Première rencontre "Amy "

J’en peux plus d’cette journée. Il est temps qu’elle se termine. Depuis c’matin, j’cumule les tracas. J’aurai peut-être dû me douter que m’cogner le gros orteil dans le pied d’mon lit annonçait la couleur. Non superstitieuse, j’ai pas voulu y voir un signe. A tort. J’ai jugé être mal réveillée quand j’ai vu ma bouteille de lait tomber par terre à l’ouverture d’mon frigo. J’me suis contentée d’un café sucré sans ma douceur lactée au p’tit déj. La douche s’est bien passée. Hormis le fait que j’ai failli tomber en sortant de la cabine, la faute à un tapis mal placé. J’ai pu m’habiller et descendre à mon salon entière, prête à bosser.

La matinée a été calme. Personne a ouvert la porte d’mon établissement si c’n’est un livreur. J’ai r’çu mes encres. Enfin, j’le croyais. Il en manquait la moitié. J’ai r’fusé le colis et appelé mon fournisseur dans la foulée. Il a eu l’droit à mon franc-parler légendaire. J’ai gagné une réduction sur ma prochaine commande et un envoi gratuit dès le lendemain. Cool en soi mais j’me retrouvais quasiment à sec niveau matière première. Et j’avais un client dans l’aprem. Un qui venait pour plusieurs heures, pour se faire tatouer l’dos. J’espérais avoir les teintes qu’il désirait. Sinon v’là la mauvaise pub et le sale coup pour ma réputation. Les gens se moquent bien de mes problèmes internes. Ils payent pour une prestation, point barre.

J’ai compris dès son arrivée que ça allait être long. Il m’a posé tout un tas de question sur mon matos et mes compétences. Le tout couronné d’une absence de formule de politesse. De quoi m’énerver sévèrement. J’ai pris sur moi tant son tatouage me rapportait gros. J’pouvais pas me permettre de cracher sur cette affaire. J’ai dû dénicher le type le plus chiant de LA. Et l’plus douillet aussi. Il a pas arrêté d’se plaindre. C’qui devait m’prendre deux heures m’en a pris le double. J’ai pris du r’tard sur ma fermeture à cause de lui. Il m’a bouffé mon énergie. J’ai besoin de prendre l’air. J’nettoie mon matériel et j’fonce à mon garage, tel est mon plan. Une balade en moto m’fera l’plus grand bien pour égayer c’te journée.

Mon plan a un couac. Une brunette vient d’entrer dans mon salon. Une fille jeune d’apparence, sans doute une étudiante vu son accoutrement. Elle semble un peu perdue et guère habituée des lieux. Son regard balaye toute la pièce avant de s’arrêter sur moi. J’sens qu’elle veut des renseignements. J’suis pas d’humeur là. Ma journée merdique m’a épuisée. J’soupire. « Bonsoir… T’arrives un peu tard là, j’vais fermer la boutique… » J’use de mon tutoiement habituel. Quitte à la choquer, j’reste moi-même. J’avance vers elle, clefs en main. J’suis décidé à la mettre dehors. Puis ma conscience pro toque à mon cerveau. « Tu veux qu’on s’cale un rendez-vous ? » J’peux bien lui consacrer deux minutes pour ça. J’suis pas un monstre non plus.

Etant ma propre patronne, j’suis une habituée des heures sup. Mes horaires d’ouvertures sont indicatifs. Il m’arrive régulièrement d’déborder dessus voire carrément d’recevoir des client.e.s en dehors. C’est qu’j’l’aime mon boulot. J’ai la chance d’combiner métier et passion. J’me lève pas à reculons chaque matin. J’suis ravie d’faire c’que j’fais. J’peux causer tatouages des heures sans m’lasser. Sauf que là j’ai pas envie ; pas la motivation ; j’ai besoin d’me vider la tête et d’oublier l’déroulement d’cette journée. Tant pis pour cette gamine. Elle repassera plus tard ou ira vers un.e concurrente. J’aurai dû l’inviter à sortir dans la seconde. J’ai préféré prendre un temps pour l’observer d’plus près. Son assurance est restée sur l’seuil. Elle s’excuse, gênée. Elle est comme apeurée. Peut-être que ça vient d’moi. Mon look peut déboussoler. J’ai conscience d’ressembler à un dragon cracheur de feu dans mon jean et débardeur noir. Ma couleur de ch'veux complète ma panoplie. Y a peut-être aussi d’l’appréhension. Rien derrière l’oreille ; poignets encore vierges d’encre ; à première vue, la Miss est pas tatouée. A moins qu’elle cache son jeu. Mon expérience m’dit que j’ai juste. On a tou.te.s débuté par un tatouage discret. J’lui offre un sourire quand j’lui propose de prendre rendez-vous. Pas un sourire commercial. Un vrai. Un franc. « Suis-moi ! On va s’trouver un créneau. » J’retourne derrière mon comptoir d’accueil. J’saisis mon carnet défraîchi et un stylo. La brunette est encore plantée à l’entrée. Elle semble absente. Son corps est bien là mais son esprit parait ailleurs. Mon intuition m’dit qu’y a un truc qui cloche.

Elle finit par me r’joindre. Sa demande me fait légèrement rire. Son inexpérience est flagrante. « T’es pas tatouée toi, j’me trompe ? T’sais que les côtes c’est un endroit douloureux. J’te conseille un endroit moins sensible… » Elle risque d’déchanter si elle veut s’faire tatouer ici. Même moi, j’ai pas osé franchir l’pas. Et ça m’embêterai de voir disparaître le p’tit sourire mignon d’son visage. Après, ça reste son choix. La cliente est reine. Raté. J’ai sans doute encore manqué d’tact. J’perds son regard qui s’détourne vers son téléphone. Dommage, la vue était agréable. Son sourire a disparu quand elle me r’fait face. J’me demande c’qu’elle a lu. Probablement une mauvaise nouvelle. L’couperet tombe. La voilà qui m’révèle la véritable raison d’sa présence ici. Son histoire transpire les embrouilles. Ma raison m’pousse à pas m’en mêler, mon cœur à lui proposer mon aide. J’garde le silence une dizaine d’secondes tout en l’observant. Sa bouille d’ange est charmante. Elle dégage une fragilité touchante. Tout l’inverse de moi. Si j’la fous dehors, j’la jette dans la gueule du loup. J’finis par prendre ma décision. J’refuse d’être complice d’un merdeux. J’soupire. J’vais probablement r’gretter mon geste. Il doit étre écrit quelque part qu’cette journée peut pas s’finir tranquillement de toute. J’sens qu’ma balade à moto va être reportée. « T’inquiète… » J’quitte ma place pour me rapprocher de la brune. J’pose ma main sur son épaule. Une façon d’lui dire qu’elle craint plus rien. « C’est l’type qui fait les cents pas d’vant la porte ton souci ? »

J’en ai croisé des client.e.s. J’pense pas m’tromper en disant que tou.te.s ont un p’tit côté rebelle dans l’âme. Un tatouage c’est une forme de rébellion. Même si, ça a aussi un côté artistique. C’est une façon d’s’affirmer ; d’prendre sa vie en main ; d’accepter son corps et j’en passe. En soi, y a sans doute autant d’raisons que d’personnes. Moi par exemple, j’ai commencé pour imiter mes parents, j’suis née d’dans. C’te brune, elle transpire la sagesse. Y a pas une mèche qui s’sauve de sa chev’lure ; pas un pli visible sur ses fringues ; pas la moindre tâche sur ses godasses. Elle est loin des standards mettant les pieds dans mon salon. J’suis pas du genre à attirer les gens huppés de LA. Et encore moins du genre à r’fuser la demande d’une jolie Miss. Car en soi, même elle m’semble un peu trop sérieuse, elle a un visage angélique qui attise ma curiosité. Et un sourire mignon. Surtout ça d’ailleurs. Un putain d’sourire charmeur. Celui qui m’a convaincu d’lui consacrer quelques minutes. Quelques minutes qui suffisent à m’dévoiler l’pot aux roses. Oh j’parle pas d’son inexpérience niveau tatouage. Ça, j’l’avais remarqué dès la première seconde où j’l’ai aperçu dans l’salon. J’parle d’cette ombre qui tourne d’vant ma vitrine d’puis qu’elle est entrée.  

J’sais rien d’c’te fille. Pas même son prénom. Peut-être qu’elle m’la fait à l’envers. Peut-être qu’elle cache bien son jeu et qu’ce mec à une raison valable d’la poursuivre. Pourtant j’ai envie d’la croire. Du moins lui laisser l’bénéfice du doute. J’sais détecter les mensonges de toute. Si les mots peuvent mentir, l’r’gard l’peut pas. J’quitte ma place pour v’nir lui faire face. Ma main posée sur son épaule, mes yeux fixent les siens pendant qu’elle m’balance des détails. Ses mirettes me fuient. Trop de honte ; trop d’appréhension ; trop de crainte plutôt. Son corps commence à trembler légèrement. Elle arrive même pas à finir ses phrases. J’ai comme l’impression qu’elle revit la scène en live. La pauvre s’torture l’esprit. J’ai en assez entendu. J’suis définitivement certaine qu’elle dit vraie. Mes doigts d’libres viennent délicatement effleurer sa joue. J’sors un large sourire tentant d’la rassurer. « Je vois… Accroupis-toi derrière l’comptoir et attend mon retour… J’vais m’occuper d’son cas… » Une fois qu’elle est planquée, j’avance vers ma porte. L’lion en cage continue d’faire les cents pas. S’il est l’roi d’la jungle, j’suis la reine d’mon domicile. On va voir comment il va s’en sortir face à un dragon cracheur de feu. J’vais l’carboniser sur place. J’vais lui apprendre à considérer les femmes comme des objets. Il f’rait mieux d’les traiter comme des princesses. Surtout qu’là brunette en a toutes les caractéristiques.

J’ouvre à la volée. L’gringalet en sursaute et se fige. « Si tu cherches l'arrêt d'bus, c'est en face... Ici t’es d’vant un salon d’tatouage… » J’me moque d’lui d’entrée d’jeu. J’affiche un rictus en coin, fière d’mon attaque. Il s’laisse pas intimider et m’réplique savoir lire. Un joueur, j’aime ça. « Dans c’cas, t’as du voir qu’c’était fermé… Rentre chez toi et r’passe demain… » J’tente la diplomatie. Sur un malentendu ça peut marcher. Sauf qu’il a l’air d’vouloir défier mon autorité. Il tente d’jeter des regards par-d’ssus mon épaule et même de forcer l’passage. J’le bloque dans l’encadrure d’la porte. « Qu’est-ce t’as pas compris dans c’est fermé ?! » Et voilà qui s’met à m’insulter et m’menace d’faire fermer mon établissement si j’le laisse pas entrer. Il manque pas d’culot c’lui-là ! L’temps d’la diplomatie est terminé. L’dragon est d’sortie. J’le choppe par l’col de sa chemise hors de prix et l’plaque contre ma vitrine tout en plantant mes billes dans ses yeux. « Ecoute-moi bien merdeux. Si t’es habitué à claquer des doigts et avoir c’que tu veux d’papa et maman, sache que j’suis pas ta mère ! T’es chez moi ici ! Essaye seulement d’y foutre un orteil et j’appelle les flics pour violation d’propriété privée ! » Et moi j’menace pas, j’promets. L’lâche ma prise mais continue d’le fusiller du r’gard.

Il est tout rouge. Une pivoine sur pattes. J’vois qu’il bouillonne. Il serre ses poings. Il veut peut-être en v’nir aux mains. L’boucan a alerté mon voisin qui sort dehors. L’homme de deux mètres de haut s’approche d’nous. Il s’arrête à deux pas du branleur. « Un souci Amy ? » Sa présence me rassure. Il devrait calmer les ardeurs du gaillard. J’lui envoie un franc sourire. « Nan c’bon. C’garçon s’en va de toute. » L’brun m’lance un dernier regard furieux et tourne les talons sans dire un mot. « Et bonne soirée ! » J’peux pas r’tenir l’ultime pique. J’remercie mon voisin et r’tourne à l’intérieur. J’verrouille la serrure à double tour et avance vers mon comptoir. J’tends ma main à la fragile recroquevillée dans sa bulle. « Tu peux t’relever, il est parti… »

C’branleur représente tout c’que j’déteste : le fils à papa friqué pensant qu’il a tous les droits. J’me fous d’sa situation ; d’froisser ses fringues coûtant des centaines d’dollars ; d’blesser son égo de mâle alpha ; d’savoir si son père est ministre ou autre et compagnie. Les lois sont les mêmes pour tout l’monde. S’il est habitué à passer outre en jouant d’son statut ; à avoir tout c’qu’il veut en claquant des doigts ; ça marche pas avec moi. J’crains qu’une personne dans c’monde. Un p’tit bout femme rousse qu’j’appelle maman. En sa présence, l’dragon devient un mignon p’tit chat. Dommage pour lui, il lui ressemble pas assez pour s’faire passer pour elle. Physiquement pour sûr et davantage moralement. L’respect d’autrui est une base qu’Lara m’a enseignée. C’te notion passe par l’consentement. Et quand une fille dit non, c’est non. J’lui apprendrai la définition la prochaine qu’on s’croisera. J’suis certaine qu’il restera pas sur cette défaite. J’ai gagné une bataille mais la guerre fait qu’commencer.

J’suis encore sur les nerfs quand j’rentre dans mon salon. Ma journée est définitivement pourrie. Sans doute la pire d’mon existence. Enfin, j’exagère. Y a quand même du positif aujourd’hui : elle ; cette gamine ; cette fragile ; cette innocente d’apparence ; cet ange tombé du ciel. La simple vue d’sa bouille illumine mon visage. J’en oublie l’altercation et laisse un sourire rejoindre mes lèvres. Sourire sincère qui s’agrandit à son maximum quand elle saisit mes doigts. J’tire délicatement dessus pour la faire s’relever. « De rien. » J’estime avoir fait mon d’voir. Elle était en danger, la v’là sauvée. Du moins provisoirement. Nul doute que l’type va pas apprécier. Il risque d’lui faire payer mon audace. A bien y réfléchir, j’lui ai p’t-être pas rendu service. Après, demain est un autre jour. On s’en souciera plus tard. Autant savourer c’te victoire et profiter d’sa joie. J’suis ravie d’revoir son merveilleux sourire et d’découvrir son rire discret. J’comprends mieux pourquoi c’mec s’intéresse à elle. Elle est craquante quand elle rit. « Tant mieux ! S’il revient, j’saurai l’accueillir... » J’quitte son regard et lui montre ma basket du doigt que je remue légèrement. « J’lui botterai les fesses ! » Et j'pouffe. J’suis pas une femme violente malgré c’que mon look laisse présager. Faut juste pas m’chercher sinon on m’trouve. Enfin, on finit par trouver l’dragon cracheur de feu comme vous avez pu en témoigner.

Mon ânerie à l’mérite de la détendre. Assez pour qu’elle m’confie son prénom. Vrai qu’avec tous ces évènements, on s’est même pas présenté. « Enchantée Camille, j’m’appelle Amy. » En soi, elle doit probablement d’jà l’savoir. Mon nom est dans l’nom d’mon enseigne. Il est aussi écrit sur les cartes de visites posées sur l’comptoir. « Tu vas pouvoir rentrer chez toi tranquillement… J’vais t’faire passer par ma sortie d’derrière, des fois qu’l’imbécile ait décidé d’poireauter dans un coin… » On est jamais trop prudent. J’l’ai pas sorti d’ses griffes pour la r’mette dedans comme un boulet. J’l’invite à me suivre. J’ouvre le battant qui mène à la fameuse sortie : mon garage. Elle peut admirer ma Ducati rouge et le magnifique bazar autour. Si j’suis une manique de la propreté dans ma vie pro, j’suis une véritable bordélique en dehors. Chaque week-end, j’me dis qu’j’dois ranger pendant mon jour d’fermeture. Et chaque lundi, j’trouve toujours autre chose à faire. Souvent traîner avec mon bébé. J’saisis la poignée et pousse la porte. « Rentre bien ! Si t’as vraiment envie d’un tatouage, hésite pas à r’passer… Tu s’ras la bienvenue. » J’lui offre une bise amicale sur la joue.

L’soleil couchant m’aveugle avec ses rayons. Mon cerveau capte qu’l’heure est d’jà tardive. Sans doute trop pour laisser une si frêle demoiselle arpenter les rues de LA. La vielle a beau pas être réputée pour sa criminalité, on sait jamais. Puis j’avoue qu’j’ai envie d’rester encore un peu plus longtemps en sa compagnie. « T’habites loin au fait ?! Tu veux qu’j’te ramène ?! »