. Mais comment… » J’aime pas ça. Alors ça veut dire quoi ? Que je serai bel et bien la fille d’Ella, qui est elle-même la meilleure amie d’Ellen ? Donc je couche avec la meilleure amie de ma mère biologique, et Ellen couche avec la fille de sa meilleure amie ? Ça n’a ni queue ni tête. « Comment elle aurait pu te reconnaître ? Enfin au bout de 30 ans, on ne reconnaît pas les gens comme ça. Pas seulement grâce à un prénom ou un visage. C’est complètement dingue. » Je secoue la tête. « J’en sais rien, j’en sais pas plus que toi, elle était tellement bizarre, j’ai pas réussi à en savoir plus, elle était plus bouleversée que moi. Moi j’sais juste pas quoi en penser… » Je soupire et repose mon regard sur Ellen qui semble presque aussi bouleversée qu’Ella. « Faudrait que j’fasse un test ADN tu penses pour être sûre ? Putain j’ai rien d’mandé moi ! » J’ai jamais été de ces gamins adoptés qui cherchent à rencontrer leur parents biologiques. J’en avais pas - encore - ressenti le besoin, peut-être parce que je m’étais simplement persuadée que j’étais juste pas tombée au bon moment dans leur vie, et que c’était comme ça. C’est ce que je suis après tout, pas du genre prise de tête. Mais là ça remet en cause ce que je vis avec Ellen, et ça ça me fait chier.

Je crois au hasard et aux coïncidences, je n’ai pas l’esprit que cartésien. Même si je suis plutôt terre à terre, je suis de ceux qui croient qu’on ne peut pas tout expliquer, sans doute mon côté littéraire, et rêveur. Mais le fait qu’Ella puisse être de la partie me paraît totalement inconcevable. Sa fille ? Abandonnée il y a 29 ans de ça ? Certes, les dates correspondent. Mais combien de bébés naissent le même jour ? Des milliers, surtout dans une grande ville comme l’est celle dans laquelle on vit… je ne comprends pas. Je crois surtout que je ne veux pas comprendre. « J’en sais rien, j’en sais pas plus que toi, elle était tellement bizarre, j’ai pas réussi à en savoir plus, elle était plus bouleversée que moi. Moi j’sais juste pas quoi en penser… » « Qu’elle soit bouleversée, ce n’est pas une preuve. » Je me surprends à être si égoïste. Bien sûr que j’aurais remué ciel et terre pour retrouver la petite fille de ma meilleure amie. Mais là, sur ce coup-là, je crois que ça me fait peur. Je crois que j’ai envie de garder ce qu’on a avec Eliot, pour nous, et non pas pour le reste du monde.
« Faudrait que j’fasse un test ADN tu penses pour être sûre ? Putain j’ai rien d’mandé moi ! » « Non. Ça, tu le fais seulement si tu en as envie. » Encore une fois je me surprends à être si catégorique et directive. Mais je la rejoins sur le canapé, met une jambe sous mon corps et la regarde droit dans les yeux. « Ecoute Eliot, pour l’instant, t’es pas la fille d’Ella. Pour l’instant t’es la jeune femme qui m’a prêté un stylo quand le mien a explosé entre mes mains, t’es la jeune femme qui est en galère et avec qui je partage ma maison. Et t’es aussi celle qui me permet de croire ne serait-ce qu’un tout petit peu que la vie c’est pas qu’injuste. » J’espère qu’elle comprend le message, que tout ça, tout ce qu’on vient d’apprendre, n’est pas fatal. Qu’on peut passer outre, pour le moment rien n’est acté, et je ne comprends pas comment 30 ans qui séparent deux personnes puissent permettre à Ella de la reconnaître. Son instinct maternel la trompe peut être. Je vois parfois moi-même encore mon fils dans la rue…

Je suis paumée, mais en même temps, il fallait que j’en parle à Ellen. Je voyais pas à qui d’autre en parler, elle était sans doute la plus à même de me conseiller. Quoi qu’à voir sa réaction aussi vive, je commence sérieusement à en douter. Enfin, une réaction vive pour Ellen, tout est relatif, mais je sens que le sujet l’interpelle, la touche plus que ce que j’aurai pensé. C’est vrai qu’en prenant du recul, ce serait super bizarre que je sois vraiment la fille de sa meilleure amie, et que je m’envoie en l’air avec elle. Enfin, c’est qu’un détail après tout, c’est pas comme si elles étaient soeurs, là ça aurait été super glauque. « Qu’elle soit bouleversée, ce n’est pas une preuve. » Elle marque un point, mais je suis vraiment surprise de sa manière de réagir. On dirait qu’elle veut pas y croire. Moi, j’en sais rien, j’ai vécu sans mère jusqu’à aujourd’hui, je sais même pas si j’aurai envie d’en avoir une. Ella a l’air sympa, c’est pas ça le souci, mais c’est juste un gros bouleversement. « Non. Ça, tu le fais seulement si tu en as envie. » répond-elle du tac au tac lorsque je lui demande si elle pense que je dois faire un test ADN. Bon. Elle a pas tort, mais je ne l’ai jamais sentie aussi catégorique. Finalement, elle me rejoint sur le canapé, et je ne la lâche pas des yeux. « Ecoute Eliot, pour l’instant, t’es pas la fille d’Ella. Pour l’instant t’es la jeune femme qui m’a prêté un stylo quand le mien a explosé entre mes mains, t’es la jeune femme qui est en galère et avec qui je partage ma maison. Et t’es aussi celle qui me permet de croire ne serait-ce qu’un tout petit peu que la vie c’est pas qu’injuste. » Je vois où elle veut en venir. Elle a peur de perdre ce qu’on a, elle et moi, ce qu’on a construit malgré tout sans forcément en prendre conscience, au fil des semaines, des mois. Je pose ma main naturellement sur sa cuisse, pour tenter de la rassurer. « Ellen… qu’Ella soit ma mère ou pas, ça changera rien tu sais. Ça fait presque trente ans que j’me débrouille, je vais pas changer du jour au lendemain. Et j’serai toujours cette fille qui t’a prêté un stylo, et qui te colle des pansements partout quand tu te coupes à longueur de journée. » Je lui offre un sourire bienveillant et m’approche pour déposer un baiser au coin de ses lèvres. « Faudra juste que je tire au clair cette histoire, j’ai pas envie que ça change quoi que ce soit entre elle et toi. C’est ton amie. » Enfin, même si franchement, moi j’aurai pas gardé un secret aussi gros, mais ça peut se comprendre, et puis je ne suis peut-être même pas sa fille au final…

Nous sommes en train d’inverser les rôles et c’est complètement dingue. Eliot ne devrait pas avoir à me rassurer, ça devrait être le contraire. Si je tente de me montrer sûre de moi, au fond il n’en n’est rien. Bien sûr que je m’attache à elle, que je sais pourtant sans attache, et que j’aime sa présence ici même si elle est parfois furtive. Elle sort, elle bosse, où est le mal, elle a l’âge de ne rendre de compte à personne et de vivre sa vie comme bon lui semble. Seulement voilà, l’hypothèse que ce soit la fille d’Ella rajouterais encore un peu plus à mon karma vaguement foireux. Qu’ais-je pu bien faire dans une vie antérieure pour mériter ça ? Tueuse en série, coupable de tortures en tous genres ? Je ne sais pas, mais sans doute rien de glorieux, vu la dette que je semble avoir envers le divin.
« Ellen… qu’Ella soit ma mère ou pas, ça changera rien tu sais. Ça fait presque trente ans que j’me débrouille, je vais pas changer du jour au lendemain. Et j’serai toujours cette fille qui t’a prêté un stylo, et qui te colle des pansements partout quand tu te coupes à longueur de journée. » Je saisi sa main et accuse un petit sourire en coin.
« Faudra juste que je tire au clair cette histoire, j’ai pas envie que ça change quoi que ce soit entre elle et toi. C’est ton amie. » « Ne soit pas naïve Eliot, bien sûr que ça changera les choses. Tu me vois poursuivre comme on le fait, avec la fille de ma meilleure amie ? Même pour toi ça va devenir gênant. Ne me dis pas le contraire. » Et pourtant je sais que sa morale est large ! Mais elle aura forcément envie de retrouver une forme maternelle d’affection, ou de connaître tout simplement. Ce que je conçois tout à fait, mais il faut prendre en compte le fait qu’une fois qu’elle aura découvert une mère, elle n’aura pas envie de retourner en arrière et je ferais partie de l’histoire de sa mère, plus de la sienne. Alors soit Ella se retournera contre moi et quelque-chose changera fatalement, soit Eliot changera par elle-même. Je saisi la main qu’elle a posé sur mon genoux quelques secondes plus tôt. « Et c’est mon amie mais c’est peut-être ta mère… Ca ne change rien pour toi ? Eliot, soit franche avec toi-même… » Passant une main dans ses cheveux que je remets derrière son oreille, tendrement. Je ne peux m’empêcher ce genre de gestes quand elle est face à moi, et ça aussi ça devrait me rendre coupable.

Je suis un peu le cul entre deux chaises, je sais pas du tout comment accuser le coup. Parce que ça complique pas mal de choses, même si je tente de faire comme si de rien n’était, comme si ça ne m’inquiétait pas. Mais en réalité, si Ella est vraiment ma mère, c’est clair que les choses vont devenir rapidement étranges entre Ellen et moi. Et pourtant, j’ai pas vraiment envie que ça change. Parce que ça faisait longtemps que je ne m’étais pas sentie aussi bien. « Ne soit pas naïve Eliot, bien sûr que ça changera les choses. Tu me vois poursuivre comme on le fait, avec la fille de ma meilleure amie ? Même pour toi ça va devenir gênant. Ne me dis pas le contraire. » Je garde mon regard ancré dans le sien. Evidemment que ça risque d’être bizarres, mais pourquoi au juste ? On fait rien de mal que je sache. Et puis, même si Ella est ma mère, elle aura beaucoup de choses à se faire pardonner, elle a plutôt pas intérêt de me reprocher quoi que ce soit. Et puis, si on regarde bien, ça va, c’est pas comme si j’allais épouser Ellen non plus hein ! On est juste… amies. Amies avec un petit truc en plus, mais il est pas prévu non plus que je finisse mes jours avec elle. Je vois pas pourquoi on se prend la tête au final. « Et c’est mon amie mais c’est peut-être ta mère… Ca ne change rien pour toi ? Eliot, soit franche avec toi-même… » Ellen replace une de mes mèches de cheveux derrière mon oreille, sans que je ne la lâche des yeux. J’ai un pincement au coeur, je me sens un peu perdue par tout ça, parce que ça chamboule pas mal mon existence qui avait été jusque là plutôt terne, je dois bien l’admettre. « Et alors quoi ? J’suis censée sauter de joie parce que la femme qui m’a abandonnée vient de se rendre compte de mon existence ? » Je suis un peu amère, c’est vrai. Mais c’est plus fort que moi. « J’ai vécu presque trente ans sans connaître ma famille de sang, j’m’en porte pas si mal. Et même s’il s’avère que c’est bien ma mère, entre elle et toi le choix est vite fait. » Est-ce que ce serait une sorte de déclaration un peu masquée ? Peut-être bien, j’en sais rien. J’parle pas d’amour, enfin, ou quelque chose au sens plus large, c’est flou tout ça. « Ellen, tu m’as aidée quand j’en avais besoin, et j’me sens bien ici, j’ai pas envie que les choses changent parce que je retrouve potentiellement la femme qui m’a mise au monde. Ok ? »

Si plus jeune je prenais un malin plaisir à ne pas mettre de mots sur une situation que je ne voulais pas voir changer, il en est tout autre aujourd’hui. Sans doute la maturité, je ne sais pas. Quoi qu’il en soit, je dois avoir une discussion franche avec Eliot et laisser trainer ne donnera rien de bon. Elle est pourtant on ne peut plus sincère et quand un truc la dérange, elle le dit, de but en blanc, et peu importe comment c’est interprété du moment que c’est dit. Ça fait son charme, d’une certaine manière.
Elle est jeune et surtout tout feu tout flamme, et prends ses décisions sur le moment, sur un coup de tête. Sa spontanéité fait du bien, mais c’est aussi là que je note ses jeunes années. « Et alors quoi ? J’suis censée sauter de joie parce que la femme qui m’a abandonnée vient de se rendre compte de mon existence ? » « Ce n’est pas ce que je dis. Par contre, c’est censé remuer certaines choses, oui… » Ma voix est assez douce pour lui faire comprendre qu’elle a le droit à la réflexion, c’est humain, et ce serait même totalement dans la logique des choses. « J’ai vécu presque trente ans sans connaître ma famille de sang, j’m’en porte pas si mal. Et même s’il s’avère que c’est bien ma mère, entre elle et toi le choix est vite fait. » Je hausse les sourcils, surprise. C’est une déclaration à demi-mots, de toute façon Eliot ne sait pas réellement déclarer les choses, si ce n’est en les jetant comme ça lui vient. Mais elle est pleine de petits stratagèmes, elle ou son inconscient, je ne sais pas, pour faire comprendre les choses quand elle est trop pudique pour les dire.
« Ellen, tu m’as aidée quand j’en avais besoin, et j’me sens bien ici, j’ai pas envie que les choses changent parce que je retrouve potentiellement la femme qui m’a mise au monde. Ok ? » Je la prends dans mes bras, et si ça ne lui plaît pas, elle saura me le faire comprendre. Je l’embrasse sur la tête et lui répond finalement, touchée, mais je ne veux pas qu’elle le voit. « Tu es ici chez toi Eliot. Aussi longtemps que tu le voudras. » Je le pense sincèrement, elle a pris ses habitudes ici, et je ne veux pas que ça change moi non plus, parce que depuis très longtemps, cette maison vit à nouveau. Et je suis sûre que c’est ce qu’aurais voulu Thomas. « Mais demain matin, tu entames les recherches pour savoir si vous êtes vraiment liées. » Un test ADN, une prise de sang, que sais-je encore, la méthode qu’elle voudra.
Je m’assieds sur le canapé, c’est encore là que je suis la plus stable. « T’es pas toute seule Eliot, je suis là si tu as besoin. » D’une aide pour faire le premier pas, une administration à joindre, un courrier à faire. Peu importe, je suis là.