15 septembre 2018. Westside, Los Angeles.
June ouvrit un placard pour attraper un bol quand une avalanche de vaisselle lui tomba dessus.
«
Putain Jevaun, qu’est-ce que tu as encore foutu ?! »
L’éclat de sa voix couvrit à peine celui de la vaisselle. Verres, casserole, cuillères tintèrent en disharmonie en se brisant au sol. D’instinct, June rentra la tête dans les épaules au bruit. Elle se redressa aussitôt, le regard en feu.
«
Jevaun !! »
Elle se recula précautionneusement, un pas après l’autre. Elle grinçait des dents à chaque crissement sous ses semelles. L’étroite cuisine était devenue impraticable.
Elle inspira, prête à appeler son frère une troisième fois. Quelque chose la retint, instinct de sœur aînée peut-être. Elle traversa la pièce principale, une salle trop petite pour trois jeunes adultes, servant de salle à manger, de salon et de bureau aux trois habitants. Une paire de chaussettes traînait sur la table en bois usé, encombrée de textes griffonnés à la main, de factures, de relevés de notes, d’articles, de courrier non-ouvert.
June contourna la table sans la voir, remonta le couloir et ouvrit la première porte à droite, la chambre de son frère. Elle ne toqua pas, elle s’attendait à ce qu’elle trouva : une chambre vide.
L’idiot avait découché.
Elle allait partir plus tard que prévu au salon de tatouage. Cela voulait dire qu’elle serait en retard à sa réunion de production ensuite.
Tant pis.
Elle venait de jeter les derniers bris de verre quand elle entendit la sonnerie d’un nouveau message sur son téléphone.
« Yo Martisha. Qu’est-ce qu’il t’a pris de crier comme ça de bon matin ? Tu m’as réveillée… »
June ignora la question de sa sœur, occupée à lire la réponse qu’
elle lui envoyait à son message de la veille. Trop occupée, pas disponible pour la voir en ce moment.
«
M’aurait étonnée… » grommela la chanteuse.
« Quoi donc ?
—
Pas tes affaires. Je suis en retard, à plus tard Tamila. »
Elle s’empara de ses clefs de voiture, de sa veste, et elle quitta la maison en hâte.
La journée commençait à peine. Dans le quartier, les personnages âgées promenaient leurs chiens, les jeunes fuyaient leurs appartements étriqués pour traîner en ville, les mères de famille épuisées poussaient leurs premiers cris contre des enfants capricieux ou des maris abusifs. Les travailleurs étaient partis depuis bien longtemps, levés aux aurores pour ne rentrer qu’au crépuscule.
June ne voyait ni les reflets orangés sur les crépis usés, ni les éclats dorés sur le bitume abimé. A la radio, une batterie accompagnait la complainte d’un rappeur de renom. Elle tapait le rythme du doigt sur son volant, rappait ou chantait les paroles qu’elle connaissait.
Elle tourna à un feux et quitta la chaleur de Crenshaw pour la misère de Jefferson, ghetto du ghetto. Les rues sentaient la poudre et la coke. Tristement, June repensa à Akoni.
La misère passa.
Au-delà d’un pont, elle débarquait subitement dans la rutilance de
Downtown L.A. Les centre commerciaux, les banques, les centres d’affaire. Nulle transition entre les deux mondes, et pourtant, la barrière était évidente. Comme souvent, June claqua la langue d’agacement, jamais indifférente.
Le message qu’
elle lui avait envoyé plus tôt l’agaçait encore.
Indisponible, toujours indisponible.
Elle se gara à quelques mètres du salon de tatouage, mit un billet dans le parcmètre, se hâta vers la boutique. Elle vérifia l’heure. Encore.
Pourtant, quand elle poussa la porte, elle ne montra aucun signe de mauvaise humeur. La clochette annonça son arrivée, et elle adressa un sourire radieux à Sparrow, alors installée derrière le comptoir.
«
Yo Sparrow, quoi de neuf ? Je viens te distraire de ton ennui, » plaisanta-t-elle dans la foulée.
Elle avança tout droit vers le comptoir. Sa main glissa sur la surface et elle s’appuya sur son avant-bras, prit ses aises. Elle n’en était pas à sa première visite dans ce salon: Sparrow lui avait tatoué une amazone verte – l’oiseau de la Jamaïque – sur l’omoplate, qu’elle avait complété d’un motif floral qui remontait sur le haut de l’épaule droite de la jeune femme.
Parcelle après parcelle, June avait fait ajuster le motif.
Cette fois-ci, elle venait pour un nouveau tatouage.
«
Tu as deux minutes à m’accorder pour discuter d’un nouveau tatouage ? » Elle jeta un coup d’œil vers la salle annexe, d’où provenait le son d’une aiguille à tatouer et la voix d’une autre tatoueuse qui discutait avec une autre cliente. «
On peut faire ça rapidement si tu as d’autres trucs à faire. »
Elle haussa un sourcil, leva la main du comptoir, en un geste signifiant
it’s up to you, et sa paume retrouva ensuite la surface plane.