14 septembre 2018. Westside, Los Angeles.
Le son d’une basse. La mélodie d’une trompette. L’écho d’un piano.
June battait le rythme du pied. Elle marquait le contre temps de la tête. Elle saluait les clients du bar lorsqu’ils passaient devant elle. L’obscurité masquait ses traits. Personne ne reconnaissait la chanteuse, et c’était tout aussi bien ainsi. La pointe incandescente de sa cigarette brillait davantage quand elle tirait dessus, s’éteignait presque aussitôt, métronome lumineux, décalé par rapport à la musique.
June souffla la fumée. La vapeur grise s’éleva en des circonvolutions artistiques, où la lumière orangée d’un lampadaire se reflétait, imitée par les néons rouges du bar. La fumée disparaissait, et le manège recommençait.
June finit par écraser le mégot contre le mur, vida les cendres en un crissement désagréable et jeta le filtre dans la poubelle la plus proche. Elle réajusta sa veste noire sur ses épaules et rentra dans le bar.
Le propriétaire du bar l’avait prévenue que Charlie jouait aujourd’hui, et il n’avait pas menti.
Le bar était sombre. Les tables en bois s’entassaient un peu. Les lumières tamisées permettaient de mettre en vedette la scène sur laquelle se produisait la jeune femme en ce moment même.
June s’appuya contre un pillier et écouta la performance. Elle marquait toujours le rythme d’un balancement de la tête. Mélodie mélancolique.
Elle appréciait la profondeur des émotions transmises dans la musique. Elle profitait de la rondeur des notes, de la maîtrise d’un air réapproprié par la trompettiste.
Elle prisait encore plus les notes plus feutrées, plus caressantes ; légères comme le pas d’un chat.
Quand Eirlys lui avait montré le profil de la jeune femme sur
The Chart, June avait souri.
La mésaventure de sa meilleure amie l’avait amusée, le temps de découvrir qu’elle connaissait la mystérieuse bisexuelle qu’elle avait offensé.
A cette pensée, June secoua la tête. Elle revoyait les excuses de la blonde, la honte sur son visage pendant son récit.
Pourquoi était-elle là ce soir, à attendre que le concert se termine ?
Elle n’était pas sûre elle-même. Quelque chose dans le récit d’Eirlys l’avait touchée ; non pas pour son amie. Celle-ci savait gérer ses relations et assumer ses responsabilités sans l’aide de personne. Non, la colère de Charlie l’avait touchée.
Chat perdu, chat blessé.
Les dernières notes s’éteignirent et June se joignit aux applaudissements.
Son regard noisette accrocha Charlie et elle traversa la salle afin d’aller la retrouver backstage.
Elle contourna un serveur trop pressé, se glissa difficilement entre deux chaises trop serrées. Le bar était bondé, les chaises trop étalées. Elle mit un peu de temps à traverser la foule.
Un nouveau groupe s’installait à la place de Charlie, alors les clients en profitaient pour retourner au bar commander à boire ou à grignoter.
Un homme blanc, un peu trop grand, se leva juste devant June et lui bloqua l’accès vers la scène.
«
Oh, connard, tu vois pas que tu gènes ? » s’emporta l’afro-américaine.
« Tu devrais investir dans du savon pour nettoyer cette vilaine langue. Et tout le reste avec, » rétorqua l’homme avec mépris.
June releva le menton et oublia la raison première de sa présence ici.
«
J’ai pas le temps de botter ton petit cul plat de blanc, mais ton tour arrivera. »
Elle n’ajouta rien et s’éloigna, indifférente aux insultes qui pleuvaient sur elle.
Elle atteint enfin le côté de la scène. Un vigile empêchait les personnes indésirables d’accéder aux coulisses.
Un vigile noir comme l’ébène.
June eut un sourire.
«
Salut, Carl. Ça roule ? Ça fait un bail que j’étais pas venue, tu m’as manqué ! » salua-t-elle chaleureusement.
Elle avait chanté dans ce bar assez longtemps pour devenir amie avec le personnel.
Carl lui offrit une accolade, répondit joyeusement à son salut.
« June ! Bon retour petite sœur. Tu as déjà fini ta tournée ? C’est bon de te voir de retour à L.A. Qu’est-ce qui t’amène dans notre cave ?
—
Je viens voir Charlie. Tu veux bien me laisser passer en coulisse ?— Aucun problème, mais vas pas foutre la merde là-derrière ! »
June leva les mains et prit un air innocent, sourit et passa derrière Carl.
L’odeur d’alcool se renforça du côté coulisse, l’odeur de poussière accumulée aussi. Par contre, le bruit d’ambiance s’estompa. De l’autre pièce, June ne captait plus qu’un vague brouhaha. Elle se glissa dans la salle mise à disposition des artistes invités. Une sorte de salon, qui servait à la fois de salle de repos, de vestiaire et de salle de maquillage.
Nulle fenêtre au mur, et toujours la lumière tamisée, jaune orangé.
June poussa la porte sans frapper pour y trouver Charlie.
«
Salut Charlie, je te dérange ? »
Elle referma la porte derrière elle, sans s’inquiéter de la déranger réellement.
Revenir dans un des lieux où elle avait trouvé ses premiers fans, June était un peu perturbée.
Elle ne montra rien et adressa un sourire amical à Charlie.
Elles n’avaient jamais été proches, elles se connaissaient simplement de loin.
Pas suffisamment pour se détester.
«
C’était plutôt une belle performance ce soir. Tu maîtrises toujours autant ton instrument, ça fait plaisir à entendre. Si ça t’intéresse, je pourrais t’embaucher pour jouer sur quelques-uns de mes morceaux. »
Elle resta près de la porte et vint appuyer son derrière contre une table. Elle posa les mains sur le bois, un peu collant sous ses paumes, sans doute faute de propreté.
«
Enfin, ce n’est pas vraiment ce pour quoi je suis là. J’ai entendu dire que tu avais eu des problèmes avec des terfs, récemment. Je me suis dit que tu voulais peut-être en parler. Apparemment tu as rencontré une… une connaissance à moi, et je me suis dit que tu avais peut-être besoin d’une présence amicale en ce moment. »
Elle tapota des doigts sur le bois, et décida de ne rien ajouter.
Eirlys serait certainement fâchée d’être réduite au rang de « connaissance » mais vu les circonstances, June ne tenait pas à se tirer une balle dans le pied en disant qu’elle était amie avec quelqu’un que Charlie détestait.