sweet feelings • haniel

Il avait posé la question sans vraiment réfléchir au sujet, une partie de lui qu’il n’assumait toujours pas bavait un peu sur cette montagne, mais il le gardait bien pour lui. Alors il devait également avouer que la réponse de la rouquine ne changerait pas sa vie et qu’il comptait continuer à regarder le film, mais il n’en fut rien parce qu’Abigail avait toujours eu le don de le surprendre même sur le papier. Puis sa main se posa sur la sienne pour qu’il cessât ses attaques de chatouilles, il n’eut donc que le choix de s’intéresser à ses belles paroles.

Un cri de panique général résonna dans son crâne et il semblait que les pièces du puzzle furent enfin assemblées dans son esprit embrumé. Le repas à deux et la tenue travaillée de la jeune femme, la proposition du film, le fait de vouloir être ainsi contre lui. La bombe avait-elle aussi retiré une partie de son intelligence pour qu’il devînt aussi naïf ou était-ce seulement son état naturel le tournant au ridicule ? Il ne sut quoi répondre à Abigail et se redressa sur un coude pour la regarder. « Ce n’était pas une simple soirée film entre potes hm ? » C’était la première chose qui lui était venu et voilà que les images se mouvaient sans intérêt sur l’écran.

Non c’était ridicule, Arthur le lui aurait dit si sa petite sœur en pinçait pour lui, il ne l’aurait pas gardé pour lui pour le plonger ainsi dans l’embarras. Non, il ne pouvait le trahir de la sorte en tenant sa langue ou alors Abigail avait gardé tout ça secrètement pour elle et comme Aphrodite s’était contentée de le séduire derrière les regards. Alors comment n’avait-il pu rien voir ? « Depuis quand tu ne me trouves hyper-canon ? »

Était-elle allée trop loin ? S'il y avait une justice en ce monde, elle serait peut-être enfin fixée sur ses chances avec Haniel. bien maigres, de son point de vue. Un homme intéressé par une femme ne restait pas pendant si longtemps sans montrer le moindre signe de son intérêt. Il suffisait de voir Samuel et ses regards intenses qui donnaient l'impression à Abigail de fondre et de s'embraser tout à la fois pour le comprendre.
— Ce n’était pas une simple soirée film entre potes hm ?
Elle ne répondit pas. Elle ne répondit pas parce que ça faisait mal. Ca faisait mal d'être incapable d'autre chose que de duplicité, de ne pouvoir s'empêcher de tisser sa toile, d'être elle, tout simplement. Aurait-elle été plus douce, plus délicate, si elle n'avait pas été élevée par sa mère, mais seulement par l'amour inconditionnel de son père ? Parfois, elle brûlait de le savoir. Mais il était trop tard. Vingt-trois ans trop tard.
— Depuis quand tu ne me trouves hyper-canon ?
Abby redressa la tête. Elle lui devait une réponse après tout. Et s'il partait après, s'il fuyait, l'abandonnait... Peu importait. Il en avait tout à fait le droit. Qu'elle soit malheureuse comme les pierres ensuite ne comptait pas. Elle devrait juste s'arranger pour qu'il ne le sache pas. Parce qu'il serait peut-être capable de rester et faire semblant juste pour l'empêcher d'être triste. Elle ne voulait pas de ce genre de dévouement malsain, d'une tendresse forcée.
— Depuis le premier instant.
Sa voix ne trembla pas, son regard brun ne flancha pas en rencontrant celui d'Haniel. Sa nuque n'appréciait guère la contorsion qu'elle lui imposait pour que leurs yeux se rencontrent, mais elle n'en avait cure. Passion, tendresse, sérénité, tous s'exprimaient clairement dans la façon dont elle le caressait des yeux, dans sa voix aussi un peu voilée par l'émotion.
Elle avait l'impression de l'aimer depuis toujours.

Il n’eut aucune réponse à sa première question mais il lui était impossible de réfléchir clairement avec tout ce qu’il se passait actuellement dans son esprit, il ne pouvait aligner correctement deux pensées, l’incompréhension lui nouait le ventre. Leurs regards se rencontrèrent et la révélation d’Abigail éclata à ses oreilles avant de revenir en écho à ses tympans bourdonnants, comment n’avait-il pu ne rien voir et s’enfoncer ainsi dans une naïveté sans précédent ? Beaucoup aurait sûrement déjà pris la fuite pour mieux se planquer par la suite ou d’autres auraient sauté sur l’occasion pour s’emparer des lèvres tentatrices de la rouquine, mais Haniel était comme figé, sa bouche refusait tout bonnement de fournir des explications à la belle et se complaisait dans son mutisme pesant.

Il finit par s’asseoir dans une grimace à cause de sa prothèse et posa doucement sa main dessus comme s’il mettait le doigt sur le pourquoi de ce brouillard épais. Depuis son accident, la confiance avait déserté le campement pour laisser la honte prendre place. Depuis ce foutu bout de métal à la place de sa chère, il ne se voyait que comme un moins que rien qui ne méritait en rien de trouver une seconde moitié pour compléter sa vie. Il se voyait toujours comme la roue de secours. Ses doigts vinrent gratter l’arrière de son crâne dans un rire nerveux. « Je me sens con d’un coup. » Il l’était ça c’était sûr. « Je veux dire… » Il tourna la tête vers elle. « T’es magnifique, tu me laisses pas indifférent je peux te le dire, mais comme t’es la sœur d’Arthur, que c’est compliqué… » Il s’embrouillait complètement.

Le laisser se rasseoir fut un déchirement, mais Abigail n'avait pas imaginé une seule seconde qu'il resterait près d'elle après ça. Et en même temps, elle avait eu besoin de parler, l'emprise des sentiments l'étouffant désormais un peu moins. L'amour qu'elle ressentait pour Haniel n'était pas un de ceux qu'elle chérissait, parce qu'il était chargé de non-dits, de secrets, plein d'une douleur potentielle qu'un choix ou l'autre pourrait bien relâcher, et elle ne parvenait pas à s'y résigner. Elle ne parvenait tout simplement pas à concilier ses sentiments pour Haniel et sa tendresse pour Arthur, sans compter son désir bouillonnant pour Samuel, qui ne faisait que compliquer les choses en la poussant à se languir sous son regard couleur de glace.
— Je me sens con d’un coup. Je veux dire… T’es magnifique, tu me laisses pas indifférent je peux te le dire, mais comme t’es la sœur d’Arthur, que c’est compliqué…
À n'importe quel autre moment, elle aurait été ivre de joie en entendant ce compliment. Mais là, il ne faisait que plus mal : Abigail savait que beaucoup d'hommes auraient succombé rien que pour son corps, et que nombre d'autres auraient été conquis par l'addition de l'esprit au corps. Et pour Haniel, ni l'un ni l'autre ne suffisait. « Tu es belle, mais... » c'était la pire chose qu'on puisse dire à une fille en amour.
— Je ne te demande rien.
Elle avait parlé d'une voix douce, mais il y avait dans son ton une certaine distance, qui ressemblait terriblement à de la résignation. Elle ne le regardait pas, ses yeux sombres fixés sur ses mains crispées l'une contre l'autre.
— Je ne te demande pas de m'aimer en retour. Vraiment. Je ne m'attendais pas un instant à ce que ça se passe comme dans les livres, mais je ne peux m'empêcher d'aimer, pas plus que je ne peux m'empêcher de respirer. Ces sentiments, tu peux en faire ce que tu veux, t'y ouvrir ou les ignorer. Je ne te forcerai jamais à choisir l'un ou l'autre.
Chaque mot lui coûtait, parce qu'elle sentait qu'ils contribuaient à bâtir un mur entre Haniel et elle. En cet instant, elle remerciait à genoux les cours d'expressionisme qu'elle avait pris pendant les dernières vacances à la CalArts ; sans cela, elle aurait été incapable de s'empêcher de pleurer. Mais elle était forte, plus forte que ça, et tenait la bride à ses émotions. Il serait temps de les laisser s'exprimer. Plus tard. Quand il serait parti. Il n'avait pas à voir ça.

Il n’en pouvait plus de ne pas savoir manier correctement les mots et de les voir se heurter dans une démarche maladroite, il en avait plus qu’assez de voir ses défauts mener à mal sa vie qu’il tentait tant bien que mal de sauver de la noyade. Et là, voilà que la situation lui échappait encore, il pouvait sentir les ficelles lui glisser entre les doigts alors que son regard se posait sur les doux traits de la rouquine. Il était furieux contre lui-même et contre Arthur qui n’y était en soi en rien coupable dans cette affaire, mais peut-être aurait-il pu lui mettre la puce à l’oreille ? Non, non il devait arrêter de constamment s’appuyer sur les autres, il se devait de redevenir cet homme indépendant qu’il avait été à l’armée, il devait prendre ses propres décisions et assumer ses propres conséquences plutôt que de toujours se planquer derrière une innocente personne.

Ses yeux s’écrasèrent sur les mains crispées d’Abigail et il vint s’en saisir presque par réflexe, de peur qu’elle ne se fît mal par sa faute. Il aurait souhaité les garder plus longtemps entre les siennes, mais il ne voulait pas l’effrayer alors finit par finalement les libérer. La chaleur fantôme de sa peau contre la sienne le hanta pendant une poignée de secondes mais fut chassée par ce vent de paroles qui souffla violement à ses oreilles. Que devait-il faire ? Prendre la fuite comme un lâche ? Il s’y refusait, il était venu pour passer du temps avec elle, forger des liens bien plus forts, bien plus solides que l’encre sur le papier, mais voilà que tout s’effritait et il avait peur de la suite.

Le dernier son mourut et le silence prit place dans son trône. Haniel ne cessait de la regarder dans une tentative désespérée de capter son attention, en vain. Parler ? Il avait bien trop peur de lui briser le cœur sans le vouloir, un mot pouvait être bien plus mortel que n’importe quelle balle. Il lui coûtait de la voir dans cet état, se murer derrière ce masque qui lui donnait l’illusion d’une statue de marbre. « Abigail. » Il fut lui-même surpris par le ton puissant de sa voix mais le fut d’autant plus quand cet élan de courage le frappa de plein fouet. Sa main vint se glisser dans cette crinière qu’il avait toujours souhaité toucher et apprécia cette douceur qui accueillit ses doigts aventureux. Et puis là, la peur sur le bas-côté de son esprit affolé, Haniel se pencha vers elle pour se saisir de ses lèvres dans un baiser inattendu.

Abigail détestait quand elle était comme ça. quand elle ne pouvait s'empêcher de voir les points faibles, les défauts dans la cuirasse, et la manière de s'en servir pour prendre l'ascendant sur les autres. Elle en avait mal, parce qu'il lui fallait toute sa volonté pour ne pas céder, pour ne pas devenir une arme, pour ne pas faire de mal. Si Dieu existait et s'il avait voulu incarner l'image du pieux chrétien toujours à l'embranchement entre le courage de faire le bien et la tentation de faire le mal, Abigail aurait été cette incarnation.
— Abigail.
Elle ne répondit pas, et en apparence ne réagit pas. À l'intérieur de son crâne c'était la tempête, à l'extérieur elle était lisse et inexpressive, la bride serrée plus dur que jamais sur ses émotions. Si elle avait monté à cheval comme elle se contenait en cet instant, le moniteur l'aurait proprement démolie, et interdite de selle jusqu'à la fin de ses jours. Mais ses sentiments n'étaient pas un cheval, ou un autre animal qui aurait pu être blessé. Ses sentiments étaient à elle, et si elle choisissait de se faire souffrir, eh bien, c'était son choix, sa liberté.
Le baiser la surprit, et la laissa pantelante en un instant. Son cerveau se prit un gros coup de pied au cul, et son corps et son coeur prirent instantanément les commandes. Haniel l'embrassait et c'était aussi merveilleux que dans ses rêves, mais d'une manière bien différente. Il y avait une hésitation sur ses lèvres, et tout un monde de tendresse, alors qu'elle n'avait imaginé ni l'un ni l'autre. Cela ne faisait que le rendre plus touchant.
Elle noua ses bras dans sa nuque pour avoir l'illusion de l'empêcher de s'éloigner d'elle - il aurait brisé cette étreinte sans effort s'il l'avait voulu - et s'ouvrit à lui, sa langue caressant et taquinant les lèvres enfin offertes à ses attentions. Elle sentait son coeur battre si fort dans sa poitrine qu'il faisait mal.
Toutes les bonnes choses avaient une fin ; celle du baiser vint trop vite à son goût. Si son corps n'avait pas eu d'instinct de survie, elle serait tombée d’asphyxie plutôt que de cesser de l'embrasser. Mais elle avait un instinct de survie, aussi recula-t-elle son visage, de très peu, juste quelques centimètres, pour poser sur lui un regard qui voulait tout dire, doux comme une caresse, avide de plus, et pourtant hésitant, empli de questions, de doutes, de craintes.
— Haniel...
C'était son tour de dire son prénom, d'une voix tendre certes, mais basse comme un chuchotement, hésitante. Elle ne savait pas ce qu'il attendait d'elle maintenant. Était-ce un baiser de consolation, pour lui offrir au moins cela avant de partir, ou le début de quelque chose, quelque chose de doux et tendre ? Elle ne savait pas. Elle n'aurait su dire, pas même si elle avait été capable de penser avec cohérence en cet instant.
— Dis-moi... S'il te plaît... Dis-moi ce que tu veux, maintenant.
Sa voix était comme une prière, et son regard aussi, incapable de se détourner de lui.

Ses lèvres étaient une invitation à l’absolue libération de ses sens, douces et sucrées par le rosé qu’ils venaient de partage, il s’y abreuva pour étancher cette soif nouvelle et manqua de sursauter en sentant ses bras s’enrouler autour de son cou mais il ne fit rien pour s’en échapper. Une partie de lui ne cessait de se demander du pourquoi du baiser et des conséquences à envisager, mais Haniel les fit rapidement taire jusqu’à qu’Abigail ne décidât de s’éloigner pour plonger son regard dans le sien. Elle prononça son prénom et il frissonna avant de se passer le pouce sur le bout des lèvres, un réflexe nerveux qu’il avait gardé de son enfance.

Il l’écouta sans l’interrompre et vint saisir son menton de son index et de son pouce, admirant la beauté de ses traits et se rappela des anecdotes de son frère d’armes, sa sœur ne cessait d’envoûter tout homme et femme qu’elle croisait, il crut enfin comprendre pourquoi. Derrière cette beauté innocente se cachait une toute autre déesse qui en un claquement de doigts pouvait capturer l’attention de quiconque. De peur que ses mots ne le trahissent, l’ancien militaire lui vola un second baiser avant d’inspirer profondément. Il aimerait partir dans un coin de paradis qu’eux seuls connaîtraient, il aimerait la chérir le temps d’une nuit mais ce n’était pas une simple fille qu’il venait de rencontrer. Abigail Forest avait une place particulière dans son esprit et dans son cœur capricieux.

« Je veux essayer. » Il la regarda sans sourciller et libéra son menton dans un sourire qu’il ne put empêcher d’être maladroit. « Voir si ça peut coller entre nous tu vois ? Je sais que t’es une grande romantique, alors pourquoi pas commencer doucement hm ? J’ai pas envie de brusquer les choses. » Il s’exprimait comme un adolescent et il se trouvait ridicule, mais il ne voyait pas comment l’expliquer autrement. Il avait peur de se précipiter et qu’ils se détruisent dans cet élan, il préférait garder le contrôle et y aller progressivement, il espérait seulement qu’Abigail n’y verrait pas une sorte de refus.

Après combien de baisers l'effet qu'il lui faisait allait-il diminuer ? Cent ? Mille ? Jamais peut-être. Dans ses bras, elle se sentait faible, délicieusement faible, exactement comme elle l'avait écrit encore et encore dans les romans d'amour qu'elle envoyait aux éditeurs dans l'espoir d'être publiée un jour. Elle s'y accommoderait parfaitement si la sensation ne disparaissait pas. C'était un délice, tout simplement. Jamais elle ne s'était sentie aussi protégée, aussi en sécurité.
— Je veux essayer. Voir si ça peut coller entre nous tu vois ? Je sais que t’es une grande romantique, alors pourquoi pas commencer doucement hm ? J’ai pas envie de brusquer les choses.
Prendre le temps. D'accord. Message reçu. Heureusement qu'elle ne perdait jamais totalement le contrôle d'elle-même - sauf en présence d'un certain professeur auquel elle n'avait absolument pas envie de penser à cet instant - parce que sans ce précieux contrôle, elle l'aurait déjà déshabillé et serait en train de déployer tout son art pour le séduire d'une autre façon. Mais il voulait prendre son temps, alors ils le prendraient, même si elle brûlait d'impatience.
Il voulait de la patience, alors patiemment elle déposa une pluie de baisers sur son visage et son cou, ses mains caressant sagement les siennes, sans se jucher à califourchon sur lui comme elle l'aurait voulu. Elle se montrait paisible, mais pas aussi parfaitement qu'elle l'aurait pu, préférant dans ses gestes lui faire miroiter un peu de ce feu qu'elle avait en elle.
— Je t'aime...
Elle lui fit cette confession dans un soupir, soulagée de cet aveu trop longtemps retenu, sans cesser ses baisers. Ce n'était pas une joie ivre et débordante qu'elle ressentait, mais rassurante et calme, douce aussi, infiniment et profondément douce.